Affichage des articles dont le libellé est James Benning. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est James Benning. Afficher tous les articles

dimanche 20 février 2011

les années 00

Dix indispensables :

A l'ouest des rails - Wang Bing
As is was moving ahead occasionnally i saw brief glimpses of beauty - Jonas Mekas
Blissfully yours - Apichatpong Weerasethakul
Elégie de la traversée - Alexandre Sokourov
En avant jeunesse - Pedro Costa
Inland Empire - David Lynch
Sogobi - James Benning
Ten - Abbas Kiarostami
Ten skies - James Benning
The white diamond - Werner Herzog

Quelques essentiels (21) :

Frownland - Ronald Bronstein
Hunger - Steve Mac Queen
Intervention divine - Elia Suleiman
L'heure du berger - Pierre Creton
La mort de Dante Lazarescu - Cristi Puiu
Le nouveau monde - Terence Mallick
Les amants réguliers - Philippe Garrel
Lettre d'un cinéaste à sa fille - Eric Pauwels
Manderlay - Lars von Trier
Marseille - Angela Schanelec
Merde - Leos Carax
Mulholland drive - David Lynch
Nuages de mai - Nuri Bilge Ceylan
One way boogie woogie / 27 years later - James Benning
Plaisirs inconnus - Jia Zhang-Ke
Platform - Jia Zhang-Ke
Saraband - Ingmar Bergman
Shara - Naomi Kawase
Sub - Julien Loustau
Syndromes and a century - Apichatpong Weerasethakul
The brown bunny - Vincent Gallo

Et d'autres superbes (35) :

24 city - Jia Zhang-Ke
A bord du Darjeeling Limited - Wes Anderson
Black Book - Paul Verhoeven
Boulevard de la mort - Quentin Tarantino
Ce vieux rêve qui bouge - Alain Guiraudie
Dans la chambre de Vanda - Pedro Costa
Dans le noir du temps - Jean-Luc Godard
El bonaerense - Pablo Trapero
Encounters at the end of the world - Werner Herzog
Eurêka - Shinji Aoyama
Femme fatale - Brian de Palma
Goodbye Dragon Inn - Tsai Ming Liang
I don't want to sleep alone - Tsai Ming Liang
Inland - Tariq Teguia
Je veux voir - Joana Hadjithomas & Khalil Joreige
Keane - Lodge Kerrigan
Kill Bill - Quentin Tarantino
L'enfant - Luc & Jean-Pierre Dardenne
La colonie - Sergei Loznitsa
La famille Tenenbaum - Wes Anderson
La libertad - Lisandro Alonso
La main - Wong Kar Wai
La nuit nous appartient - James Gray
La religieuse portugaise - Eugène Green
Land of the dead - George Romero
Le miroir magique - Manoel de Oliveira
Le temps qu'il reste - Elia Suleiman
Pau et son frère - Marc Recha
Sobibor - Claude Lanzmann
Tetro - Francis Coppola
The limits of control - Jim Jarmusch
Two lovers - James Gray
Un film parlé - Manoel de Oliveira
Woman on the beach - Hong Sang-Soo
Yi yi - Edward Yang

mardi 9 novembre 2010

RR - James Benning (2007)

RR est composé de 43 plans où passent des trains. James Benning joue sur plusieurs variables : la vitesse du train, le nombre de wagons, leurs couleurs, leur hauteur, la distance de la caméra à la voie ferrée, le bruit que produit le train en entrant dans le champ, son parcours dans l’espace (est-ce qu’il vient vers nous, est-ce qu’il s’éloigne, est-ce qu’il traverse ?…). Ces variables se multiplient, et ces 43 trainspottings sont une petite partie éloquente de l’infinité des points de vue possibles.

On peut voir le film comme un hommage au cinéma, bien sûr. C’est ainsi qu’il a commencé, à La Ciotat avec les frères Lumière. Et ce commencement se démultiplie. Longue vie d’un art dont on ne peut faire le tour.

En prenant le train comme sujet, Benning cartographie le paysage américain : champs, lacs, rivières, déserts, montagnes, zones industrielles, bourgades… Le train agit comme le révélateur de cet espace, en sciant d’une ligne claire une étendue polymorphe.

Le train est comme un sablier : c’est lui, c’est le temps qu’il met à sortir du plan, qui détermine le temps de l’observation de cet espace. Après son passage, la vision se referme. Et pourtant, son entrée dans le champ souvent couvre, cache une partie de l’espace. Le son qu’il fait, également, prend le pas sur le son commun du lieu choisi. Mais c’est bien parce qu’il est modifié que le paysage nous interpelle. Parfois, après le passage d’un train, une illusion d’optique se crée : le paysage semble bouger, vibrer, tourner.

De cette succession de points de vue fixes figurant les mouvements des trains, naît l’impression d’un voyage. Mais un voyage qui ne serait pas une simple ligne sur une carte : un voyage étoilé, multidirectionnel, fait d’arrêts ouvrant vers des ailleurs.


Le train est une abstraction. Il contient, à sa façon géométrique, les besoins des populations dispersées. Ce qu’il contient, nous ne le savons pas : nous voyons simplement des blocs de couleurs serpenter à travers les paysages américains. On a, voyant tous ces trains passer, l’impression d’une charge, d’un surcroît de matière.

Et puis le dernier train s’arrête dans le champ, entouré d’éoliennes et de pneus à l’abandon. Le bruit du vent dans les éoliennes recouvre celui du train. Ce dernier plan est comme le cimetière d’une civilisation. Benning marque la fin d’une ère.


Pour connaître chaque emplacement de chaque prise de vue : http://newfilmkritik.de/archiv/2008-02/rr-location-list/

samedi 6 novembre 2010

Casting a glance - James Benning (2007)

Casting a glance est un film sur la Spiral Jetty de Robert Smithson. Une jetée en spirale, composée de rochers de basalte, sur un lac de l’Utah dont l’eau semble rouge. Construite en 1970 alors que le niveau du lac était particulièrement bas, elle disparut pendant 30 ans, puis ré-émergea en 2004.

Cette jetée, dans sa forme même, modifie notre perception de l’espace. L’horizon n’est plus loin devant, mais à l’intérieur. Le paysage semble s’être replié sur lui-même, ouvrant à l’intérieur de lui son étendue, son infini.

Et cet espace de la spirale est l’occasion pour James Benning de démultiplier les angles de vue. A chaque fois, à chaque retour vers l’œuvre, un angle différent est possible. Car la spirale ouvre l’espace.

Casting a glance, cela veut dire jeter un coup d’œil. Et c’est tout ce que l’on peut faire face à une telle œuvre, qui a pour unique qualité d’être là, sans permanence, possiblement submersible. Celui qui passe rapportera ce qu’il a vu ce jour-là : de la neige, un oiseau, rien, de l’eau, un chien, du sel, etcetera. C’est un peu comme si la Joconde avait été peinte avec des peintures très volatiles, farceuses, et que les singapouriens ayant fait des milliers de kilomètres pour la voir au Louvre puissent ne rien voir le jour de leur visite, ou seulement une petite tache verte sur le mur.

En fait, la Spiral Jetty est un repère. Smithson a marqué un lieu d’une œuvre que les gens viennent voir – mais les gens, au final, ne voient que le lieu. Et c’est alors le paysage qui existe, qui prime sur l’œuvre. (On vient rarement au Louvre voir l’état du papier peint, et pourtant c’est aussi ce que l’on voit – en fait, on vient au Louvre voir Paris, comme on vient à l’Empire State Building voir New York.)

Aussi Benning ne peut-il livrer qu’une collection de moments variés. Le temps de l’œuvre, et sa durée, dépassent largement toute perception humaine singulière. C’est la somme des collections d’impressions autour de la Spiral Jetty qui font son histoire. Par ses multiples venues, le cinéaste livre un fragment de cette histoire.

La question que pose l’œuvre (et le film, par extension), est celle du spectateur. Le spectateur est ici celui qui expérimente. Qui reporte ce qu’il voit à un moment donné d’un lieu particulier. La subjectivité n’est plus seulement liée aux êtres, à leur vécu, à leur culture ou à leur sensibilité, mais aussi aux circonstances.


jeudi 4 novembre 2010

correspondances

A noter que ce plan d'Utopia est le lieu où se déroule The Wild Blue Yonder de Werner Herzog, supermarché au croisement de deux routes ayant fait faillite malgré ses rêves de grandeur (et construit par les extraterrestres, selon Herzog).

A noter encore que cette ruine figurant dans Utopia, je l'ai prise en photo l'année dernière en voyageant dans l'Ouest américain.

Utopia - James Benning (1998)

Utopia est un piratage. James Benning reprend l’intégralité de la bande-son du film de Richard Dindo sur le journal de guérilla bolivienne de Che Guevara, et l’appose aux images d’une Californie désertée, à l’abandon, et militarisée. La voix du Che devient un fantôme planant sur les paysages vides, cartes postales sans sujet (ou technique de la carte postale appliquée cinématographiquement à des sujets qui n’en seraient pas l’objet). La bande-son hante le film, infiltre ces images, s’insinue.

Non sans humour. Quand le Che dans son journal s’inquiète pour son futur, essayant d’imaginer une vie hors-guérilla, Benning filme une villa luxueuse. Quand il dit : « it’s a black day for me / everything seems normal », le cinéaste choisit un plan sur un casino de Las Vegas en forme de sphynx. Et quand le Che parle d’un instituteur qui posait beaucoup de questions sur le socialisme, Benning choisit de montrer un champ d’éoliennes bien alignées.

Ce que nous voyons alors est un monde qui aurait raté le coche d’une révolution plus vaste. Et on se prend à imaginer ce à quoi aurait ressemblé les paysages californiens si la guérilla bolivienne avait abouti à une victoire.

Pour James Benning, le paysage semble porter deux mémoires : celle de ce qui a eu lieu, et celle de ce qui n’a pas lieu. Regarder, c’est pré-voir les possibles. Et si Benning confronte la pensée de l’action politique aux images des casinos (entre autres), c’est pour les opposer bien sûr, mais c’est aussi pour parler de la vastitude. Il y a, dans ces espaces vides, une place pour quelque chose qui n’a pas encore lieu. Une place pour une insurrection, par exemple. Si l’utopie Las Vegas tient encore, il n’y a aucune raison pour que l’utopie socialiste ne prenne pas. Benning le sait d’autant mieux qu’il vient de réaliser Deseret, contant l’histoire de l’installation des Mormons dans ce qui deviendra l’Utah – ou comment une communauté sectaire, minoritaire, s’est imposée dans le paysage américain.

Le cinéaste réalise ainsi un grand film internationaliste. La bande-son du documentaire de Dindo est peuplée de cris d’oiseaux tropicaux, qui se trouvent soudain transportés jusqu’en Californie. Quand on entend la pluie, Benning filme la pluie californienne : c’est le même ciel, c’est son partage. La parole du Che confinée à un cahier, et les actions d’un petit groupe de guérilleros affamés, trouvent un prolongement par le manque : elle n’a plus lieu, mais rien n’a lieu. Et Benning de montrer comment un acte isolé, singulier (échouant qui plus est), nous parvient encore.

Utopia est un film sur l’universel. Et disant que l’universel n’a rien à voir avec le nombre ni avec le succès. C’est autre chose. C’est la qualité fantomatique de quelques pensées et de quelques actes, nous rappelant ce que notre monde n’est pas, mais pourrait être.

lundi 1 novembre 2010

Used innocence - James Benning (1988)

Used innocence est un film intime, autobiographique, qui trouve dans la rencontre avec un fait divers son point d’incarnation. James Benning, en pleine rupture amoureuse, s’intéresse au cas de Lawrencia Bembenek, arrêtée pour le meurtre de l’ex-femme de son mari. Ils s’échangent des lettres, lues sur fond de ciels. Ils se racontent. Lui envoie en prison sa détresse, sa peine. Elle transmet à l’extérieur ses difficultés quotidiennes. Dans cet échange, le film fait peau. Le film est ce qui sépare le cinéaste de son sujet, et il est la surface où chacun affleure. On apprend autant sur le cas Bembenek que sur le cas Benning. Used innocence est un révélateur, un plan d’hypothèses : l’innocence de l’une et sa remise en liberté, la recouvrance de l’autre, la sortie de crise. Deux mouvements : Benning renvoie vers l’intérieur (la prison) ses affects ; Bembenek fait éclater dans le monde ce qu’elle est contrainte de garder pour elle. Benning recouvre le film, Bembenek en est la chair.

Used innocence reprend le procédé de Landscape suicide : faire jouer à des acteurs des dépositions, et montrer une ville qui semble vidée de ses habitants, comme gangrenée par la honte. Le cinéaste ajoute à cela des plans incongrus sur des objets étranges (une perruque, un tuyau, un trou dans un mur), auxquels il greffe des sons qui ne leur correspondent pas. Ce sont comme des indices ponctuant le film, comme la matérialisation d’un mystère, d’un inconnaissable.

dimanche 31 octobre 2010

American dreams - James Benning (1984)

Quatre histoires en résonance : celle de Hank Aaron, joueur de base-ball noir américain à l’ascension fulgurante, figurée par une collection de cartes à son image collectionnées par James Benning ; celle de Arthur Bremer, qui projeta d’assassiner Nixon et finit par blesser le gouverneur Wallace, et dont le journal défile au bas de l’écran comme un sous-titre coulissant ; celle de la politique américaine de cette période, au travers de quelques discours de ses représentants ; celle de la musique populaire en quelques chansons-clefs.

A l’endroit des cartes, ce sont les discours politiques – à l’envers, les chansons. La culture populaire est le double-fond des films de Benning. Les rêves américains sont divers : on peut réussir, on peut aimer, on peut aussi tuer. La menace sous-tend les rêves. Des messages de haine glissent au côté des icônes nouvelles.

L’assemblage est malin et souvent très expressif, mais cela tourne au procédé. Rien n’échappe à cette suite. Il y est uniquement question de montage d’images figées et de sons récupérés. Les années décrites par le cinéaste surgissent comme des boutons de fièvre, mais le temps interne de chacun de ces éléments mis en présence semble trop contrôlé, atrophié pour surprendre. On ne voit pas éclater ces années. Malgré sa complexité structurelle, le film reste une simple évocation.

samedi 30 octobre 2010

Him and me - James Benning (1982)

Comme dans Grand Opera, les acteurs ne jouent pas ce que la bande-son nous laisse croire. Il y a des paroles, mais leurs lèvres ne bougent pas. Des voix qu’on pourrait leur attribuer, tant leurs corps semblent dire la substance de ces paroles. Dès lors, le son n’est plus un attribut de l’image, il n’est pas non plus un hors-champ, mais il est une autre réalité. Benning travaille le son comme une seconde mise en scène, comme un second espace d’incarnation.

Dans les nombreux plans tournoyants sur les paysages suburbains, le cinéaste utilise une autre dimension de la bande-son : la musique comme marque temporelle. Si la date s’inscrit sur l’image, le spectateur se doute qu’elle n’a rien à voir avec la date effective du tournage. La date est celle de la musique qu’on entend, de l’histoire qui nous est contée. Le son devient le hors-champ temporel, fantomatique, d’une époque disparue. Travail qui trouvera sa forme la plus parfaite dans le magnifique 27 years later en 2004.

Him and me est un parcours musical, sexuel et politique. Deux voix : un homme qui a fait l’expérience de la violence et mourra ; une femme qui s’émancipe. Des bruits : procès télévisés, Mac Carthy, les otages iraniens, la guerre du Vietnam. Et les images d’une ville qui ne semble rien dire. Une ville qui, comme les corps aux paroles insoupçonnables, renferme plus qu’elle ne laisse paraître. Elle rend possible tout cela (désir, violence, politique), mais ne se dénonce jamais. Telles les villes filmées plus tard dans Landscape Suicide : il y a eu des meurtres commis ici, et cela semble possible, mais cet ici reste muet, insoupçonnable, sans causalité.

James Benning n’a eu de cesse, dans ses premières années de cinéma, de faire parler l’espace. Et s’il ne révèle au début que son mutisme, il finit par comprendre son langage et par le retranscrire avec sa trilogie californienne (Los, Sogobi, El valley centro). Les années 2000, chez ce cinéaste, sont la fin d’un grand secret, et le début d’une parole très vaste.

mardi 26 octobre 2010

Grand Opera (a historical romance) - James Benning (1979)

Dans Grand Opera, on entend cette phrase :

This film is not about you,

It’s about his maker.

Plus qu’une blague, plus qu’une provocation, c’est une clef, je crois, pour comprendre l’extrême singularité du cinéma de James Benning. Ca ne caresse pas, ça ne suggère rien, c’est du cinéma qui presse et tord. C’est une vision qui s’impose.

Grand Opera est l’histoire d’un jeune homme qui arrive dans une ville avec un nombre en tête, dont la transcription est infinie. Il le précise chaque jour un peu plus dans un petit livre rouge. La ville est menacée. Deux avions vont surgir dans le ciel, et il y aura une explosion et un nuage en forme de champignon au-dessus des buildings. Si le nombre est découvert dans son entièreté (si l’infini est saisi dans sa totalité), tout s’écroule.

Le film est un montage de paroles et d’images – paroles prophétiques, alphabets, chansons, histoires macabres, images d’une ville en chantier, de cactus, d’immeubles, de chambres à coucher et d’enfants. C’est une série d’essais (plans giratoires, montage frénétique, superpositions dissonantes de sons et d’images, découpage désordonné des plans de One Way Boogie Woogie…), où Benning se débat si fort avec son esprit conceptuel que chaque idée, chaque tentative, est minée de l’intérieur par l’absurde.

A mon sens, pas la plus grande réussite du cinéaste.

dimanche 24 octobre 2010

One way boogie woogie / 27 years later - James Benning (1977 / 2004)

En 1977, dans la région de Milwaukee, James Benning tourne One Way Boogie Woogie. Soixante plans fixes d’une minute chacun, soixante sketches, au sens à la fois d’esquisses et de slapsticks.

Esquisses, parce que ce sont des plans qu’on pourrait détacher les uns des autres, mais qui mis bout à bout forment un tout. Ils n’ont pas l’ampleur de paysages (il s’agit d’un mur, d’une façade, d’une rue, d’un parking, d’une cheminée), et cependant leur nombre, leur accumulation, fait paysage. Fait voyage, ou carnet de croquis – ce sont soixante observations, soixante arrêts.

Pourquoi s’arrêter là ? Pourquoi choisir ce mur, cette maison, ce tas de ferrailles ? La raison est souvent plastique. Des couleurs des bâtiments et de leurs formes, naît une géométrie que le cadre cinématographique synthétise en plan. One Way Boogie Woogie est bien plus qu’un clin d’œil au Broadway Boogie Woogie de Piet Mondrian.

Slapsticks aussi, parce que Benning cherche à ce qu’il se passe quelque chose dans la minute de chacun des plans de son film : c’est l’irruption d’un enfant, c’est une bouteille qui vient se briser contre un tas de briques, c’est une voiture qui freine brusquement et dont le klaxon ne s’interrompt plus… Le cinéaste met en scène l’inattendu : des premières secondes méditatives surgit nécessairement une fulgurance, une épiphanie qui vient clore le plan.

On voit alors beaucoup de femmes et d’enfants, qui sont autant de créatures naissant à la vision. Quelques machines aussi, plus monstrueuses. Et le surgissement d’une violence, latente, à chaque plan. Des effets de lumière, des assombrissements soudains, des transparences inattendues au passage d’une voiture. Tout participe à saisir cette violence. Le son aussi, n’annonçant pas l’image, mais l’invitant à se transformer : ainsi face à un tas de gravier entend-on le bruit d’un train, et le spectateur pense qu’un train va traverser le plan, mais il voit un enfant traînant derrière lui un jouet à roulettes. Il s’agit donc de filmer le paysage, mais aussi d’incarner par des figures marquantes ce qui le traverse.

James Benning, dans cette captation d’une réalité non seulement cadrée mais aussi mise en scène, habillée, illustrée, dit quelque chose de Milwaukee bien sûr, mais aussi des années 70 et de lui-même dans ces années : on sent son désir de jeune homme, on sent son humour, son envie de ne pas passer inaperçu, de proposer un cinéma à la fois moderne et lisible par tous, radical et séduisant. Il y a là, avec le monde filmé, un rapport d’affrontement, acerbe et politique, où la partie peut encore être gagnée.

One Way Boogie Woogie 27 years later est, comme le titre l’indique, le même film, 27 ans plus tard. Benning reprend plan par plan son film de 1977 en 2004. Et ce qui se produit est sidérant. Ce sont deux époques en duel, années 70 contre années 00, un jeu des sept anomalies mélancolique et grinçant.

Le paysage a changé, la région semble avoir été désertée, les maisons abattues, le drapeau américain est devenu mité. Au premier plan, au lieu du surgissement d’un enfant, c’est un jeune homme qui court et regarde derrière lui – on imagine qu’il a volé quelque chose. Au deuxième plan, au lieu d’une sirène, une vieille peau. Et ainsi de suite. Au lieu d’un Mondrian, un portrait de chien. Le paysage est aussi devenu beaucoup moins rouge...

Benning a conservé la bande-son des plans de 1977 pour l’imposer à ceux de 2004. C’est pour le spectateur un repère. Où l’on entendait des oiseaux dans un arbre, on voit un terrain vague ras. Où les voitures ne cessaient de passer, c’est une rue déserte, une rue de ville abandonnée. Le son correspond tellement peu à ce que nous voyons qu’il finit par créer l’illusion d’un hors-champ – mais ce n’est pas un hors-champ spatial, c’est un hors-champ temporel. Un hors-champ de 27 ans, comme un fantôme, comme le passé en surimpression.

4 corners - James Benning (1997)

4 Corners, c’est le point de jonction entre les 4 états du Colorado, du Nouveau Mexique, de l’Arizona, et de l’Utah.

Le film de James Benning est découpé en quatre parties, chacune d’elles composée de 4 éléments : d’abord, la biographie d’un artiste ; ensuite, une œuvre de cet artiste, avec en voix-off une histoire qui a quelque chose à voir avec l’Histoire des Etats-Unis ; enfin, une série de plans fixes sur les lieux où cette histoire s’est déroulée.

Ces éléments influent les uns sur les autres, et c’est ce que Benning met en question : comment regardons-nous l’œuvre de l’artiste dont nous venons de lire la biographie ? comment entendons-nous une histoire tandis que nos yeux fixent une œuvre d’art ? comment regardons-nous ces lieux maintenant que nous savons quelque chose de leur Histoire ? C’est la question de la contamination. Et c’est la tentative de saisir un ensemble en le particularisant : construire un espace qui permettrait de voir tout l’espace.

4 coins qui eux-mêmes se répondent, formant un grand carré, ou un point de vue global avec 4 points de vue particuliers. 4 angles. Mais peut-être ces angles sont-ils trop droits, car tout cela reste très théorique, peu sensuel, et gagné d’avance.

vendredi 22 octobre 2010

Sogobi - James Benning (2000)

Les vingt premières minutes de Sogobi sont inquiétantes. James Benning est devenu le maître du monde. Il a éradiqué de la surface californienne tous les Californiens, toute trace de vie humaine, tout indice de civilisation. Les plans sont splendides, mais déserts. Une plage immense, une neige intacte, des arbres qui se tordent, et rien d’autre que ça – décors d’une planète que l’Humanité aurait délaissée (ou qu’elle n’aurait jamais trouvée).

On croit à un film kubrickien, où le cadre est tel qu’aucune signification n’échappe, que rien ne contredit le propos. On s’attendrait, d’ailleurs, à entendre de grands airs de musique classique sur ces plans – mais Benning préfère le silence, ou bien le bruit réel, plus troublant encore, donnant à l’espace filmé la mesure exacte de sa vastitude.

Le cinéaste vise la pureté des origines. Ses cadres la trouvent. Et le spectateur se sent seul face à ce monde sans temps, où ne paraît pas de semblable. Seul, à la fois triste et exalté. L’infini est à portée de main. Mais personne avant lui ne l’a touché. Il y a l’exaltation de croire que tous ces paysages s’adressent à nous, et puis l’ivresse de l’indifférence du monde.

Le cinéaste ment, bien sûr, et il le sait. Il cadre de telle sorte que nous nous précipitons dans son mensonge. Il atteint nos fantasmes de pureté et d’absolu, avant de mieux les briser. Soudain, autour de la vingtième minute, un hélicoptère surgit au-dessus d’une rivière, et disparaît. Le bruit de l’eau revient. Mais ce n’est plus le même paysage. Ou plus exactement : c’est le même paysage, mais nous ne le percevons plus de la même manière. D’autres sens se sont éveillés, recouvrant les premiers. Peut-être par affinité de l’espèce, la présence de cet hélicoptère nous a alertés : il se passe quelque chose, et nous aimerions savoir quoi, nous aimerions comprendre. Ce n’est plus le même regard. Il y a de l’inquiétude, et une soif de savoir. Il y a deux êtres en celui qui regarde : le premier pouvant se perdre dans le paysage, ressentant l’infini qui est dans le monde avec autant d’intensité que l’infini qui est en lui ; le second, plus social, plus défini, plus grégaire, rationalisant l’espace afin de trouver les informations qui contribueront à sa survie.

Plus loin encore, un panneau sur une lande désertique : « available », avec un numéro de téléphone au-dessous. Ce panneau est comme un ricanement. Il porte un coup cinglant à l’absolu. On se rapproche peu à peu du monde civilisé et de son peu de grâce.

James Benning met en scène la violence avec laquelle l’homme s’approprie l’espace – violence esthétique, visuelle et sonore. Il s’agit toujours d’un recouvrement. L’humain traverse, transperce, et altère. Il est en guerre. Il a quelque chose à conquérir. Que ce soit l’ombre d’un bateau troublant la surface d’une eau qu’on aurait cru libre, ou bien les fourgons militaires fonçant dans le désert.

Et ceci jusqu’aux pétroglyphes : l’humain cherche à s’inscrire. Lui qui n’est pas arbre, sans racine, il ne cesse de creuser dans la matière qui lui échappe. Il change le paysage en matières, rend tout utile, construit d’immenses grues pour déplacer quelques troncs d’arbre.

A la fois meurtrier et dérisoire, à l’image de ces deux piquets plantés de part et d’autre d’une piste ensablée. Meurtrier parce qu’indélébile, dérisoire parce que malgré tout, il y a l’infini. Benning dit très bien ce besoin de limiter l’étendue à la maigre mesure de la maîtrise possible. Tel ce paysage sublime, traversé par un train : toutes ces machines ne visent qu’une chose, donner l’illusion de réduire les distances, mettre à mort l’infini en le brisant en mille points que des lignes sauront relier les uns aux autres. La perception humaine est sans totalité : elle sépare, et relie. C’est comme un film : quelques plans qui mis bout à bout font un tout, mais ne disent pas le tout, ne peuvent en donner qu’une approximation.

Plus loin, Benning filme quelques cactus. Il y a dans ces cactus une forme de perfection inatteignable, un être-au-monde idéal. Nous trouvons dans mille machines plus perfectionnées les unes que les autres ce que le cactus invente dans son corps pour subsister.

On voit alors une autoroute, plane, creusée dans une paroi rocheuse. Sur la paroi apparaissent les strates que les millions d’années précédents ont tordues. Et nos lignes persistent, forçant un monde qui ne peut se résoudre en quelques figures géométriques.

James Benning est mon héros. A 17 ans je rêvais de faire un film sans personnage, sur le vent ou sur l’eau. Le vent peut-être plus encore que l’eau parce que cela voulait dire filmer l’invisible (invisible en soi). Et James Benning fait ça depuis plus de trente ans.