mercredi 9 février 2011

Une seconde fois Oncle Boonmee, de Apichatpong Weerasethakul

La première fois, j'avais des réserves. Le film m'avait paru fabriqué. J'étais passé à côté du flux emportant les séquences. Je n'avais vu que juxtaposition où il s'agissait en vérité de stratification. Revoir ce film a été un immense plaisir. En voici la chronique faite pour le webzine Kinok.

On retiendra d’Oncle Boonmee sa chambre ouverte sur la jungle, où quelqu’un dort dans la lumière, sous une moustiquaire rose et translucide, tandis qu’un fantôme disparaît. D’une chambre, Apichatpong Weerasethakul a fait un paysage. D’une action quasi-nulle, un événement. D’une immobilité, un mouvement. D’un temps, un autre. La lumière vient, le fantôme fond, et la nuit est passée. Le fantôme a veillé la dormeuse, assis de l’autre côté de la moustiquaire. Car dans ce film-là, on prend bien soin les uns des autres.

L’attention à l’autre : c’est peut-être la seule chose que les acteurs jouent. Une visite, une apparition, un chien – on enregistre la présence de l’autre, on la considère. Le reste est affaire d’être-là. Quand Boonmee surgit et annonce qu’il part cette nuit dans la forêt pour mourir, un homme et une femme regardent la télévision. Leurs deux têtes alors pivotent en même temps vers lui, et retournent en même temps vers la télévision. Il n’y a jamais de drame. S’il y a des événements, il n’y a pas d’effroi. Un fantôme et un homme-singe sont autour de la table à dîner avec Boonmee, pourtant, lui, tout ce qui l’inquiète, c’est de savoir ce que sa belle-sœur fera de ses ruches quand il mourra. Bien sûr, d’abord, il y a eu la surprise pour Boonmee de voir sa femme morte et son fils disparu revenir, mais peu à peu la conversation a glissé. Le temps présent, chargé des figures du passé, envisage déjà le futur.

Ces glissements sont nombreux dans le film. Orchestrés sans emphase, ils permettent à cette histoire d’un homme qui va mourir de collecter d’autres histoires, d’autres possibles vies, sans annuler celle-ci. Oncle Boonmee n’est pas un recueil de segments disjoints ni de films courts, mais plutôt un amas, une formation rocheuse stratifiée laissant voir à son flanc tout ce qui la parcourt. Entrelacés, chacun de ces segments emprunte un sillon neuf continuant l’esquisse d’un personnage fait de souvenirs, de rêves et d’incarnations lointaines, et se dessinant même après sa mort.

Glissements, fuites en avant. Boonmee quitte la maison pour traverser la jungle et mourir dans une grotte. Un buffle se défait de la corde qui l’attache à un arbre et s’évade. Un jeune moine incapable de dormir s’échappe et rejoint la belle-sœur de Boonmee dans une chambre d’hôtel où il prendra une douche et s’habillera en civil pour aller dîner avec elle. Le film a ce ton de la fugue. Fugue aussi que cette mort dans la grotte. Boonmee, après le long cortège familial dans la jungle, suivi par les hommes-singes aux yeux rouges qui l’observent comme on observe le vieux lion mourir, débranche la dialyse qui le tient en vie et se vide, liquide sur les pierres : fin d’une incarnation.

Un lieu, donc : la maison d’Oncle Boonmee. Tout y converge. Un homme du Siam a traversé le Mékong pour venir travailler ici, où on boit du thé de Chine. Les singes rôdent et le fantôme d’une femme aimée resurgit. Les insectes pullulent. Et même les films précédents du cinéaste s’y retrouvent (la grotte utérine de Iron Pussy, la jungle à travers les fenêtres de l’hôpital et le jeune moine de Syndromes and a Century, la mention d’une capsule que l’on voit dans Primitive ou dans le court-métrage A letter to Uncle Boonmee, la transformation animale de Tropical Malady...).

Apichatpong Weerasethakul s’inquiète de la transmigration des âmes, de la mémoire des êtres, et des migrations clandestines. Le présent est poreux. C’est un temps qui contient tous les temps, comme cette maison, pas très grande et isolée, mais où le monde entier vient faire parler de lui. Au fils d’Oncle Boonmee, devenu singe, ce fait est apparu comme une révélation. Il prenait des photographies, partait marcher autour de la maison, rentrait le soir pour développer les pellicules, et à la loupe observait les formes étranges de ces singes, qui furent le présage de ce qu’il devrait devenir. Les photographies ont un rôle important dans ce film. Lorsque le fantôme de la femme d’Oncle Boonmee revient, on lui montre celles de son enterrement. Lorsque l’un ou l’autre rêve du futur, il le voit sous la forme d’images arrêtées, qui viennent s’insérer dans la temporalité du film avec la force des images de La jetée de Chris Marker. Le futur apparaît comme quelque chose d’enregistré – le passé aussi – la notion de présent est toute relative.

Le film glisse d’une histoire à l’autre. Pourtant centrale, celle d’Oncle Boonmee ne cesse d’échapper, instable, à la linéarité du récit. En fait, elle n’est pas centre, mais elle est peau – c’est-à-dire qu’elle contient. Il suffit d’un plan où quelqu’un assoupi sur un hamac observe le soir qui vient, pour qu’une autre histoire surgisse, un rêve, un conte, une autre forme de vie. On verra par exemple une princesse au visage grêlé faire l’amour avec un poisson-chat, comme on a vu le buffle s’évader. Ces histoires ne sont pas isolées, ne font pas office de secret ou de métaphore : elles créent, au contraire, plutôt qu’une précision, une étendue. Les êtres s’étendent, recouvrent les espaces laissés vacants. Il est dit que les fantômes ne sont pas attachés aux lieux mais aux êtres. Et il apparaît que les êtres eux-mêmes savent se disperser, se projeter au-delà des lieux qu’ils habitent et du corps qui les tient en vie.

La dernière séquence, en ce sens, est admirable : le jeune moine s’échappe, retrouve la belle-sœur de Boonmee et lui propose d’aller manger. En partant, ils s’aperçoivent qu’une partie d’eux-mêmes restera là, dans cette chambre, devant la télévision. Ce dédoublement simple est le fulgurant aperçu d’une multiplicité des vies possibles.

On essaie. On essaie d’enfermer, de compartimenter, de cloisonner. On pose des moustiquaires autour du lit. On s’affranchit des villes. Mais soudain on aperçoit un passage, et on l’emprunte, et on quitte ce temps et ce lieu. Mais on ne les quitte jamais vraiment. Ce temps, ce lieu, persistent, et nous dedans. Mais on ne s’y est pas soustrait – on s’est, au contraire, multiplié.


La chronique est lisible ici aussi.

2 commentaires:

D&D a dit…

"J'étais passé à côté du flux emportant les séquences." C'est exactement ce qui s'est joué entre ma première et ma seconde vision du film. Quel plaisir alors, en effet, que la deuxième séance...
Je trouve votre billet magnifique, il me ramène au sein de ce film devenu très cher.

asketoner a dit…

Parfois il y a des films qu'il faut voir deux fois.
Et merci.