jeudi 29 janvier 2009

Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard - Alain Fleischer


D’abord, dire le plaisir d’entendre Godard parler à nouveau (enfin !). Je me souviens, c’était il y a quelques années, dix ans, peut-être quinze, mes parents avaient acheté une télévision, et je l’avais vu invité chez Claire Chazal au journal télévisé pendant le festival de Cannes. C’était un moment étrange, très désaccordé, mais d’une beauté que la télévision ne quête plus aujourd’hui (au mieux, la télévision cherche un fou rire, un présentateur qui rate une marche, ou Fabrice Luchini). Cela correspond à peu près avec la mort de Deleuze. Aujourd’hui, Godard est relégué aux oubliettes, la sortie de ses films ne sont plus des événements, il n’énerve plus personne, il ne fait plus parler – simplement, on l’ignore : on l’a rangé dans la catégorie artiste, fin de l’histoire.
Et c’est bien cela qui émeut à la fin des Morceaux. Au moment de l’exposition Godard à Pompidou, nulle part on n’a traité le ratage autrement que sur le mode du scandale. Nulle part je n’ai pu lire ou entendre une version des faits un peu différente que celle du caprice de l’excentrique. Et pourtant, ce que Fleischer nous montre est tout autre : un artiste au travail, avec un vrai projet, des idées qui auraient pu être belles, mais qui ont été refusées (il faudrait en savoir plus sur ce refus institutionnel, sa nature, ses termes précis, mais là, évidemment, on a la version de Godard, et on s'y cantonne). Aussi, quand le cinéaste évoque, les larmes aux yeux, ses amis imaginaires, mathématiciens reconnus après leur mort, ce n’est pas une façon de jouer au poète maudit, mais de parler du monde, de sa violence, de cette violence très actuelle qui l’anime jusqu’aux sphères artistiques. Godard vient d’un autre temps. Tout mythe qu’il se sache être, il propose au journaliste l’interviewant d’aller boire un café après le travail (de la même manière, Deneuve est dans l’annuaire). Un temps où Paris était un lieu d’échanges, d’émulation, de délires multiples et partagés. Aujourd’hui, plus rien, le silence, la réclusion, la promesse de l’oubli.
Entendre cet homme parler est donc aussi précieux qu’entendre Agnès Varda, même s’il ment parfois pour arranger sa pensée (‘Null’ en allemand signifie ‘zéro’, lequel est sémantiquement distinct de l’adjectif ‘nul’ ; et ‘campione’ ne signifie pas ‘champion’ mais ‘échantillon’), même s’il est souvent très fier de ses blagues (et surtout lorsqu’il côtoie Labarthe), même s’il joue aussi au vieux (sa haine du dispositif, toute relative quand on a vu certains de ses films). Sa parole est malgré tout parsemée de fulgurances, de clairvoyances heureuses (le travelling d’Akerman, la pomme de Téchiné), et les idées s’épanouissent au fur et à mesure (ce qu’il dit à l’étudiant qui a réalisé une œuvre autour d’une machine à coudre est à la fois splendide en soi et très généreux dans l’échange), portées par un humour unique (un humour de langage).
Sinon, Fleischer ne se fatigue pas beaucoup. Il semble, au contraire de Godard, poser une limite très nette entre documentaire et fiction (mais sans la rigueur de Claire Parné filmant Deleuze pour l’Abécédaire), et livre un film esthétiquement ingrat (genre Michael Moore), narrativement lâche, parsemé d’éclats (le regard de Huillet sur Straub, quand Godard parle des couples qui durent, est magnifique).
Quelques temps morts, quelques temps gracieux – ce n’est pas indispensable, mais ça donne matière à penser, et c’est une chance de retrouver toujours bien présent un disparu.

mercredi 28 janvier 2009

Le miroir magique - Espelho Mágico - Manoel de Oliveira



Les mots me manquent pour parler de ce film extraordinaire.
Disons simplement que Oliveira s'autorise tout ce que les autres cinéastes fuient : d'interminables dialogues, une alliance assez singulière d'intelligence, de culture, d'humour et de psychologie, de vrai et de faux, de contemplation et de fabrication, des ruptures de ton et de temps, des inserts quasi-touristiques, des séquences oniriques, du théâtre et du roman, une multiplication des personnages secondaires et des sujets abordés - on pourrait en citer quelques uns : la criminalité en tant que romantisme, les différences de classe, la foi et la vanité, le monde des femmes, la limite presque invisible entre le matérialisme et l'aveuglement, l'amour, la solitude... mais ça ne suffirait pas à décrire le film - ce qui est remarquable, c'est que chaque séquence développe un thème qui lui est propre ; le film n'évolue pas en approfondissement, mais en élargissement, en rayonnement - on pourrait alors parler de film solaire.

lundi 26 janvier 2009

Elégie de la traversée - Elegiya dorogi - Alexandre Sokourov


C'est sublime. Un des films les plus forts du cinéaste.
Les images y sont retravaillées jusqu'à la limite de l'illisibilité. Elles semblent souffrantes, châtiées. Le rapport de Sokurov à l'image est, me semble-t-il, religieux - c'est dans l'agonie du visible que point une vérité (une essence ?). Sokurov n'est pas un maniériste (seulement les mauvais jours) - son esthétisme est un mouvement, plus qu'un but.
Il nous entraîne ici dans un voyage à la première personne, sous la neige, sur un texte chuchoté. On voit un village (celui d'Elégie paysanne, d'après le dossier du dvd), un lieu de culte, des forêts, et puis des villes, une aire d'autoroute, un musée dans la nuit (le musée Boijmans à Rotterdam), sans le moindre réalisme géographique. C'est un monde rapiécé, bricolé. Un monde non mesurable selon des lois humaines ou logiques. Les tableaux sont filmés comme tous les autres paysages. Et tous ont un lien intime à la première personne du film. Sokurov s'en approche, protège de sa main un clocher, reconnaît une place, un nom, mais pas les enfants, qui semblent avoir été posés là après-coup : un monde ancien - le film est comme un parchemin troué ouvrant sur d'autres parchemins, aux hiéroglyphes plus ancestraux encore.
On retrouve, dans Elégie de la traversée, la sensibilité de films comme Les jours de l'éclipse ou La voix solitaire de l'homme. Quelque chose de flou, mutable, mouvant - plus primaire que les très élaborés Moloch, Le soleil ou L'arche russe. Cultivé, oui, mais dans une immédiateté, une nécessité - quelque chose de plus profondément existentiel. On sent un désarroi dans ce voyage. L'impossibilité du retour.
Dans le film, Sokurov rencontre un jeune homme, qui vient lui parler de Dieu. Dans le 'réel', Sokurov a fait le voyage avec ce jeune homme. Pour la séquence de la rencontre, il l'a laissé parler dans sa langue d'origine, le flamand, que personne dans l'équipe ne comprenait. Le jeune homme a improvisé. Et quelque chose d'extraordinaire s'est produit. On croit à la rencontre. On croit en la vérité de cet instant. Simplement parce que le cinéaste a eu confiance en son acteur. Parce qu'il l'a laissé fumer sa cigarette, parler de la pire nuit de sa vie dans une prison des Etats-Unis, et balancer sa tête comme s'il écoutait une musique entendue par lui seul. Un autre cinéaste aurait voulu écrire ce moment. Sokurov, non. Et le jeune homme dodeline - l'image aussi, tremblante, agitée par des vagues lentes, remuée, qui donne une surface à la profondeur, une matière à l'être.
Un arbre ouvre le film : décharné, mais portant des fruits rouges. On en trouve un autre plus tard, dans la cour du musée, sous la lune : un arbre en fleur sous la neige ; Sokurov protège les fleurs de ses mains. Il s'agit de préserver une mémoire qui n'est pas celle du temps, ni de la vie humaine. C'est une mémoire plus vaste, à la fois collective et divine, passée et future. Le temps est comme l'espace : rapiécé, plein de trouées, de fuites, de doublons.
Les films qui nous invitent ainsi à déplacer/décrasser notre perception du monde sont précieux.

vendredi 23 janvier 2009

Les trois singes - Üç maymun - Nuri Bilge Ceylan

Pas de quoi crier au scandale, Les trois singes n'est pas un film indigne. Une narration un peu lâche, et surtout une recolorisation épouvantable font du nouveau Ceylan un film mineur.
Quelques pistes sur cette couleur : d'abord, l'idée de la matière. Désaturées, les couleurs jouent sur les bruns, les ocres, les verts, et toutes ces teintes composées avec le suffixe -âtre (jaunâtre, par exemple). Ceylan voudrait nous faire croire à une image-terre, épaisse, chargée d'une mémoire et d'un temps - comme si le monde absorbait les histoires des hommes, s'en imprégnait. Une image-terre et des visages-montagnes. Au risque d'un certain statisme esthétique.
Il y a toujours beaucoup de météo chez Ceylan - ici, c'est presque un cliché : avis de tempête en plein drame conjugal, pluie salvatrice au final, etc... Du monde organique, on passe subrepticement au monde symbolique - les intentions sont plus lourdement volontaires, et il y a quand même beaucoup de naïveté dans cette façon de croire que le monde répond aux hommes.
Ca a aussi quelque chose à voir avec la DV. Qu'on le veuille ou non, la pellicule donnait à l'image une matière que le numérique occulte. La dv déréalise en créant des effets de sur-réalité. La lumière est soit violente, soit douce. En un sens, l'image numérique est plus manichéenne. Et Ceylan, qui joue sur cette limite du regard cynique/compassionnel (ni l'un ni l'autre, en fait), se retrouve ici piégé, accusant/accusé, par l'effet de redite.
Par contre, ce qu'il n'a pas perdu, c'est l'art de composer un cadre. Lui manque peut-être un peu d'ivresse dans la narration. Soit vraiment narrer, soit vraiment abstraire - il joue, dans Les trois singes, sur un entredeux un peu mollasson. Mais bon, c'est le plus mauvais film de Ceylan qu'il m'ait été donné de voir, et c'est quand même quelque chose.
Ce qui m'a le plus touché, là, c'est le rapport de Ceylan au sommeil. Je n'ai jamais vu des corps dormir comme ça. Et cet état, un peu permanent, de léthargie. Et le premier plan sur cet homme qui conduit dans la nuit et essaie de garder les yeux ouverts.

dimanche 11 janvier 2009

Fric et foi, l'homme de Dieu en colère & Le sermon de Huie - Glaube une Währung & Huie's Predigt - Werner Herzog



Le sermon de Huie, de Werner Herzog (1980)


Le dispositif est très simple : un plan séquence d'une trentaine de minutes sur la transe logorrhéique d'un évêque de Brooklyn, impressionnant d'abord par ses amalgames (Iran, transexualité, crash boursier, etc...), mais surtout par sa force persuasive, vibrante, hallucinée - l'impression de voir un avion qui décolle, avec toute la lourdeur de la machine, et toute la grâce de son vol – vacarme et équilibre.
Ce plan séquence est coupé et suivi par quelques travellings dans les rues délabrées du quartier - mais ce n'est pas un travelling accusateur (du type "regardez comme il profite de la misère"), c'est un simple contrepoint qui montre combien la chaleur, l'ivresse, l'euphorie des dimanches matins au temple où officie Huie, semblent surnaturelles.
Le sermon de Huie, scandé par-delà l'épuisement, au-delà des mots et des limites du langage, ressemble à ce que Joyce aurait pu faire improvisant sur une scène (la culture en moins) - un mélange de James Joyce et de James Brown. On ne sait plus ce qui est dit, on n'entend plus qu'une énergie. La vie réduite à son squelette, et trouvant, dans le décharnement (ou la décivilisation), des ressources incroyables, primaires, chamaniques.
La force de Huie réside dans sa façon de communiquer la transe (pas seulement de la vivre, mais de la partager, ce qui demande autrement plus d'effort), d'être le médiateur d'une foi en un autre monde où le sens n'aurait aucune raison d'être et que la parole rendrait transparent.
Ce sont trente minutes éprouvantes et splendides, beaucoup moins 'dirigées' qu'un documentaire comme Jesus Camp (qui fait son beurre sur la bêtise des fidèles), grâce à la radicalité de son dispositif. Une longue ascension suivie d'un vol plané qui ne peut plus s'arrêter. Trente minutes pendant lesquelles on passe par toutes sortes d’impressions : l’effroi, le rire, le plaisir, le charme (au sens empoisonné du terme).
Un dernier plan nous permet d'échapper à l'emprise : Huie, face caméra, silencieux après la bataille, soudain statique et banal.



Fric et foi - l'homme de Dieu en colère, de Werner Herzog (1980)

Un film de montage sur Gene Scott, prédicateur de télévision, qui propose quelques séquences impressionnantes dans leur façon de mettre à nu le dispositif télévisuel. Ainsi, Gene Scott gardera le silence, boudeur, face caméra, tant que la somme récoltée ce soir-là ne passera pas les 250000 dollars – son silence est à la fois le spectacle et la menace du spectacle. Une fois la somme encaissée, il hurlera aux spectateurs sa rage, son dégoût pour leur paresse et leur avarice – le spectateur est ainsi violemment assigné à sa place de spectateur.
Ces extraits sont croisés avec un entretien réalisé par Herzog. On y entend un homme épuisé, qui tient tout son secret dans une valise noire ("un million de dollars, des chaussettes sales, mes mémoires?", s'amuse-t-il à nous narguer), et se désespère d'être stérile ("un jour, dans un orphelinat portugais, j'ai ramassé la tartine qu'un enfant avait fait tomber, et l'enfant s'est écrié "Papa !").
Le documentaire est un peu rapide, on aurait aimé qu’il s’étoffe.

vendredi 9 janvier 2009

Petit Dieter doit voler & Rescue Dawn - Werner Herzog



Petit Dieter doit voler, de Werner Herzog (1997)


Même procédé que dans Les ailes de l'espoir : un survivant raconte comment, précisément, objectivement, il a survécu.
Au programme : son avion est attaqué par les Vietnamiens, il s'écrase, l’homme s'enfuit dans la jungle, est capturé par un groupe armé, torturé, conduit jusqu'à un camp (et Dieter, né en Allemagne juste avant la guerre, venu aux Etats-Unis pour apprendre l'aviation, parlant très bien anglais, ne prononce pas 'camp' à l’américaine, mais à l’allemande, et c'est le seul germanisme qui émerge de son discours exalté), il reste dans ce camp six mois, affamé, se nourrit de vers et de souris, est trop faible pour attraper le serpent qui dort près de lui, pisse et chie à l'endroit où il dort (il n'a le droit de sortir qu'une fois par mois), monte un plan avec les autres prisonniers pour prendre d'assaut la cantine des Vietnamiens, le plan échoue, mais il parvient à s'échapper avec un prisonnier, ils marchent dans la jungle, suivent une rivière qui devrait les conduire au fleuve séparant le Vietnam du Cambodge, fabriquent un radeau, échappent de justesse à une cascade de plus de cent mètres nichée derrière un coude de la rivière, continuent à marcher, subissent la mousson, les glissements de terrain, la boue, les sangsues, sont de nouveau capturés par des villageois, le compagnon de Dieter a la tête tranchée, mais Dieter leur échappe encore, continue à descendre la rivière, est suivi par un ours, et, mourant de faim, se décourageant, attrape un serpent d'eau, le mange, et est finalement repéré par un hélicoptère américain. Il dira : "je savais que la mort ne voulait pas de moi".
La parole de Dieter est exaltée, les mots s'enchaînent à une vitesse hallucinante, et ce qui revient à chaque fois, c'est la joie d'être vivant et libre. Moins pragmatique, plus excité que l'héroïne des Ailes de l'espoir (on le voit se faisant tatouer un ciel avec une porte ouverte sur le dos), il n'en reste pas moins très concret (comment se défaire de menottes, comment faire du feu avec des bambous - et Herzog en profite au passage pour nous montrer le film d'entraînement à la survie dans la jungle présenté aux soldats, en s'en moquant bien sûr, en dénonçant son manque flagrant de réalisme et l'imagerie héroïque qui le sous-tend -, et comment il s'est échappé du camp, très précisément) – un mélange de candeur et de clairvoyance.
Il raconte aussi ce souvenir, cette scène qui lui a donné envie d'apprendre l'aviation : son village était bombardé par les Allemands, il était avec son frère à la fenêtre du grenier de sa maison, il a vu un avion foncer droit sur lui, et dans le cockpit un homme l'ayant évité de justesse - il comprend alors qu'il veut voler plus que tout au monde.
Herzog le met en scène dans son présent : il en résulte des scènes joyeuses, étranges, où on le voit ouvrir et fermer dix fois de suite la porte de sa maison avec une exaltation intense.
Le cinéaste l'embarque ensuite sur les traces de sa survie, au Vietnam. Le documentaire est passionnant, ne néglige aucun aspect de la personnalité de Dieter (sa naïveté face à la guerre, son amour pour les Américains, son humour de survie, sa détresse lors de l'évocation de son compagnon de fuite dans la jungle), et donne à entendre, encore, la parole d'un homme qui ne cesse de survivre.

Rescue Dawn, de Werner Herzog (2007)

Le pendant fictionnel hollywoodien de Petit Dieter doit voler, avec Christian Bale dans le rôle de Dieter.
C'est intéressant de voir ce que Herzog a gardé du récit réel, et ce qu'il a transformé pour la fiction. Il semble s'attacher à rendre son film le plus concret possible, et il y parvient souvent (c'est presque bressonien). Le film est littéralement porté par l'acteur, Christian Bale - ce sont une série d'instants de grâce (on le voit attraper un serpent d'eau avec les mains, mais pas comme quelqu'un qui a fait ça toute sa vie : comme quelqu'un qui doit absolument le faire pour survivre).
Malheureusement, quelques exigences hollywoodiennes restreignent la portée du film (la musique, la fin héroïque, l'ambiance des troupes vue et revue). Et surtout, Rescue Dawn se restreint à ne narrer que le temps de l'aventure de Dieter, alors que son présent (sa manière de survivre à la survie) - mais aussi l'instant juste après l'aventure, où il devait dormir dans le cockpit d'un avion pour ne pas crier la nuit - donnait au documentaire plus de champ pour la pensée.

mercredi 7 janvier 2009

Encounters at the end of the world - Werner Herzog



Ce sont toujours les mêmes questions (l'homme et la nature, l'existence singulière, la limite du monde et celle de l'Humanité). Ca se passe cette fois-ci en Antarctique, où Herzog a un ami musicien et plongeur.
On y voit :
- d'incroyables plans sous-marins sous la glace, des bêtes monstrueuses aux couleurs vives, des coquillages avec des dents, des vers avec des ongles ;
- une base américaine dégueulasse où vivent six mois par an quelques doux dingues extraordinaires (une femme ayant traversé les continents américains dans un tuyau de canalisation, et performant sur la scène du bar de la base un show hilarant où elle se transforme en sac à main ; un linguiste dont les recherches ont été détruites par une bande d'universitaires new-age, et venu en Antarctique, sur un continent sans langue, pour cultiver des tomates ; un prisonnier du bloc de l'Est qui s'est évadé, et qui transporte toujours avec lui un sac contenant tout ce qu'il faut pour de nouveau s'évader ; un ancien banquier qui en a eu marre de l'argent et qui conduit désormais le plus gros bus du monde ; un biologiste qui effectue sa dernière plongée avant de prendre sa retraite, visiblement très ému, bouleversé, mais sûr de ne pas pouvoir aller plus loin dans ses recherches) ;
- un concert sans spectateur hormis la caméra de Herzog, entre une mer gelée et un cirque de montagnes, moment splendide, divin ;
- des hommes avec des seaux sur la tête se préparant pour une expédition dans le brouillard ;
- une comédie magique avec quelques pingouins, l'un d'eux est devenu fou, et au lieu de rejoindre la mer, il court vers les montagnes.
Le film a la forme simple d'un voyage, accumulatif, compilatoire, mais toujours intense, que ce soit dans les moments où le monde semble répondre très clairement aux questionnements du cinéaste, ou dans les moments où au contraire tout paraît absurde et sans joie. Il y a toujours quelque chose à voir - que ce soit le néant ou l'absolu.
L'impression est alors évidente : nous entrons en dialogue avec un univers sans humanité, et percevons, dans cet étrange échange, le terme du règne humain, et la fragilité essentielle de cette vie présente.

dimanche 4 janvier 2009

Grizzly Man - Werner Herzog



Grizzly man est un montage d'images d'archive de Timothy Treadwell, qui partait chaque année en Alaska à la rencontre des grizzlys, et d'interviews de ses proches après sa mort. D'un côté, des images fascinantes d'une nature sauvage et d'un être violemment tourmenté tentant d'être à la hauteur de cette sauvagerie, de l'autre, des témoignages doux, des échanges où Werner Herzog recueille un maximum de confiance et d'exigence, l'évocation d'une existence jamais réduite à ses quelques étapes symboliques.
Timothy Treadwell est tour à tour fascinant, irritant, comique, bouleversant, son existence est peu commune, et les images qu'il a ramenées de ses séjours sont uniques, simplissimes, élémentaires - et l'on voit s'y télescoper pur enthousiasme et angoisse qui lamine (la question de la présence au monde, de la joie d'être là et de l'imminence de la mort).
Timothy Treadwell observe les ours et se voit - Herzog, en observant Treadwell, se voit également. Cela pourrait être stérile (et l'on se serait bien passé de quelques commentaires en voix-off du cinéaste, qui non seulement objecte à la moindre assertion un peu trop rapide de Treadwell, mais commente aussi, interprète, au point que l'on se sent parfois prisonnier d'un dialogue auquel on ne peut participer. Ainsi, sur la dernière séquence tournée par Treadwell quelques heures avant qu'un ours ne le dévore, Herzog voudrait nous forcer à penser que son personnage se doute de quelque chose, parce qu'il peine à mettre un terme à son monologue, parce qu'il ne cesse de retarder le moment où il sortira du champ. Mais Treadwell ne cesse, que ce soit deux heures avant sa mort ou cinq ans avant, d'éhsiter à sortir du champ, de prolonger indéfiniment ses diatribes furieuses ou geignardes. Et c'est bien cela qui est fascinant chez lui : la possibilité de la mort est toujours quelque part dans sa conscience, et il lutte contre cela, il lutte pour sa présence immédiate, il ne cesse de survivre.)
cela pourrait être stérile, donc, si les expériences respectives de Herzog et Treadwell ne trouvaient pas de point de jonction. Or il y a, dans ce Grizzly Man, aussi bien chez Herzog que chez son personnage de documentaire, un questionnement commun : qu'est-ce qu'une vie extraordinaire ? Et chaque voyage en Alaska pour l'un, et chaque film pour l'autre, est l'occasion de remettre en jeu cette question, de remettre à l'épreuve le sens de la vie, l'amour du monde, et la pérennité de la personne humaine. Si bien que Herzog nous bouleverse lorsqu'il se prend d'affection pour Treadwell, et lui érige un tombeau digne, lucide et franc, amical, presque joyeux. Le cinéaste est du côté des vivants. Ce qu'il obtient des proches de Treadwell est toujours élégant. Il semble faire ce film pour eux. Et chaque film de Herzog est ainsi : laisser aux hommes du présent et peut-être à ceux du futur un manuel de survie en univers hostile, la trace d'une expérience pleine de doutes, d'erreurs, et parfois, peut-être, de grâce, mais cette grâce est toujours incertaine.
Herzog sermonne un peu parfois, mais c'est comme s'il voulait prévenir Treadwell du danger qu'il encourt - c'est toujours dans une forme de confrontation, ou de dialogue, avec un être qui a eu l'idée merveilleuse de laisser derrière lui des traces de sa vie exceptionnelle. Ainsi cette scène où le cinéaste écoute, de trois-quart dos à la caméra, dans un casque, les derniers mots et cris de Treadwell dévoré par le grizzly (la caméra de l'aventurier tournait à ce moment-là, mais le cache était resté sur l'objectif), sans nous infliger cette atrocité, et prévenant l'amie, qui détient l'enregistrement, de la violence qu'elle pourrait s'infliger si elle en venait à l'écouter. Elégant et magnifiquement suggestif : entre l'année où le film est sorti en France et sa seconde vision aujourd'hui, j'avais cru que Herzog nous avait montré les images du carnage. Ainsi regardons-nous Herzog regarder Treadwell regarder l'ours, et nous voyons tout très clairement. Grizzly Man offre au spectateur un surcroît de lucidité.
En fait, le film ressemble aux moments dépressifs de la pensée nietzschéenne, à ces aphorismes dont on se rend compte soudain qu'ils ont été trop rapides, qu'ils ont négligé l'objet de leur étude, à ces instants où Zarathoustra se décourage - la vie de Timothy Treadwell a tout l'air d'une erreur, et la force du documentaire de Herzog est de venir la prolonger, jusqu'à ce qu'elle atteigne un point sublime qu'elle n'avait cessé d'entrevoir.

vendredi 2 janvier 2009

Une femme douce - Robert Bresson


"Ouvre les yeux" - ainsi le mari supplie-t-il sa femme une toute dernière fois, avant qu'on ne visse le couvercle du cercueil qui l'emporte. Ce sont les derniers mots du premier film en couleurs de Robert Bresson. Mais pas la seule occurrence du 'regard', ici restreint à son sens européen, comme lieu de vérité et d'incarnation. Aussi le mari dit-il avoir pardonné à sa femme (une faute qu'elle n'a pas commise), mais ne pas souhaiter croiser son regard. Nombreux sont les jeux d'évitement - dans l'intimité du couple, une même pièce réunit les deux corps, mais ceux-ci évitent de pénétrer dans le champ de vision l'un de l'autre (Dominique Sanda les yeux rivés à son gramophone, et son mari le dos tourné, regardant le sport hippique à la télévision). On voit également un très gros plan sur les yeux bleus de Sanda, intenses, incandescents, juste avant son suicide (extraordinaire actrice, qui tient, dans la raideur du dispositif bressonien, le mystère de son personnage d'un bout à l'autre du film, au point de le rendre extraterrestre).
Si les yeux jouent contre le monde (et pour la vérité), les mains, au contraire, participent. Elles échangent des objets contre de l'argent (le mari de Sanda est prêteur sur gages), pèsent un bijou, évaluent l'authenticité d'une matière, signent dans le registre, désignent du doigt ce dont elles ont envie, ne cessent d'objectiver le réel - et s'il s'agit d'ouvrir les yeux, c'est sur la relation amoureuse et son pouvoir aliénant, chosifiant, mortifère. Les mains semblent toujours aller dans le sens de la tyrannie moderne. Sauf dans cette scène, incroyablement sèche, qui peut sembler anecdotique, mais qui est le premier moment de refus du personnage de Sanda : le couple est à la campagne, elle cueille des marguerites, ils montent dans la voiture pour rentrer à Paris, elle jette les fleurs par la fenêtre. "Tu n'aimes pas les fleurs ?", demande le mari d'un ton sévère. Dominique Sanda a refusé d'emporter le bouquet, de prendre la beauté du monde, de se l'approprier - et ses mains en jetant les fleurs ont 'manifesté'. Premier mouvement de violence contre la raideur des romances anémiées ("Tu iras au cinéma tant que tu veux, mais nous n'irons pas au théâtre, c'est trop cher" - ainsi le mari établit-il son plan de vie pour deux).
Les mains contre les yeux, donc. Une femme douce est un film qui découpe. La scène du suicide, deux fois répétée, au début et à la presque fin du film, est d'une élégance terrible : une fenêtre ouverte, des objets qui vacillent sur le balcon, un foulard qui flotte, un corps face contre la chaussée, un filet rouge près du crâne, et les pieds des passants qui s'attroupent autour. Tout le film est construit ainsi, dans un art mêlé de récit et de suggestion, de vue d'ensemble (la fin nous est donnée dès le début) et de particularisation.
Cela pourrait être très théorique, si Bresson n'avait pas ce génie de l'habillage : les disqu
es de Sanda sur son gramophone, sautant d'un genre à l'autre sans raison apparente ; les émissions de télévision du mari (courses automobiles, sport hippique, documentaires sur la seconde guerre mondiale) ; mais aussi des détails fulgurants : Sanda pleurant, la tête dans son livre sur les oiseaux ; ou bien cette pile de disques et de livres qu'elle ramène à la maison, surmontée d'une petite boîte de gâteaux.
C'était le premier film en couleurs de Bresson. Les couleurs semblent avoir eu pour lui une fonction à la fois érotique et mortifère (les corps découpés, des blasons amoureux, mais aussi des pièces de boucher) - l'être désiré devient objet de désir et cesse d'être. Juste avant son suicide, Sand
a dit à la bonne qu'elle est heureuse. Elle se regarde dans le miroir - champ, contre-champ, puis de nouveau le champ - et elle saute du balcon. Elle laisse à son mari l'image d'une femme heureuse, elle sait qu'elle n'est plus qu'une image, les miroirs domestiques l'ont figée, elle peut sortir du monde.
"-Des millions de femmes rêvent de se marier, argumente le mari au début de sa relation avec Sanda.

-Oui, mais il y a les singes aussi", rétorque-t-elle dans le Jardin des Plantes.
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