vendredi 31 décembre 2010

en 2010, 10 films

1 Les films rêvés - Eric Pauwels
2 Ruhr - James Benning
3 My son, my son, what have ye done - Werner Herzog
4 Mourir comme un homme - Joao Pedro Rodrigues
5 Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures - Apichatpong Weerasethakul (2ème vision : ici)
6 My joy - Sergei Loznitsa
7 Le temps des grâces - Dominique Marchais
8 La femme aux cinq éléphants - Vadim Jendreyko
9 Le plein pays - Antoine Boutet
10 Policier, adjectif - Corneliu Porumboiu

10 fausses valeurs pour 2010

1. The social network, de David Fincher
2. Bas-fonds, Isild Le Besco
3. Poetry, de Lee Chang-Dong
4. Bright star, de Jane Campion
5. A serious man, des frères Coen
6. Everyone else, Maren Ade
7. Mother, de Bong Joon-Ho (quelqu'un se souvient de ce film ?)
8. Le dernier voyage de Tanya, d'Aleksei Fedorchenko
9. Eastern plays, de Kamen Kalev
10. La vie au ranch, de Sophie Letourneur

jeudi 30 décembre 2010

Le quattro volte - Michelangelo Frammartino

Au début ça fait un peu peur. Quelques journées dans la vie d'un vieux berger. De beaux plans, mais sans suite, sans propos. La poussière vole dans l'église. Et puis ? Et puis rien. Sous un prétexte documentaire (immersion façon Depardon du spectateur citadin dans une ruralité épaisse), le cinéaste passe à un côté d'un film plus grand, plus large, plus ouvert sur des zones fantastiques que sa mise en scène initie sans les développer - pense-t-on...

Car la mort du vieux arrive. Mort orchestrée de façon magistrale, grande leçon de mise en scène, on pense à l'ingéniosité de De Palma, ou comment tout tournera autour d'un caillou, d'un chien, et d'une procession religieuse. Eléments qui n'ont a-priori rien à voir avec la mort du berger, mais qui vont tendre vers elle de façon spectaculaire, et nous y conduire sans qu'on s'en soit aperçu.
Ensuite, un chevreau naît. Et le film se dégage de l'humanité qu'il explorait consciencieusement, pour se focaliser de façon plus goguenarde sur le règne animal. Frammartino se fait alors le Jacques Tati de quelques chèvres, d'un troupeau circulant entre l'abri et les collines, distinguant ce qui dans la masse cesse de faire masse, dans le mouvement ce qui le contredit. D'inspiration profondément chrétienne, cette nativité devient un moment de cinéma burlesque imparable.

Puis le chevreau s'égare, et dans la mort qui vient voit un sapin. Le film passe alors, tout simplement, au règne végétal. C'est ce sapin qui sera choisi pour la fête traditionnelle qu'on voit dans un autre film italien, Il dimenticati, de Vittorio de Seta. Coupé, rasé, réduit à n'être plus qu'un tronc, puis planté sur la place du village pour qu'il soit escaladé.

Survient alors le règne minéral. La fête est passée, le sapin est découpé puis donné aux charbonniers. Charbon qui fait fumer les quelques cheminées du village. Le film de Frammartino est une ronde. Il n'y a pas 4 personnages, mais 5. Il y a le berger, le chevreau, le sapin, le charbon - et il y a aussi l'esprit qui les unit. Que cet esprit soit la mise en scène du cinéaste, ou quelque chose de plus secret, plus souterrain, c'est affaire de croyance. Mais la mise en scène elle-même nous invite à croire. Car c'est un cinéma qui n'a qu'un seul sujet : la foi et sa fabrication. La façon dont l'artifice dénoncé, mis en évidence, fait advenir quand même la magie. Pascal disait qu'il faut prier pour avoir la foi. Ce film est une prière - un pari en tout cas.

mardi 28 décembre 2010

Another year - Mike Leigh

Les spectateurs européens ont vieilli, et le cinéma de cette même partie du monde aussi (celui qui sort en salles, disons). Les films sont devenus sages, lents, humains. On pourrait parfois les confondre avec des téléfilms ou de trop longs épisodes d'une série sans lendemain. Ce qui distingue alors ces films les uns des autres, c'est l'écriture. Ne parlons pas de la qualité - elle est souvent là : belles lumières, acteurs impeccables, mise en scène discrète mais pas lâche, avec des variables. Ce sont Alain Resnais, Woody Allen, Claude Chabrol, Ken Loach - ils font un film, on les reconnaît. La politique des auteurs, qui était alors une prise de liberté et de risque inouïe pour les cinéastes, est devenue une plaie pour les spectateurs ("tiens, il y a un nouveau Woody Allen").

Et l'écriture est flagrante dans le dernier film de Mike Leigh, qui n'invente rien, mais qui a la férocité et l'intelligence d'une nouvelle de Raymond Carver. Ce n'est certes pas du niveau des derniers Bergman (qui d'ailleurs étaient des téléfilms), c'est un peu moins précis et un peu plus bavard, moins provocateur aussi (moins jeune en fait), mais acide, ça, oui.

Mike Leigh dresse le portrait sur quatre saisons d'une petite maison londonienne avec jardin, où un couple très heureux recueille les plus démunis, les plus paumés de leurs amis. Parmi eux, Ken, infatigable boulimique, terriblement déprimé depuis que ses amis sont morts et qu'il vieillit. Mais aussi et surtout Mary, alcoolique ordinaire, hystérique convenable, qui est vraiment le personnage central du film, celui qui le fait dériver, celui qui touche les limites des autres personnages. Les siennes sont très vite saisies. Après un verre de vin dans un pub et quelques grimaces autour d'un homme déjà pris, on comprend. Celles de Tom et Gerry (c'est ainsi que se nomme le couple), sont plus invisibles, masquées sous une sociabilité à toute épreuve. Sauf un jour où l'hystérie de Mary débordera des cadres prévisibles, s'en prenant à la petite amie du fils de Tom et Gerry, atrocement déçue et blessée dans le fantasme de l'amour qu'elle avait pour lui. Elle sera expulsée (mais sans crise, simplement par omission) de la maison où elle venait presque chaque semaine, boire en compagnie et parler. Elle reviendra, s'introduisant l'hiver chez Tom et Gerry absentés, pour reprendre la place qu'on lui dénie désormais. Et elle y parviendra, mais à quel prix ? contre quelles humiliations ? sous quel silence consterné ?

C'est ce prix de la sociabilité que Mike Leigh cerne à sa façon simple, sans jugement mais sans illusion, légèrement cynique, avec sa narration habile et souvent surprenante. Certaines figures qu'on croyait suivre disparaissent, n'ayant eu qu'un temps dans cette maison où l'on est invité. Et la générosité du couple, de saison en saison, laisse voir des failles, des oublis, des cruautés. Dans la disparition de ces personnages de passage et desquels on ne reparle plus, s'ouvrent des portes vers le monde des recalés. Et cette petite maison semble bâtie, prospère, sur un lit de tristesse.

lundi 27 décembre 2010

Deux courts-métrages de Apichatpong Weerasethakul : Worldly desires & Thirdworld

Thirldworld (1997)

Sur l'évocation d'un souvenir aussi doux qu'un rêve par une voix dont on ne connaîtra pas l'origine, apparaissent les paysages d'une petite ville envahie par les eaux. Paysages où rien de l'action énoncée ne se passe, ni même rien qui puisse jouer de correspondances. C'est simplement un lieu, un 'quelque part', les images d'un présent accompagnant une parole qui se souvient. Et bientôt la voix laisse place aux sons de l'image, mais aussi à ceux du souvenir réalisé.

Worldly desires (2005)

Un très beau film "en mémoire de la jungle", accompagné de cette phrase : "Sur les collines lointaines, l'homme et la bête se réunissent, pour célébrer leurs anciens rêves pris dans les racines de chaque arbre."
Il y a deux tournages. Le premier, la nuit, une chanteuse chantant une chanson débile, toujours la même, toutes les nuits, en des lieux différents de la jungle. Le second, le jour, un couple qui court dans la jungle. Dès le début, Apichatpong Weerasethakul nous met à distance de ce que nous voyons. La chanteuse est trop loin, trop éclairée, on dirait qu'elle brûle - il y a un projecteur entre elle et la caméra. Le couple, quant à lui, est accompagné d'un perchiste. Le point de vue n'est pas celui du cinéma, mais plutôt celui d'un film sur un tournage.
Et puis, peu à peu, le cinéaste retranche les informations qu'il nous a données, soustrait les éléments de mise en abîme. Si bien que les scènes se confondent : la vie sur le tournage, et le tournage lui-même.
Il va jusqu'à donner une leçon de cinéma. Des conversations se greffent aux images, sur ce que c'est que faire un plan (entre autres) : l'attente d'un événement, la préparation d'une surprise, la rupture de Brad Pitt, la façon d'échapper à la carte postale, le côté mortifère de certains cadrages...
Mais une fois que les équipes de tournage ont quitté la jungle, la chanteuse reste, et danse sans paroles, sur le bruit de ses pas, dans la nuit. Elle était un esprit.
Worldly desires est un superbe essai de cinéma, démarrant comme un essai, finissant comme du cinéma.



dimanche 26 décembre 2010

Lost Highway - David Lynch

C'est un des films, avec Marienbad et Théorème, qui m'ont fait découvrir ce que pouvait être le cinéma. Je l'avais beaucoup vu, puis abandonné. Ca faisait longtemps que j'avais envie d'y revenir.

Ce qui est sidérant, dans Lost Highway, c'est que David Lynch développe un langage cinématographique très classique, et le rend absolument autre. Dans la première partie du film (celle où l'on suit la vie de couple d'un saxophoniste jaloux), il y a des contrechamps qui n'en sont pas. Bill Pullman se retourne, il voit quelque chose, et cette chose qu'il voit n'est pas dans la pièce, pas réellement ni plausiblement face à lui. Pourtant, il la voit. C'est un contrechamp qui est celui, pourrait-on dire, de l'imaginaire, ou du moins d'un autre niveau de réalité. Mais ce n'est pas cet autre niveau de réalité qui est intéressant : c'est l'espace entre les deux - l'espace entre le champ et le contrechamp, irrationnel, inexplicable. Le chemin de la vision (le fait de voir), plus que la vision elle-même.
Le deuxième contrechamp est donné par les cassettes vidéo que le couple reçoit chaque matin sur l'escalier de sa maison-bunker (située près de l'Observatoire, apprend-on). Images banales, en noir et blanc granuleuses, brouillées, de la façade de la maison d'abord ("ce pourrait être un agent immobilier", dit la trop douce Patricia Arquette), et puis de l'intérieur. Des couloirs, des pièces, d'eux-mêmes en train de dormir. Quelqu'un voit. Et on ne sait pas d'où il peut voir. Il apparaît alors comme un regard du contrechamp irrationnel sur le champ lui-même, déséquilibrant tout, l'assurance d'être là et de vivre vraiment ça.
En plus du contrechamp, il y a un contrepoint. Ce sont les hommes de loi qui le prennent en charge. Policiers ahuris, gardiens de prison s'ennuyant, père et mère dépassés par les événements. Ils considèrent avec un tel sérieux l'irrationnel, que cela nous empêche, nous, spectateurs, de le faire. D'y rester coincés. Car l'intérêt, vraiment, est l'espace invisible entre la vie et ce que l'on perçoit d'une autre vie.

Quand le saxophoniste se transforme en mécanicien, le langage change. C'est l'absence de contrechamp qui est troublante. Le jeune homme est allongé dans le jardin de ses parents. Il regarde par-dessus le muret. Il voit une petite piscine en plastique, un bateau et une balle. Rien que la très normale, très banale vision de ce que l'on pourrait voir de l'autre côté d'un muret dans un lotissement. L'imaginaire est aboli. Seule une nuit reste inconnue. Amnésique, le jeune homme ne se souvient plus de ce qu'il s'est passé, de comment il s'est retrouvé en prison à la place du saxophoniste, mais les parents, eux, le savent, et refusent de le lui dire, pleurant à l'évocation de cette-nuit-où-tout-a-basculé.
La 'vie antérieure', l'incarnation précédente du jeune homme, agit alors non comme un contrechamp constant, mais comme une réminiscence. Comme une sous-couche. Le spectateur l'a en mémoire. Et David Lynch distille les indices, les appels d'air vers cette antécédence. A la radio, on entendra le morceau que le saxophoniste jouait. On verra Dick Laurent apparaître, lui dont on avait dit qu'il était mort, par l'interphone, dans la première scène du film. On retrouvera Patricia Arquette, devenue blonde. Et si le saxophoniste soupçonnait plus que de raison, le jeune homme reste bien en-deçà. Il se trouble, seulement, lorsque apparaissent de possibles rappels d'une existence dont il n'a pas conscience.
C'est Patricia Arquette qui l'éveille à cette connaissance. Elle freinait le saxophoniste, elle précipite la perte du jeune homme, femme au foyer devenue femme fatale. Les cassettes réapparaissent. Les images vidéo sont porno. Elle y figure. Elle devient le hors-champ du film. Le pire qu'on puisse imaginer.

Et si l'énigme de ce film coupé en deux semble se résoudre (les pièces manquantes du puzzle à la fin réapparaissent, dirait-on), en vérité elle ne se résout pas : elle se libère (de toute signification, de toute compréhension, de tout cartésianisme). On pourrait croire que l'histoire se referme, bouclée (la presque dernière scène étant le contre-champ manquant de la presque première : "Dick Laurent is dead"), mais on est passé un cran au-dessus, et la forme dessinée par le film n'a plus rien d'un cercle, c'est une spirale.


Sous toi, la ville - Unter dir die Stadt - Christoph Hochhäusler

Comme dans The social network où le 'sujet' facebook n'était qu'un prétexte pour nous resservir à la sauce contemporaine les vieilles rengaines hollywoodiennes sur la solitude, dans Sous toi, la ville, la banque n'est qu'un décor. Pas un paysage, un décor. Un truc posé là par principe, duquel on ne saura rien, parce qu'il est montré par quelqu'un qui n'y connaît rien. La banque est une structure mythologique moderne masquant un propos vacant, éculé. C'est une tour, et sous elle, la ville. Et le monde contemporain est forcément glacé. Et les mots utilisés sont forcément obscurs. "Ras-le-bol des abréviations !" : attention, c'est la blague du film, c'est son signe d'intelligence.
Rien d'hollywoodien, mais tout d'européen. C'est-à-dire un style feutré, chic, parfait. Tout est sous contrôle. L'ascenseur monte : ça veut dire quelque chose. L'ascenseur descend : ça veut dire autre chose. Christoph Hochhäusler gère signes et symboles avec l'habileté d'un croupier. L'histoire est d'amour, les problèmes sont de société. Tout est traité avec sérieux, voire componction. Une réunion de bureau sera cruelle, un voyage d'affaires sera tragique, une soirée entre employés sera malaisante - le film est bien rangé. Le vertige visé se fabrique plan après plan, on ne le ratera pas. Si David Fincher se précipitait, Christoph Hochhäusler prend son temps : il faut dire que le public n'a pas le même âge.

samedi 25 décembre 2010

Faîtes le mur - Exit through the gift shop - Banksy

Malgré sa forme télévisuelle irritante, Faîtes le mur est un documentaire incroyablement complexe. Un métadocumentaire en fait, un peu à la manière du Grizzly Man de Werner Herzog, où Banksy documente la vie d'un homme qui a fait un documentaire sur lui (et quelques autres figures importantes du street art). Cet homme s'appelle Thierry, alias Brainwash, un Français portant des favoris, qui a passé une partie de sa vie à gagner de l'argent avec des vêtements Adidas revendus à prix d'or dans une boutique vintage de Los Angeles, puis qui un jour a eu dans la main une caméra et n'a jamais pu s'en séparer. Il s'est mis à tout filmer, compulsivement, jusqu'à ce qu'il rencontre un premier street artist, décidant alors que le street art serait le sujet de son documentaire. Il accompagnera tout le monde, portera les échelles, fera le guet pour prévenir d'une éventuelle surveillance policière, indiquera les meilleurs murs de Los Angeles, montera encore plus haut que ceux qu'il filme pour les filmer d'en haut, prenant encore plus de risque que tout le monde, infatigable. C'est la naissance d'une passion. Il ne pourra plus s'arrêter de filmer ce qui le jour d'après disparaîtrait peut-être. Il voudra rencontrer toujours d'autres street artists. Banksy fait le portrait d'un passionné.


Et de ses travers. Les cassettes s'accumulent. Thierry n'en revisionne aucune, prend à peine le temps de noter ce qu'elles contiennent, ou même la date du tournage. Il filme et il accumule. Jusqu'à ce que Banksy, devenu un ami, pose un ultimatum : "maintenant, on veut voir ton documentaire".


Face à la somme inhumaine de rushes, Thierry aura une méthode simple : prendre au hasard une cassette, et piocher dedans un passage qui l'intéresse. Le tout donne un film que Banksy considère comme mauvais, irregardable. On en voit un extrait : le montage est sanglant, aucun plan ne dure plus d'un dixième de seconde, les lieux et les personnes défilent sans continuité, et on sent pourtant que des liens, assez secrets, se font entre les images. Mais Banksy n'aime pas - il juge son ami 'mentalement détraqué'. La question est alors, pour le spectateur : who the fuck is Banksy pour juger de la qualité du film de son ami ? Au vu du sien, de la banalité confondante du sien, on peut douter de la pertinence de son appréciation. Il est regrettable que les deux films, celui de Thierry et celui de Banksy, ne soient pas projetés à la suite l'un de l'autre. L'extrait du film de Thierry est bien trop court pour que nous puissions en avoir une impression solide.


Mais le documentaire est plus retors encore que ce jugement, que ce remplacement d'un film par un autre au sujet de ce film. Car Banksy encourage alors Thierry à faire une exposition de street art à Los Angeles. Thierry hypothèque sa maison, engage des dizaines de personnes, ne fait rien lui-même, n'a que de vagues idées de ce qu'il aimerait faire, et monte un projet titanesque, ne pouvant que le rendre pauvre ou célèbre. Et il devient célèbre. Du jour au lendemain, grâce à une campagne publicitaire tonitruante, une prétention à toute épreuve (Thierry se prend pour Andy Warhol), et un panache quasi-gascon (le pied dans le plâtre, on le pousse sur sa chaise roulante tandis qu'il bombe quelques portraits tous identiques de manière à en faire des pièces uniques). La communauté des street-artists est jalouse, inquiète. Eux qui ont mis des années avant de trouver leur style et de s'imposer dans les musées, Thierry débarque sans avoir rien fait, ou presque, et déclenche l'hystérie générale. Accélérant, de surcroît, la commercialisation et la muséification d'oeuvres originellement vouées à l'éphémère et à la gratuité. Car la passion de Thierry, plus que le street art, est l'immortalité. Et de cette folie furieuse, Banksy a fait un film. Une manière de reprendre le pouvoir aussi. Et de s'emparer d'une forme qu'il avait laissé à un autre.

vendredi 24 décembre 2010

The adventure of Iron Pussy - Hua jai tor ra nong - Apichatpong Weerasethakul & Michael Shaowanasai

Qui pouvait imaginer que le cinéaste de Blissfully yours allait réaliser un tel film l'année suivante ?
Soit une guimauve kitsch avec un travesti qui donne toujours de bons conseils et panse les plaies de quelques individus que le manque d'amour a tourné vers le mal et la drogue. On y chante, on y donne des leçons de vie, on rend hommage au cinéma muet, on cueille beaucoup de fleurs, et on trouve même la grotte utérine de l'Oncle Boonmee... Grotte où Iron Pussy, orpheline, retrouve sa mère et son frère jumeau, lequel n'est autre que l'homme qu'elle aime et qui souhaite la voir attachée à un arbre et dévorée par des tigres.
C'est à la fois intelligent et très bête, c'est-à-dire manifestant des signes d'intelligence sur une matière plutôt ingrate. C'est drôle, bien fait, jamais sérieux, mais si on ne voyait que ce film-là, on ne se douterait absolument pas du génie de ce cinéaste. Le co-réalisateur est aussi l'acteur principal, alias Iron Pussy.


jeudi 23 décembre 2010

Cabeza de Vaca - Nicolas Echevarria

Curieux mélange d'outrance latino-américaine (on voit un nain sans bras empaqueté dans un costume qui le boudine, on hurle de rire, on parle à Dieu toutes les cinq minutes, on monologue en s'apitoyant sur son misérable sort) et d'hollywoodianeries typiques (gros plans psychologiques, musique entêtante sur les scènes d'action, découpage permanent de la moindre séquence). Cela donne un film invraisemblablement plein, débordant, au propos précis et visiblement documenté, mais tellement parasité par toutes sortes de codes qu'il étouffe. C'est à la fois grotesque et sans distance. Nicolas Echevarria s'essaie au délire, à la danse, à la grimace, à la vision - mais peine à dépasser le maniérisme qui sous-tend chaque scène. On peine à voir en lui un cinéaste. Ni même un faiseur - car on sent que c'est un film qui lui tient à coeur. Simplement quelqu'un qui se serait trompé de forme.

top Sharunas Bartas


1. Few of us (1996)
2. En mémoire d'un jour passé (1990)
3. Corridor (1995)
4. Trois jours (1991)
5. Children lose nothing (2004)
6. Seven invisible men (2005)
7. Indigène d'Eurasie (2010)
8. The house (1997)
9. Freedom (2000)

Freedom - Sharunas Bartas

Les cloisons décrépies des appartements sont tombées, il y a la mer, il y a le désert, il y a les grands espaces, mais les frontières tiennent encore, invisibles, retenant quelques êtres au bord d'une vie qui ne vient pas à eux.

Il y a d'abord un port et des personnages en attente d'un destin, le corps fixe et le regard absorbé par l'horizon et les bateaux qui vont et viennent, autour desquels abondent les mouettes. Ils embarquent et se font clandestins. La police les repousse. Ils échouent sur une plage.

Le cinéma de Bartas s'essaie à l'abstraction. Prendre une partie de la mer, du sable ou du ciel, jusqu'à ce que ça n'y ressemble plus. Les formes sont épurées, et les couleurs tenues dans l'opacité de la pellicule. L'image semble avoir brûlé, sèche, rocailleuse. Quelques corps subsistent, mais ils sont de passage - à moins qu'ils ne meurent là. Dans le désert ils trouvent une ruine, la ruine d'un monde ancien qui se serait évanoui. Ils s'y blottissent. C'est un peu d'ombre dans une vie à découvert.

Alors nous vient cette impression d'un cinéaste qui aurait eu une grande idée, mais de la peine à l'incarner. Qui aurait fait pour cette grande idée un grand voyage, et se serait passionné pour les paysages en délaissant ses personnages. Mais sans totalement les abandonner. On n'est pas dans un film abstrait. Bartas n'a pas pu tout annuler. Et pourtant, à l'évidence, il rechigne à donner vie à ces figures qui l'ont accompagné. Une prière sur un coucher de soleil, du vent dans une jupe au bord de la mer, un berger allongé dans la pénombre, des mouettes autour d'un bateau, quelques coups de poing... Freedom se contente du cliché, et le cinéaste devient metteur en scène de paysages, faisant des cartes postales animées, un peu trop rêches pour être vendues partout, mais absolument chic. Le port, l'Africaine, la plage, le désert, le berger - autant de clichés, c'est-à-dire d'images imprécises, sans singularité, auxquelles Bartas ne nous avait pas habitués, flirtant toujours avec ce piège mais n'y tombant jamais, ou seulement par moments. Là, c'est tout le film qui est atteint de banalité.


mercredi 22 décembre 2010

En mémoire d'un jour passé - Praejusios dienos atminimui - Sharunas Bartas

Ballet urbain. Le long d'un mur massif, avec des habits noirs et des valises, dans la résonance de leur pas, une file d'hommes identiques s'engouffre dans un bâtiment, longée par des voitures identiques laissant entre elles un espace égal. Et puis viennent les autres, ceux qui sont de l'autre côté de la rue, ceux qui traînent, ceux qui vont à contre-sens, ceux qui parlent, ceux dont le pas n'est pas régulier. Sharunas Bartas saisit ce qui circule et ce qui, dans cette circulation, dissone.

Peu avant, à la lisière de la ville, une femme et son enfant marchaient, le long de la rivière encore prise dans la glace, dans la neige, dans le blanc de l'image noir et blanc. D'une vision singulière, on passe au général, au mouvement global des êtres dans un espace qui les porte et les contient. Il y a les foules et il y a les individus : ceux qui s'échappent, ceux qui s'arrêtent, ceux vers qui le regard se porte. Des gueules peut-être, des estropiés, des mendiants, des amuseurs de foules... Mais surtout, un état de présence singulier. Plus qu'une image, bien au-delà du cliché, c'est l'événement de cette présence qui est saisi.

En mémoire, les ordures d'une journée, accumulées en tas, reliques d'une civilisation plus très jeune, faisant la joie d'oiseaux et de glaneurs. Bartas est de leur côté, de ceux qui viennent ici fouiner, dire l'ordure, dire la décrépitude, et lui redonner vie. Il montre une Lituanie vieille, pauvre, religieuse. Son film est comme un témoignage pour les enfants de ce monde assoupi. Un témoignage distant, pas critique, distant, c'est-à-dire étranger, fondamentalement étranger, extraterrestre, sur ce monde où ils sont nés. Où lui aussi est né. Mais il ne s'en souvient plus.

Le film (et la Lituanie - puisque c'est un film-pays) est comme une vieille machine enrouée qui n'a pas joué depuis longtemps, mais peut encore et se réveille en grinçant. Le joueur de cloches monte l'escalier. La foule en bas attend. La rengaine démarre. L'espace s'ouvre. Le lointain vient.


Trois jours - Trys dienos - Sharunas Bartas

En voyant Trois jours, on a en tête le Bande à part de Godard. Deux garçons, une fille - une ville/une vie à réinventer. L'indétermination des personnages (on ne sait rien d'autre d'eux que leur façon d'apparaître dans des espaces particuliers - l'image est libre de psychologie, de background scénaristique - ce qui se joue sur l'écran, c'est seulement là et maintenant) les constitue en figures graves. Cette gravité est la condition d'un réenchantement. On se demande comment ils tiennent, pourquoi ils ne s'effondrent pas, pourquoi ils ne disparaissent pas. Mais il y a cette dignité exubérante, cette morgue droite et raide, comme des vêtements amidonnés, qui les pousse à aller au bout - de quoi ? d'un désir ? d'une ivresse ? Tout le contraire au fond d'un faux film jeune comme Millenium Mambo, où le climax est atteint quand la petite dévergondée dégueule sur la moquette - Hou Hsiao-Hsien vide des figures déjà vides, Bartas les libère des significations et des regards. Il laisse les fantômes grandir.

Et comme souvent chez le cinéaste, c'est une musique et un immeuble qui donne le monde à voir. L'un des jeunes hommes s'arrête, et observe à travers les fenêtres d'un hôtel de passe deux vieux torse nu, un notable et deux femmes nues, un homme et des pastèques... Une même musique pour toutes ces passions. Là encore, la figure de l'immeuble délimite la vision, mais la précise aussi. L'intimité s'y concentre. On vient du monde, du plein air, du bord de la mer - mais on ne voit vraiment que lorsque la nuit est tombée et qu'une grande façade s'élève devant soi. La musique fait lien entre tous ces fragments. La musique reconstitue l'oeil qui s'était brisé en mille éclats.

Sharunas Bartas termine son film dans les ruines d'un monde ancien. Ses personnages font un feu dans un bunker, des enfants fument et courent dans une cathédrale sans toit, tout le monde marche, se déplace, réinvente une façon d'être là. L'âge du lieu se diffuse, presque gluant, mais la vie persiste, trouve des formes nouvelles dans des architectures anciennes.


mardi 21 décembre 2010

Corridor - Koridorius - Sharunas Bartas

Corridor est l'éloge de nos intérieurs, de ceux qui nous habitent, de nos communautés intimes. Sharunas Bartas construit son film comme un immeuble pour les corps et les visages qui le traversent. La beauté et le mal s'y confondent absolument - de là vient le trouble, le décalage infime mais perceptible entre ce qui pourrait être la réalité et ce qui est la vérité. C'est la manière du cinéaste de traverser la vision, de ne pas s'en contenter. Les enfants font les 400 coups, les pulsions criminelles revêtent une forme d'innocence onirique. Chaque figure du Corridor semble tiraillée par la conscience qu'elle a de son pouvoir de détruire.

Communautés et solitudes. Aller vers l'autre est une question d'architecture. Il faut briser le mur qui nous enveloppe et nous particularise. Il faut le repousser plus loin que soi pour envelopper l'autre de nos crimes, nos fuites et nos passions.

En ville, on commémore quelque chose, on défile sur un pont, on pose des bougies sur le bitume. La ville fait l'écho de ces intérieurs. Elle fait masse et circulation, prolongement des mouvements intimes. Et c'est parce que le point de vue du cinéaste est précis que son film peut ainsi s'ouvrir sur un monde plus vaste.

On est dans le corridor, plus que dans l'immeuble. On est dans le lieu où tout circule. De passage, observant. Les images apparaissent, les figures se mettent en mouvement. Elles ne semblent pas avoir été là de tout temps. Elles font irruption dans le film. C'est la question de l'impermanence qui travaille Bartas. Impermanence des êtres, des sensations, des fêtes, des figures, des désirs.

La fête est le point d'orgue de Corridor, parce qu'elle permet la réunion et le mélange de toutes ces visions, de tous ces corps et ces visages. La communauté se décompartimente. Elle est un peu plus qu'une fête. Elle est la fête qui apparaît lorsque Bartas et Golubeva se rencontrent. De cette fête, il ne restera rien. Chacun repartira de son côté, comme s'il ne s'était rien passé. Ce film aussi est une romance.

lundi 20 décembre 2010

Everyone else - Alle anderen - Maren Ade

Je vais essayer d'expliquer ici pourquoi je trouve ce film obscène et idiot.

C'est l'histoire d'un couple en vacances sur une île. Lui est un fils à maman très névrosé, naviguant entre arrogance et mutisme, et se posant des questions sur sa virilité. Elle est une ex-punkette à la voix encore bien imbibée de whisky, devenue salariée pour Universal, disant toujours ce qu'elle pense même si elle ne pense rien, vivant l'esprit critique comme une violence exclusivement féminine, et voyant en son amant un maître pour la chienne qu'elle se croit être (ajoutons à cela qu'elle se trouve irrésistible).

Le problème ne vient pas seulement des personnages et de leur caractérisation jamais transgressée - c'est là sans doute une manière pour la réalisatrice de montrer quelque chose de cru, de creuser dans les zones sombres des couples et de mettre en évidence la cruauté qui est à la base de toute relation humaine. Le problème vient de l'alternative proposée.

Celle-ci se manifeste lors d'une scène où le couple en invite un autre, socialement plus 'arrivé', à dîner. Ils font le tour du propriétaire, affligé par le mauvais goût des parents du jeune homme, qui lui ont laissé leur maison sarde pour les vacances. Le climax est atteint dans la pièce magique - une pièce où la mère a laissé libre cours à toutes ses fantaisies : un arbre en cristal, des petits mots bien-pensants dans des boîtes kitsch, une collection de figurines en porcelaine... Il y a aussi une chaîne hi-fi, et, dans la chaîne, un disque, que la mère a sans doute l'habitude d'écouter lorsqu’elle est là. C'est un chanteur de variétés allemand, Herbert Grönemeyer, visiblement l'équivalent de Patrick Bruel. On lance le disque. Et certains d'en rire avec mépris, et d'autres de se dire touchés par la naïveté de tout ça, cette pièce, cette chanson, ce cristal. A un moment, les ricanements cessent, les joies feintes aussi, et le jeune homme regarde sa petite amie tandis que l'ersatz de Patrick Bruel chante l'amour. Alors, on comprend : la connerie (incarnée ici par le Bruel allemand) occupe le centre du film. Chaque scène est en rapport direct avec elle. Soit s'en démarquant par le mépris de classe, la haine, ou l'évitement. Soit adhérant finalement à son esprit (mais tenant sa forme à distance). La cinéaste ne propose rien d'autre que ce monde binaire, oscillant entre mièvrerie agréée ou méchanceté stérile.

Le titre, Everyone else, l'annonçait. Une histoire particulière, en regard du général (ou du commun). Pas de romance, pas d'humour, pas d'érotisme, pas de point de vue un peu plus large sur le monde (les vacances en Sardaigne, bien pratique !) : rien que la dénonciation de quelques mesquineries sans envergure dans un monde dit mauvais parce qu'ayant renoncé aux joies simples. Autant dire qu'il manque une bombe dans ce film.

dimanche 19 décembre 2010

La libertad / Los Muertos / Fantasma / Liverpool - quatre films de Lisandro Alonso

L’entrée en matière fut fulgurante – La libertad, sorti en 2001 en France, et contant 24h dans la vie d’un bûcheron, avait marqué les esprits. On voyait un tatou découpé puis mangé, on voyait des arbres tomber, un homme travailler, pas de parole ou presque, et la caméra tournoyait dans les arbres à l’heure de la sieste. Ni réaliste ni magique, le cinéma de Lisandro Alonso semblait hors-genre, hors-catégorie, insaisissable. Il captivait avec presque rien. Quelque chose de mystérieux habitait chaque plan.

Premières images : un homme torse nu éclairé par un feu tient un grand couteau dans sa main. Il mange. Derrière lui, la forêt dans la nuit se révèle sous le coup de quelques éclairs. Et puis le titre, qui ne nous quittera plus : La libertad. Du couteau on passe alors à la hache, la journée commence, les arbres tombent.

Ce titre posé là soulève une interrogation : est-ce cela, la liberté ?

La liberté de qui ? D’un homme, d’un seul. Car c’est assurément une notion singulière.

Ce titre, et puis plus tard l’image de cet homme chiant en pleine nature, c’est le travail d’un peintre. Il n’y a pas vraiment d’opposition entre la proposition du titre et ce que nous voyons, mais il y a un contraste, une nuance, une dissonance s’infiltrant peu à peu avant de gagner tout à fait l’esprit du spectateur. L’homme travaille durement, ses gestes sont répétitifs, et pourtant quelque chose de sa liberté nous parvient, s’exaltant.

Un peintre et un provocateur – un cinéaste irrévérencieux, quoiqu’il en soit, montrant la forêt, sans le romantisme que le cinéma lui colle habituellement. La nature exploitée, ce serait cela la liberté ? La répétition d’un geste de plus en plus précis (abattre), jusqu’à la perfection. Mais aussi ce sentiment de ne jamais être surveillé. Faire un travail, mais seul, presque pour soi. Sans doute y a-t-il ici une définition de l’idéal de cinéaste de Lisandro Alonso.

En revoyant La libertad, on pense au récent L’homme sans nom de Wang Bing, dont le dispositif est plus complexe (un homme vivant loin de la société, dans un village abandonné, suivi pendant quatre saisons, quatre repas, quatre marches), mais finalement moins puissant. Car Lisandro Alonso a de l’humour. La sortie en ville, par exemple, est plutôt drôle. Le bûcheron, ayant vendu quelques troncs, fait ses courses : de l’essence, du tabac, un Fanta, une pute. Il ne refuse rien de ce que la société a à lui vendre. Seulement, il vit au loin, et jouit de cette distance. La liberté est peut-être une question de distance.

Liberté nuancée cependant. Au moment de la sieste, la caméra tournoie dans les arbres, dansant, traquant la lumière entre les branches, chassant les nuages, mais s’arrête soudain : cette envolée se heurte à une clôture. L’espace de la liberté est bien délimité.

Le film se termine sur la répétition de la première scène. Les éclairs, le feu, le couteau, la nourriture. L’homme regarde la caméra, comme en défi, l’air de dire : « et voilà ! »

Los muertos, sorti en 2004, renoue directement avec la figure de la caméra tournoyant dans les arbres, jusqu’au flou, sous le chant des oiseaux. Mais dans ce tournoiement, Lisandro Alonso introduit une narration. On passe près d’un premier corps allongé au bord d’une rivière, on en aperçoit un second, et puis les jambes d’un homme qui marche avec un grand couteau ensanglanté dans la main. Cela dit, le cinéaste ne s’arrête pas sur ces visions. La caméra continue, comme indifférente, à passer d’arbre en arbre. Ce n’est pas tant l’histoire qui importe, que la façon dont elle s’inscrit dans le paysage – et la façon dont elle en disparaît.

On verra souvent, dans Los Muertos, la caméra suivre le personnage principal, puis dériver comme si elle pouvait l’oublier, l’exclure, ne plus filmer que le ciel ou la rivière. La question qu’une telle figure de style implique est la suivante : comment le paysage étouffe l’histoire, comment le drame est une minuscule virgule dans un monde infini.

Comme dans La libertad, le cinéaste joue d’un décalage. Si Vargas, le personnage principal du film, a l’air doux, aimable, poli, on garde en tête la première scène du film, ce double meurtre. Quelqu’un l’a bien commis. Et Vargas sort de prison. C’est donc sans doute lui. Mais on ne peut complètement le croire. Le choix de l’acteur est un vrai choix de mise en scène. L’histoire ne fonctionne que parce que Vargas semble parfaitement innocent.

Les images elles-mêmes fonctionnent selon un régime d’idéalité : l’homme dans la nature, quelque chose d’harmonieux. Mais, bien sûr, les morts ne sont pas loin. Vargas fait un feu pour chasser les abeilles d’un tronc d’arbre et récupère le miel. Plus loin, il attrape une chèvre sur un rivage, et l’égorge, avant de l’éviscérer. Là, son passé se révèle. On ne peut plus ignorer que Vargas est le meurtrier de la première scène. Son grand couteau le trahit. Son visage impassible ne masque plus rien qui tienne. La violence du personnage semble innée, sans construction dramatique, presque banale. Elle tient sans doute à l’indifférence du monde autour de lui.

Dans Fantasma, qui date de 2006 mais qui n’est jamais sorti en France, on retrouve Vargas et le bûcheron de La libertad. C’est la première de Los Muertos dans un cinéma de Buenos Aires. Vargas est là en tant qu’acteur. Le bûcheron rôde dans les couloirs.

Lisandro Alonso semble s’être mis à croire en la seule puissance de son style. Il échoue à résoudre en termes cinématographiques la question de la salle de cinéma (Goodbye Dragon Inn, de Tsai Ming-Liang, était autrement plus fécond). Il peine à créer un univers aussi fort que dans ses deux précédents films. Mais peut-être que le cinéma de Lisandro Alonso ne peut se contenter de son seul style. Ce qui importe, aussi, c’est son énergie d’immersion : pour filmer, il faut partir. Ce n’est pas de coller Vargas-le-paysan dans un ascenseur qui parle qui dit quoi que ce soit du monde. Et même, cela, cette fausse bonne idée, c’est se contenter du contraste pour seul effet, tandis que les deux autres films décalaient, nuançaient, singularisaient.

Ce problème relance la question de l’exotisme : on préférera toujours un film de jungle à un film urbain (ceci en guise d’auto-critique, car peut-être le fantasme romantique de l’homme seul dans la nature m’empêche d’adhérer pleinement à Fantasma).

L’autre problème, inquiétant, c’est que le film de Lisandro Alonso sonne comme un bilan. Déjà ? Après seulement deux films, il s’auto-commémore. Il reprend une séquence entière de Los Muertos. Il reprend la même musique. Les mêmes comédiens. Les mêmes figures de style.

Avec Liverpool, sorti très difficilement en 2009 (alors que le film date de 2007), Lisandro Alonso prend le parti de la neige. Il filme Ushuaïa. Un homme sur un cargo débarque et rend visite à sa famille, qui vit là.

L’acteur n’est pas le meilleur choix du cinéaste. Il joue un peu plus que Vargas et le bûcheron. Il a des mimiques, son visage commente l’action, et sa présence colle trop à son personnage. Il est à la fois plus policé et moins aristocratique. L’espace filmé, du coup, vit moins que dans La libertad et Los Muertos.

D’autres détails heurtent. Sur une porte, il y a une affiche représentant le Christ. Le personnage principal, nommé Farrell, pousse cette porte, et prend donc la place du Christ. N’est-ce pas un peu lourd ?

Malgré cela, Lisandro Alonso reste le roi du contre-pied. A la fille de Farrell, mentalement déficiente, fruit d’un inceste entre lui et sa mère, il fait dire toutes les deux minutes : « tu me donnes de l’argent ? » Les gens lui parlent, elle les ignore. On est loin de la représentation usuelle de l’attardée mentale.

Les vingt dernières minutes du film sont extrêmement puissantes. Farrell a rendu visite à sa famille. Il rejoint le cargo. Mais la caméra reste. Cela crée un déséquilibre très réussi. Comme si on avait arraché du film ce qui en faisait le centre. Comme si on reprécisait ce qu’est ce centre. Pas le personnage, non, mais sa présence. Farrell est parti, mais il a laissé, ici, quelque chose de lui. Alors le film reste ici.

Personne ne discute du passage impromptu de Farrell. Mais on sent que chacun accuse le coup. Ce sont sans doute les mêmes gestes que d’habitude. Seulement, on les regarde autrement. Il y a, dans chaque plan, la trace du fils. Trace que l’on tente d’étouffer sous le silence du quotidien. Et sous la neige.

Au vu des quatre films de Lisandro Alonso, on vient à voir en lui un cinéaste de la présence. Sa façon de placer l’homme dans le paysage a quelque chose d’unique et de fascinant. C’est une étude à la fois très physique (le corps, le geste, le travail, la nourriture), et très immatérielle (la trace, le passage, le passé). Ces deux aspects se trouvent liés d’une manière rarement vue ailleurs.


Texte publié aussi sur Kinok.

mercredi 15 décembre 2010

Indigène d'Eurasie - Sharunas Bartas

Sharunas Bartas s'affranchit de Paulo Branco, et en même temps se libère du carcan étroit dans lequel il avait enfermé son cinéma (forcément magique, mystique, illuminé), qui commençait à sentir la poussière chic, le vieux meuble qui rentre bien dans la case Arte, qui ne dépareille pas du reste.
Avec Indigène d'Eurasie, il fait un film de gangsters où il se met en scène, presque une série d'autoportraits en homme d'affaires esseulé. La grâce n'est pas donnée d'avance. Elle se construit peu à peu. Elle advient. Ainsi la dernière partie du film est-elle une échappée sentimentale surprenante et très inspirée, qui m'a beaucoup fait penser à Philippe Garrel (et à son Vent de la nuit notamment).
Le film traverse les territoires : l'île d'Yeu, Paris, Vilnius, Moscou. Le découpage haché du début renonce à nous laisser comprendre qui est où. Les téléphones portables brouillent les pistes. Certains contrechamps n'en sont pas. Bartas bat les cartes d'un jeu géopolitique, de migrations où les rêves sont toujours ailleurs.
Mais si le cinéaste s'est libéré du vernis chic de ses paulobrancoteries précédentes, il emprunte d'autres impasses : celle du dialogue de film français qui se croit américain, celle du personnage féminin qui voudrait être une femme fatale de film noir mais qui n'est qu'une démonstration de vulgarité. Des erreurs de débutant, dirait-on. Désempaillé, le cinéma de Sharunas Bartas peine à retrouver totalement une contenance.
Il la retrouve malgré tout, avec l'autre personnage féminin, celui de la pute russe et blonde, dont le destin tragique ressemble à un vieux conte. L'histoire entre Bartas et elle est fulgurante, exaltée - et l'un comme l'autre sont des acteurs qu'on prend plaisir à voir ensemble, parce qu'entre eux passe une électricité particulière. Dommage alors qu'il y ait ces allers-retours permanents sur la femme fatale et le marseillais. Si la hachure semble être la figure de style du film, encore faut-il savoir avec quoi hacher.
Quoiqu'il en soit, il est plutôt enthousiasmant de retrouver Bartas vivant et se réinventant.

mardi 14 décembre 2010

Le soldat dieu - Caterpillar - Koji Wakamatsu

"Manger, dormir, manger, dormir", se plaint la jeune épouse du soldat dieu, qui a vu son mari revenir de la guerre médaillé, mais amputé des bras et des jambes, à moitié impuissant, et muet. Cette plainte est aussi le programme du scénario, que la mise en scène agrémente de nombreux cris psychodramatiques et de flashbacks qui ne le sont pas moins.
Le regard du cinéaste ne peut être que celui de la cruauté - faire souffrir, défigurer, désacraliser l'idole en la traînant dans la boue. Le problème est que la boue dans laquelle on la traîne n'est autre que le film. Cinq minutes suffisent au spectateur pour comprendre. Le film dure 1h20. Sans doute une telle purge pour un spectateur japonais est-elle cathartique. Mais je ne suis pas un spectateur japonais.

lundi 13 décembre 2010

Survival of the dead - George Romero

La métaphore bande encore.
On l'avait déjà bien compris dans Diary of the dead : les morts se sont infiltrés en territoires connus, ils sont parfois l'épouse, les enfants ou les pères des vivants. Il y a, au sein-même du 'clan', des étrangers. Ce qui réactive le clan, puisqu'alors on se met à compter ceux qui restent.
Quoi de plus logique ensuite pour Romero que de revisiter façon zombie le western ? Survival of the dead se passe sur une île, terre partagée entre deux bandes rivales menées par deux patriarches farouchement opposés l'un à l'autre. Une seule figure échappe à ce clivage : Jane, sur son cheval parcourant l'île, refusant la loi du père, sans pour autant se compromettre à celle d'un autre, héroïne romantique ET libertaire.

Deux clans, donc. Le père de Janet veut tuer tous les morts pour que l'île soit saine. L'autre grand manitou, Shamus (shame us, notre honte ?), tue les vivants et protège les morts. Shamus est donc ce qu'on appelle communément un conservateur.
L'une des (nombreuses) morales de cette histoire, est que l'on ne doit en aucun cas se résigner face au conservatisme, puisqu'il n'a qu'un seul objectif, exterminer l'adversaire (il ne pense qu'en terme d'adversité). Quoiqu'on accepte de lui, on y passe.

Une autre des morales est que la solution contraire n'est pas la plus éclairée. Elle reste patriarcale, clanique, obtuse. Elle est incapable de penser que le mort peut évoluer (c'est-à-dire manger autre chose que la chair des vivants - ce qui rendrait toute guerre caduque).
Il ne s'agit donc plus pour les quelques héros en survivance à s'échapper de la dichotomie ambiante (dans laquelle le monde dépeint semble être reclus - conservateurs ou démocrates, point barre), et à continuer leur lutte sur le continent. Hors de question de devenir patriarches à leur tour. Ils préfèrent se mêler au monde. Ce n'est donc pas seulement la métaphore qui bande encore, mais aussi la rébellion.