mercredi 31 décembre 2008

en 2008, dix films

1. En avant jeunesse - Pedro Costa
2. Sub - Julien Loustau
3. L'heure du berger - Pierre Creton
4. Hunger - Steve Mac Queen
5. Merde - Leos Carax
6. Frownland - Ronald Bronstein
7. Two lovers - James Gray
8. A bord du Darjeeling Limited - Wes Anderson
9. Woman on the beach - Hong Sang Soo
10. Je veux voir - Joana Hadjithomas et Khalil Joreige

10 fausses valeurs pour 2008

1. Paris, de Cédric Klapisch
2. Burn after reading, des frères Coen
3. There will be blood, de Paul Thomas Anderson
4. The dark knight, de Christopher Nolan
5. Il divo, de Paolo Sorrentino
6. Promets-moi, de Emir Kusturica
7. La princesse du Nebraska, de Wayne Wang
8. Lust, caution, de Ang Lee
9. L'île, de Pavel Lounguine
10. Blindness, de Fernando Meirelles, confortable nanar

lundi 29 décembre 2008

Le cri de la roche - Cerro Torre - Werner Herzog



Mathilda May a le mauvais rôle : une femme délaissée par son amant alpiniste, Roccia, et se tournant vers Martin, jeune prodige de l'escalade acrobatique. Herzog se désintéresse totalement du flux sentimental de sa fiction. Les clichés sont tous là, sans vie. Mathilda May fait figure d'époque, face à Roccia l'intemporel et Martin l'étincelle. La femme du héros herzogien (Claudia Cardinale dans Fitzcarraldo, répudiée de l'aventure), soit n'existe pas, soit se contente d'être un faire-valoir, Pénélope reprisant des chaussettes en attendant le retour d'Ulysse. Quelques scènes devraient nous émouvoir : elles nous font rire - ainsi Mathilda May au premier plan jouant le tourment d'un coeur délaissé, perdue, et au-dessus d'elle Martin, accroché au plafond, dans ce short qu'il ne quitte jamais, même pour les scènes de lit.

Herzog n'est pas un cinéaste sentimental. Ses aventures ne sont pas celles du coeur. Son cinéma n'a rien de policé ni de citadin, son style brutal et son humour hargneux f
ont de lui un cinéaste mal-aimé, souvent réduit à son origine (allemande, rebaptisée 'teutonne' pour l'occasion - et l'on sous-entend lourd, bête, et dangereux). Ses films les plus célèbres (Aguirre, Fitzcarraldo) se donnent des airs de grand spectacle raté - le premier, trop cérébral, le second, trop réaliste dans son gigantisme. Herzog est si singulier dans sa démarche, si insaisissable - les à-coups d'une esthétique tantôt sublime tantôt abandonnée, tantôt canonique et tantôt outrancière -, ni réductible au cinéma contemplatif ni au grand spectacle, ni waltdisneyien dans son rapport au monde, ni manichéen, quoique ouvertement discursif, et sans filiation, si ce n'est du côté de la littérature : François Augiéras, autre singulier solitaire, à qui l'on pense lorsque le jeune nomade de Wodaabe (splendide reportage brouillé par une voix-off approximative, sans doute indépendante de la décision du cinéaste), vivant dans un tas d'ordures, dit s'allonger le soir dans le sable et regarder les étoiles, et éprouver alors une joie intense - si peu identifiable, donc, qu'on a cherché à le marginaliser, et qu'on a fini par y parvenir. On pourrait croire que le cinéaste ne cesse de vouloir diriger notre regard, nous enfermer dans un système de pensée trop clairement défini - mais depuis que Beaubourg propose une rétrospective intégrale, et qu'on a vu se glisser, entre deux fictions titanesques, un documentaire aussi complexe que Pays du silence et de l'obscurité, on sait qu'il n'en est rien. Que la brutalité de Herzog est le fruit d'un questionnement abyssal sur l'incarnation et la confrontation aux structures du monde. Que si son champ intellectuel est souvent très ou trop clairement tracé, c'est pour franchir ces lignes, les repousser, les altérer. Que son cinéma est, plus que nul autre, celui de l'affrontement.
La communauté cinéphile, par sa nature citadine et communiante, est vouée à l'adhésion massive ou à la révocation définitive. Un certain sectarisme a fait d'Herzog un mangeur de saucisses lisant l'horoscope de son quotidien bavarois, avant d'entamer une danse traditionnelle dans des costumes en peau. Cette communauté, fondamentalement grégaire, ne peut laisser coexister Weerasethakul et Kurosawa - c'est un peu comme si l'on demandait aux bibliophiles de brûler soit Tolstoï soit Dostoïevski. Elle croit au concept d'oeuvre-en-soi, et ne conçoit pas qu'on puisse préférer partir à la rencontre de Herzog avant d'aller trouver Fassbinder. Le temps, la quête intime, le développement personnel, ne négocient pas avec l'idôlatrie restrictive. Bien sûr, il y eut quelques miracles (la revalorisation d'un certain cinéma hollywoodien notamment : les Die Hard, Titanic, etc...), mais Werner Herzog reste banni. On ne voit chez lui que naïveté ou manipulation - ce qui est suffisamment paradoxal pour qu'on daigne un jour reconsidérer ces jugements hâtifs. Herzog fait un cinéma humain (trop humain, nietzschéen), et s'inscrit dans son art avec une force et une intelligence peu commune (le problème résidant sans doute dans ce mariage de force et d'intelligence, si loin des clichés séparant le monde des intellectuels de celui des brutes). Voir un film de Werner Herzog, c'est accepter que tout ce qu'on verra ensuite paraisse truqué, sentimental, ou faible.

Ici, dans ce Cri de la roche inégal, il s'agit d'opposer deux hommes, deux conceptions de l'alpinisme, et de confronter ces deux hommes à un même sommet, le dangereux Cerro Torre de Patagonie, jamais gravi. On voit très bien se mettre en place le dispositif rhétorique, et Herzog prend clairement parti (plutôt Roccia que Martin) - on pourrait craindre le pire si l'enjeu n'était que discursif, alors qu'il est d'une toute autre nature : spatial, pourrait-on dire. Deux ascensions, deux manières d'investir un même espace. Et au-delà du discours, un regard sur ce discours.
D'un côté, donc, le spectacle et son indifférence (Martin dit pouvoir vaincre "n'importe quelle paroi"), de l'autre, la solitude d'un geste sage, cherchant sa matûrité dans l'adaptation et la spécificité. Martin joue aux échecs sous sa tente, Roccia court dans la neige, apprivoise l'espace (jusqu'à ce plan où, avec une évidence confondante, il vient manger une pomme près d'un rapace immobile sur un arbre, au pied du pic). Herzog, déjà, grâce à ces deux détails (le jeu contre la marche), brouille les pistes des pensées préconçues : l'athlète est avant tout cérébral, le sage est concret (pris dans la concrétude de son absolu).
Entre eux circulent plusieurs figures, comme les ramifications d'un discours précisément circonscrit : un journaliste avide de scoops (qui sera le premier à gravir le Cerro Torre ?), un producteur assoiffé de fric, une femme égarée, une Indienne. Autant de regards qui ne cessent d'élargir le dispositif (magnifique plan d'hélicoptère de Roccia courant vers la montagne, auquel s'ajoute un commentaire sarcastique : "il est le seul homme au monde qui ne soit pas dérangé par la présence d'un hélicoptère au-dessus de sa tête", dit le journaliste à l'équipe de télévision enregistrant les exploits parallèles des deux alpinistes concurrents).
La première séquence, à ce titr
e, est fantastique : c'est un championnat d'escalade sur mur artificiel, que commentent Roccia et le journaliste, et auquel Martin participe. Herzog, en assistant décorateur, prépare le show : la voiture offerte au vainqueur doit briller mais pas trop. Le moment le plus spectaculaire du tournoi est filmé de très loin, depuis la cabine des commentateurs, dont les silhouettes se découpent sur les ronds de lumière pointant les gestes des athlètes. Herzog ne renonce pas au sensationnalisme du spectacle, mais il lui ajoute un point de vue, et prépare sa venue.
De même, aux deux tiers du film, Marti
n part en Australie escalader en solo une montagne rouge pour une séance photo. Les images saisies par Herzog sont à la fois sublimes et vaines (elles ne disent rien de la réalité du monde, elles montrent un exploit, mais pas sa préparation, elles isolent un temps spectaculaire d'une ascension sans doute plus lente) - on retrouve aussitôt l'une de ces images en poster dans la chambre à coucher de Mathilda May et de Martin en short.
Enfin, un troisième alpiniste joue
son petit tour brechtien - un illuminé, fou de Mae West, ayant perdu quatre doigts dans l'ascencion du Cerro Torre, et vivant à son pied. Personne ne lui demande s'il est parvenu au sommet. Lui-même ne le dit pas. Il ne parle que de la violence de cette montagne, de ses doigts perdus, et de ses lettres à Mae West. Il surgit brutalement, comme le fou d'Ordet, dans la tente de Martin et dans la maison de Roccia. Il dit ce qu'il est et personne ne l'entend. Le plan final nous le révèlera. Un franc-tireur, qui dans le film fait circuler toutes les idées, et introduit du relatif dans cette quête d'un absolu.


Le cinéma d'Herzog est invraisemblablement intelligent, jamais démiurge ni déifiant, pas non plus ironique, mais jamais abusé (sans se laisser désabuser). Son intransigeance nous débarrasse des scories du cinéma pour cinéphiles.

Echos d'un sombre empire - Echos aus einem düsteren Reich - Werner Herzog



Deux scènes animalières encadrent ce documentaire sur Jean-Bedel Bokassa : d'abord, des crabes rouge sang envahissent une plage et une voie ferrée ; enfin, un singe fume une cigarette façon James Dean dans le zoo où ont été recueillis les lions et les crocodiles de l'empereur mégalomane - "promets-moi que cette scène sera la dernière", demande Michael Goldsmith à Werner Herzog, "je ne peux plus voir ça".
Le cinéaste suit donc Michael Goldsmith, un journaliste que Bokassa avait fait emprisonner, recueillant des témoignages de proches sur le dictateur ayant quitté son château français pour se présenter à la justice de son pays - laquelle veut le condamner à mort. Tout ce que nous entendons semble absolument irréel - cela tient peut-être à la façon dont Herzog 'met en scène' les entretiens : des allers-retours près des gondoles à Venise, avec l'une des filles de Bokassa, qui fut aussi son amante ; une promenade dans un parc d'attractions avec "la vraie Martine" (une autre fille de Bokassa, qu'il avait eu alors qu'il servait pour l'armée française en Indochine, et qu'il a fait chercher par le gouvernement français, lequel lui en a fourni deux) ; un tour autour d'un bassin avec David Dacko, un cousin... Des corps en mouvement racontent des histoires du passé, entre humour et crainte, soulagement et persistance de la terreur. Des corps désincarnés, qui livrent leurs hypothèses, qui semblent se figer dans un temps qui n'apparaît plus (qui n'apparaît que sur ces corps figés, justement).

Quelques images du sacre de Bokassa laissent rêveur : le prince héritier bâille à s'en décrocher la mâchoire, s'endort face aux danses des fidèles, fait preuve de beaucoup de mauvaise volonté indolente quand deux serviteurs tentent de lui faire enfiler ses gants blancs. Les diamants brillent. Est-ce un songe ?

Tantôt, dans un communiqué de presse, Bokassa lit mot à mot son discours, en laissant des temps qui semblent une éternité, en des points jamais vraiment judicieux, tantôt il s'excite, et les mots se chevauchent, frisent le délire - qu'est-ce qui est le plus fou ? Cette hystérie qui se révèle dans la rapidité fragile de l'élocution, ou bien cette lenteur qu'on respecte, ce poids qu'on accorde à chaque mot, même le plus stérile, le plus informatif, lors du discours d'un chef d'état ?

C'est notre monde que nous voyons. Et l'un de ses effets indésirables. Pourtant nous désirons cet indésirable - sinon, pourquoi superposer à la réalité d'une dictature la légende d'un cannibalisme ? Mais peu importe, le chimpanzé s'en grille une et les crabes auront bientôt tout recouvert. La nonchalance du totalitarisme politique, et la nonchalance avec laquelle ce totalitarisme est traité - voilà ce que nous donne Herzog à comprendre, cinéaste qui ne se laisse jamais abuser. Echos d'un sombre empire est un éclat de rire, une façon de défigurer les figures du temps, d'entendre ce qu'on a jeté dans les silences éloquents.

samedi 27 décembre 2008

Pays du silence et de l'obscurité - Land des Schweigens und der Dunkelheit - Werner Herzog



On suit Fini Straubinger l'infatigable, aveugle et sourde mais bavarde, dans ses pérégrinations à la rencontre d'autres aveugles et sourds. On voit le monde qu'elle s'est construit, de paroles et de contacts, pour surmonter plus de dix ans d'alitement où les gens qui venaient la voir ne communiquaient qu'avec sa mère. On voit sa maîtrise de l'alphabet digital, véritable révolution. On prend l'avion avec elle, et c'est son premier vol, et c'est notre premier à nous aussi. Ce langage de la main à la main, ces visages qui repèrent, élaborent un espace dans l'obscurité, identifient les sources, tracent un ensemble de lignes qui forment un plan sur lequel se déplacer, touchent toutes les parties d'un corps qui forment un autre auquel s'adresser.
On rencontre des enfants nés ainsi, l'un, très gracieux, angélique, comprenant les mots dits en touchant la bouche de son interlocuteur, l'autre plus sauvage, malhabile, ancêtre documenté de Kaspar Hauser, dans son rapport complexe à la civilisation et à sa nécessité. On le voit prendre une douche, et là aussi c'est notre première douche. On les voit tous les deux apprendre à parler, l'orthophoniste tirant sur leur visage les sons qui doivent sortir.

On en rencontre un autre encore, et à chaque fois le film franchit un cap dans la solitude et l'isolement : c'est un enfant qui n'a jamais appris à parler, qui ne peut manger que des choses molles, et on l'observe en plan-séquence, dans une pièce, entre un lit et un radiateur - avec son temps, sa façon d'habiter l'espace, et portant une cravate pour l'occasion. Et ce sont des images qu'on n'a jamais vues. Quand Fini vient à sa rencontre, il la griffe et lui retrousse la jupe. Elle ne se démonte pas, elle est en mission dans le monde, elle s'intéresse à tout, à la politique, aux cactus, au catholicisme, et à tous ceux qui partagent son sort. Fini Straubinger voudrait représenter le monde des aveugles et sourds ainsi : une rivière noire et bruyante dans une végétation luxuriante, une autre parallèle, translucide et silencieuse, toutes deux se jetant dans un lac sombre et profond, obstrué de rochers qui symboliseraient la dépression.
On rencontre enfin un homme, qui a su parler, et qui n'a plus voulu. Fini vient pour converser avec lui. Il s'en fiche. Il s'échappe de la conversation et rencontre un arbre. Il a vécu dix ans dans une étable, et préfère le contact animal à celui des humains. Il touche toutes les branches de l'arbre, qui vont dans toutes les directions, il enlace le tronc.
Le documentaire d'Herzog est fascinant. Ce n'est pas du cinéma-vérité. C'est quelque chose de plus profond que ça, de plus drôle et de moins arrêté. Les moments qui touchent ne sont pas ceux où on reconnaît dans les personnages quelque chose de nous-mêmes, mais plutôt ceux où ils nous semblent définitivement étrangers - nous refusent, et vivent une vie qui n'est pas la nôtre (ni ne rêve de ressembler à la nôtre - ça, c'est le moteur de pas mal de fictions hollywoodiennes sur l'infirmité). Le pays du silence et de l'obscurité nous ignore. C'est un autre Royaume. Et dans cette différence sans cesse marquée, nous sentons nos existences vaciller.

jeudi 25 décembre 2008

L'oeil du mal - Eagle Eye - DJ Caruso



On se souvient de la scène de la gare dans le troisième volet de Jason Bourne. Eagle Eye est construit sur ce même principe du téléguidage, qu'il déploie sur deux heures haletantes d'actions spontanées : une voix indique la marche à suivre, les héros l'appliquent sans savoir pourquoi, et, au passage, tentent de collecter deux ou trois renseignements susceptibles d'éveiller leur conscience. Dans cette tyrannie du présent, ils traquent des éléments qui leur permettront d'acquérir une vue d'ensemble du temps, un oeil sur les raisons, un autre sur le but - grand écart, télescopage de l'infime et de l'immense. Le plus beau étant que c'est en agissant, en ne refusant jamais le présent, que les héros trouvent la marche de ce temps.
La dimension anxiogène, à la fois jouissive et comique, de Eagle Eye, ne tient pas seulement à sa façon de surfer sur l'hypothèse d'un contrôle total du moindre mot et moindre déplacement par le biais des nouvelles technologies, mais aussi et surtout à la frénésie d'un espace jamais conquis, jamais suffisant, inhabitable, instable. Les actions des héros entraînent une course de plus d'une heure dans toute sorte de lieux, de villes, et sur toute sorte de terrains (métro, tunnel, aéroport, centre de convoi des bagages, avion, casse, désert, salle de concert - et pour les deux derniers, on pense à La mort aux trousses et à L'homme qui en savait trop, non seulement pour leur citation esthétique, mais aussi pour leur façon de trouver dans un espace inconnu la résolution d'un corps agissant, sa conscience et sa finalité) - les décors défilent à toute allure : il ne nous reste plus qu'à nous accrocher à deux corps et à la voix qui les guide. L'espace semble se vider aussitôt qu'il est investi.
Miraculeusement, DJ Caruso ne sabote pas trop son concept avec l'enquiquinant Oedipe, pourtant bien épais, du héros, ni même avec l'amour maternel de son héroïne - simples prétextes à tisser encore plus de troubles et d'ambiguïtés dans le parcours du film. Pas de larme à l'oeil, rien que de l'invraisemblable excessif, à la fois lointain et proche, et une idée, très belle, de ce que pourrait être l'omnipotence, en termes technologiques et politiques.
Eagle Eye est un film surexcitant, mais aussi très acide lorsqu'il s'empare du contexte politique américain pour dessiner la toile de fond de son délire d'apocalypse.

dimanche 21 décembre 2008

Fitzcarraldo - Werner Herzog



Je ne sais pas s'il existe un film ayant touché d'aussi près le réalisme de l'absolu. Même Andreï Roublev me paraît faible à côté de Fitzcarraldo. Parce que Herzog ne joue pas d'une intervention divine : c'est l'absolu à hauteur d'homme. Peut-être surhumain, mais pas divin (si intervention divine il y a, c'est plutôt dans la contradiction des projets humains).
On pourrait opposer deux petites choses au film :
- Claudia Cardinale, complètement anachronique (elle respire la fausse bonne idée d'un producteur peureux) ;
- la post-synchronisation : cette façon qu'a Herzog d'épurer le son (on n'entend jamais le moteur du bateau - facile alors de glisser deux trois airs d'opéra qui retournent le spectateur) - c'est la partie
fabriquée de Fitzcarraldo.
Mais voilà, ce film a pour lui un style brutal, tranchant, frondeur, sans élégance ni fioriture (à rapprocher peut-être des aphorismes nietzschéens).

Et puis, comme souvent avec ce cinéaste, Fitzcarraldo est l'occasion d'éprouver (ressentir et mettre à l'épreuve) les limites du monde et de la vie terrestre. (De regarder le monde depuis ses limites.) Sortir vivant d'un tel tournage, c'est une victoire à la fois physique et intérieure.
Le visage de Klaus Kinski à la fin du film : l'homme est de retour, et il a vaincu l'homme ancien. Toutes les illusions sont tombées - et c'est seulement à ce moment-là que l'absolu survient, dans son évidence, à portée d'humain. Mais il aura fallu foncer droit dans les mirages de l'esprit.

Fitzcarraldo le dit lui-même : son projet est avant tout d'ordre géographique (faire franchir à un bateau une montagne séparant deux fleuves, pour éviter des rapides meurtriers). Le cinéma de Herzog n'est pas contemplatif (un naturel trop brutal, trop d'envie de dire), mais ce n'est pas seulement un cinéma d'action : c'est un cinéma de l'espace et de son investigation par les hommes.

Une journée avec Werner Herzog, à Beaubourg (Les ailes de l'espoir, La ballade du petit soldat, Dieu et les porteurs de fardeaux, Kaspar Hauser)



En 1971, au moment de Noël, Werner Herzog doit prendre un avion pour rejoindre le tournage d’Aguirre. Le vol est complet, le cinéaste reste en Allemagne. L’avion s’écrase en pleine jungle.
De cette chute de plus de trois mille mètres, une jeune fille survit : Juliane Koepke, dix-neuf ans. Parmi les décombres elle ne retrouve pas sa mère. Alors, avec son unique sandale, sa minijupe, ses yeux pochés, et sa blessure au bras où grouillent des asticots gros comme le pouce, elle marche, sans manger, pendant douze jours, jusqu’à ce qu’un être humain la trouve et la soigne.
Trente ans plus tard, Herzog contacte la survivante. Il lui propose de retourner sur les lieux du crash et de refaire avec lui le parcours qui lui a valu la vie sauve.
Le cinéaste est fasciné – cette femme, qui aurait pu vivre dans un délire de salut et de grâce divins, ne laisse transparaître que très peu d’émotions, et explique froidement, scientifiquement, les raisons de sa survie. Comme si, trente ans après le traumatisme, elle était toujours en train de le surmonter. En train de survivre à la survie. Juliane s’accroche au monde de toutes ses forces – il suffirait d’un souffle pour qu’elle disparaisse. Ce qui s’est passé est sans doute de l’ordre du miracle, mais c’est un miracle définitivement terrien. Il faut entendre Juliane parler négligemment des piranhas et des crocodiles. L’aventure lui a permis de développer des trésors de conscience – conscience de sa présence et de son effet sur le monde alentour.
Il faut aussi la voir mimer pour nous le film de fiction tiré de son périple : un délire animalier érotisant une gourde qui s’entiche d’un bébé singe. Le réalisme précis de Juliane subjugue. Rien du monde n’est laissé au hasard. C’est le portrait d’une femme avec un surcroît de conscience. La tête froide. Mais proche de la transe aussi (elle dit s’être laissée flotter sur la rivière pendant les trois derniers jours de son parcours – et, quand elle a vu un bateau, il lui a fallu le toucher pour être sûr de sa réalité). Quelque chose du réel échappe – ce sont d’autres sens qui ont été mobilisés pour survivre – pas les plus communs. On apprendra que pour sa thèse, elle a passé toute une année dans un tronc d’arbre à observer des chauve-souris.
Sa position vis-à-vis du cinéaste est d’abord ambigüe. Elle paraît chaleureusement inquiétée par ce que lui demande Herzog, reconnaissante, mais un peu prisonnière aussi, au moment de prendre l’avion – la décision ne lui appartient plus. Mais très vite, dès qu’elle se trouve dans la jungle, elle reprend le pouvoir. C’est Herzog qui s’inquiète de ne pas déceler la moindre émotion tragique chez cette quinquagénaire blonde et myope – il se trouve face à une forme de sublimation parfaite, sans faille, toujours à l’œuvre. Le choc est sans cesse repoussé. Et ce ne sont pas les débris de la carcasse de l’avion qui vont faire trembler Juliane.
On apprend quelques moments de son histoire familiale : son père, embarqué clandestinement après la guerre sur un navire rejoignant l’Amérique du Sud, traverse la jungle à pied pour fonder un campement écologique au Pérou. Il faut croire qu’on hérite de la marche des ancêtres.
Finalement, Herzog et Juliane retrouvent l’un des trois hommes qui ont sauvé celle-ci. Il vient de marcher sur une raie venimeuse dans la rivière. Comme il n’avait pas d’argent, il a dû donner son fusil pour qu’une barque le ramène chez lui. Il montre sa blessure. Juliane rachète son fusil et le lui rend. Il y a autour d’elle une aura de protection, quelque chose de solaire et de juste (Herzog et elle, dans leur périple, n’ont jamais marché sur la moindre raie, pourtant chaussés comme l’homme, avec de simples bottes en caoutchouc, que le dard empoisonné peut lacérer sans difficulté).
Terrence Mallick a certainement vu ce documentaire (2000). La fin, sur L’or du Rhin de Wagner, avec ces plans qui vont chercher la cime des arbres, cette barque observée depuis la rive, et cette voix-off, ne sont pas sans rappeler, stylistiquement, son Nouveau Monde.
Herzog est un amoureux des rêves. Juliane n’échappe pas à la question : de quoi rêve une survivante ? De papillons classés dans des dossiers ; d’animaux empaillés, à vendre ; de mannequins défigurés dans les boutiques, que Juliane traverse sans avoir peur. Voilà comment la psyché retravaille le trauma. Il est d’ailleurs impressionnant de constater à quel point les rêves de Juliane sont plus simples à représenter que son chemin dans la jungle. Le rapport rêve/réalité semble s’être modifié.

De rêves, il en est aussi question dans La balade du petit soldat (1984). Le documentaire traite des enfants soldats de la guérilla Miskito. Herzog demande à l’un de ces enfants : « de quoi rêves-tu ? » « De ma maman » est la réponse.
C’est aussi la limite de ce documentaire : la parole y est contrôlée par les généraux adultes, et on ne sait jamais s’il faut interpréter les rictus des enfants, s’il faut les croire sur parole, si les discours que nous entendons et les images que nous voyons sont spontanées ou préparées, dirigées vers l’Europe, manipulées.
Parfois, cette limite s’effondre. A l’un des généraux, le journaliste que Herzog accompagne pose cette question : « c’est du lavage de cerveaux ? ». « Oui », répond le général, pas encore assez au fait du vocabulaire journalistique et de son impact.
On retient surtout du documentaire les séquences dans les campements, les femmes et les enfants autour du feu et de la musique, leurs conditions de vie après la destruction de leurs villages par les communistes, et ce passage où Herzog échappe aux balles des adversaires, pris dans un traquenard.
Ce qui semble structurer le cinéma de Werner Herzog, c’est le danger. Que celui-ci soit réel et physique, ou bien ‘seulement’ projeté sur le sens de ce qui nous est donné à voir – chaque film vient conquérir une limite (et s’y contraindre, ou bien la surmonter).

Dieu et les porteurs de fardeaux (1999) est assez indigeste. C’est un vrai film d’horreur sur le colonialisme religieux. Malheureusement le milieu semble muré. Herzog ne rencontre personne et se contente de saisir quelques rituels, quelques gestes terrifiants, de Mayas priant Saint-Simon le moustachu.

Des rêves encore, dans L’énigme de Kaspar Hauser (1974). Ce n’est pas parce que le film est une fiction (basée sur un fait divers), que Herzog s’empêchera de nous donner à voir l’imaginaire de son personnage. Kaspar rêve et ses rêves sont apparus avec le langage. Et avec le langage, la difficulté d’être, traduite dans ce rêve que Kaspar ne pourra raconter que sur son lit de mort, parce qu’il n’a jamais pu le finir : une caravane dans le désert conduite par un aveugle. Le langage et l’impression de l’infini.
C’est quand le sujet a été intellectuellement et géographiquement circonscrit que le cinéaste se lance dans une fiction (après trois documentaires, on s’en rend compte – il faudrait sans doute voir Le pays du silence et de l’obscurité pour comprendre la genèse de Kaspar Hauser). Ceci donne au film une densité philosophique sans commune mesure (on retrouve ça dans Aguirre, grand traité politique). On peut alors rapprocher Herzog de Sade : même façon d’avancer par vignettes, sans jamais perdre de vue le thème et son développement. Ici, dans Kaspar Hauser, il est question d’éducation et de société.
Si le film est réussi, c’est parce qu’il produit toujours de l’inattendu, des avancées de sens spectaculaires, et ne tombe jamais dans le convenu. Ce n’est pas parce que Kaspar apprend à jouer du piano qu’il en joue bien, malgré sa nature sensible : sa mélodie n’appartient qu’à lui. Au fur et à mesure de son évolution, de son insertion (de la prison au jardin bourgeois, en passant par le cirque et la soirée mondaine), l’écart entre Kaspar et le monde humain ne cesse de se creuser. L’apprentissage des codes sociaux n’aboutit pas forcément à la communication.
De même, ce n’est pas parce que les parents adoptifs de Kaspar sont aimants, que Kaspar est heureux : depuis qu’il sait parler, il ne cesse de dire regretter la caverne où son père le tenait enfermé, ignorant tout. Si la présence de Kaspar parmi les humains apporte quelque chose au monde, le monde n’apporte rien à Kaspar. Herzog filme le monde comme une suite de petites humiliations tranchantes, un peu à la manière de Fassbinder.
Ce temps mythique de la caverne, du petit cheval et des coups de bâton, le cinéaste le retrace dans des tableaux façon Friedrich : un monde immense aux couleurs mûres, déclinantes, et des ombres humaines s’y découpant.
Le choix de l’acteur est plus que judicieux. Bruno S. n’a pas l’âge du rôle – aussitôt se crée une distanciation : l’aventure sera d’abord intellectuelle. Pas sentimentale, façon Truffaut et son Enfant sauvage.
A la fin du film, Herzog a redistribué l’énigme. Ce n’est plus seulement Kaspar qui pose problème, mais toute la société humaine. Rien de plus mystérieux que ce petit huissier en haut de forme, toujours ravi de dresser des procès-verbaux exacts et éloquents, même lorsqu’il s’agit d’une autopsie :
« - Cocher, conduisez mon chapeau chez moi, je rentrerai à pied », déclare-t-il dans la dernière scène, satisfait du travail qu’il a fourni.
C’est l’humour de Herzog : une propension à laisser le sens dégénérer – partant du sérieux et du grandiose, et touchant au minuscule et au déviant.

vendredi 19 décembre 2008

Fata Morgana - Werner Herzog



Trois hommes nous présentent trois animaux. Du plus beau (le jeune garçon qui trouve le temps long en brandissant son fennec face caméra), au plus comique (le plongeur en tenue de plongée, enlaçant sa tortue géante), en passant par le plus mystérieux (l’Allemand rongé par le soleil, blessé au bras – blessure sur laquelle se précipitent les mouches – tenant par le cou son varan à la langue habile). Pour Herzog, le mystère n’est pas la créature, mais celui qui l’observe. Le mystère est dans le lien des êtres entre eux, pas dans leur essence isolée.
Mettre en présence : des machines et du sable, un couple de musiciens et des paysages, un texte sur la création selon les Mayas et des vaches mortes. C'est alors une cosmogonie d'éléments très épars qui se fonde, et les éléments les plus triviaux sont traités sans plus d'ironie que les éléments déjà cosmiques en soi. Tout est sur le même plan. C'est la rencontre qui intéresse Herzog. Entre l'absurde et le sur-signifiant. Entre l'impression solennelle et l'anecdote. Fata Morgana manifeste une méfiance assez joyeuse envers toute forme de savoir.

dimanche 14 décembre 2008

Le mystère Koumiko - Chris Marker



En 1964, venu au Japon pour les Jeux Olympiques, Chris Marker rencontre par hasard "Koumiko Murooka, secrétaire, plus de vingt ans, moins de trente, née en Mandchourie, aimant Giraudoux, détestant le mensonge, élève de l'Institut franco-japonais, aimant Truffaut, détestant les machines électriques et les Français trop galants. Autour d'elle, le Japon..." Ce sont sur ces mots que s'ouvre le documentaire du cinéaste, toujours d'une grande douceur, toujours dans ce même émerveillement intellectuel et sensible, dans cette extase délicate qui caractérise son cinéma - des images poreuses, fascinées/fascinantes, où l'étrangeté de ce qui nous est donné à voir et à entendre ouvre l'esprit sur un possible, plutôt qu'elle ne le ferme sur un rassurant second degré ; où le documentaire crée de la fiction, où la romance crée de l'exactitude, où le réel n'est jamais certain, où le présent semble avoir avalé tous les temps passés et futurs.
Roland Barthes, quelques années plus tard (1969/1970) fera lui aussi un voyage au Japon, et écrira l'un de ses plus beaux textes : L'empire des signes. Il vit là-bas ce que sa philosophie d'ici avait toujours traqué : la dissociation du signifiant et du signifié, la libération du sens ("L'Occident humecte t
oute chose de sens, à la manière d'une religion autoritaire qui impose le baptême par populations"), loin des conventions de l'expression (pour lui, le mouvement de l'écriture n'est pas un mouvement de soi vers la page, comme s'il y avait une idée antérieure aux mots, contenue par l'être, qui viendrait trouver, dans le vocabulaire, sa forme parfaite - il n'y a qu'un ensemble de mots imparfaits, qui, liés les uns aux autres, par un travail d'agencement, créent un monde où l'auteur et ses lecteurs circulent - l'écriture et la pensée sont en somme une forme de montage, et c'est aussi ce qui préoccupe Chris Marker : lier des matériaux aléatoires d'une façon très précise - activité que Koumiko nomme "douceur"). En somme, un voyage au Japon dans les années 60, c'est l'occasion de voir la forme des mots, de vivre autrement dans l'espace (de la ville, de la phrase, du visage). Avec cette menace toujours mentionnée de l'européanisation (Chris Marker parle des mannequins aux faciès européens exposés en vitrine des magasins de mode, Roland Barthes parle de la disparition des "yeux plats"), qui viendrait rompre le charme de cette étrangeté.

"La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l'aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m'entraîne dans son vide artificiel qui ne s'accomplit que pour moi : je vis dans l'interstice, débarrassé de tout sens plein." Chez Marker, c'est le même vertige, la même sensation de la forme pure (les Jeux Olympiques participent aussi à cette sensation : images d'une action pure, dénuée de but, "pour le sport") au travers du personnage de Koumiko - même sensation du vide et de la profondeur, exaltation d'une certaine ignorance, incompréhension, incapacité à saisir ce qui anime cet être humain, joie et pulsion amoureuse lorsque Koumiko rit (car son visage alors se 'plisse', et ajoute ainsi, au signe qu'elle représente, une infinité de signes plus petits et plus profonds encore). Les événements historiques (Khroutchev malade, De Gaulle en visite), ni les études sociologiques (des étudiants de Berkeley se penchent sur la question des cabines téléphoniques ainsi que sur la pratique de la photographie) ne disent rien de ce mystère, intact, intouchable, sacré sans religion. Le cinéma, c'est écouter et regarder - on pourrait dire : le cinéma, c'est l'autre - et Marker trouve, en la personne de Koumiko, un autre absolu, dont l'étrangeté incite à regarder et écouter différemment.
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légende : "renversez l'image : rien de plus rien d'autre, rien"

Encore Barthes, parlant de la baguette : "la baguette, désignant ce qu'elle choisit (et donc choisissant sur l'instant ceci et non cela), introduit dans l'usage de la nourriture, non un ordre, mais une fantaisie et comme une paresse : en tout cas une opération intelligente, et non plus mécanique". La démécanisation du rapport au monde, c'est aussi ce qui foudroie dans le film de Marker : nous allons contre nos habitudes de regard et d'écoute. Koumiko parle français, mais un français comme absent au sens, sans pulsion, sans vouloir-dire - une divagation permanente, autour d'un mot, à partir d'une question. Une fois rentré en France, Marker envoie à Koumiko un questionnaire auquel elle répondra par cassette audio - des extraits de ses réponses planent sur les images collectées à Tokyo. D'abord on rit des maladresses jolies, puis on commence à entendre un français qui ne ressemble à rien de connu, et on finit par trouver dans le langage des possibilités inouïes : "enfant, je ne vivais qu'avec ma langue" ; "des incidents de chaque matin jetés par la porte" ; "vivre d'humanité" ; "délicat comme la sensation de la main qui découvre les cellules nerveuses" - expériences surréalistes et prodigieuses : Koumiko ouvre le monde. Si Barthes se garde bien de parler de la réciprocité de cette fascination (parce qu'alors il serait question de désir, et avant les années 70 cela restait dans ses écrits tabou - jusqu'à son très érotique Plaisir du texte à peu près), Marker lui ne se prive pas : deux étrangers dialoguent - beauté de cet échange insensé, de ce vide, et de la disponibilité qu'il engendre : les mots sortent de leur armure, les êtres aussi, soudain sans motifs, sans nécessité, juste dans l'heureux hasard de la rencontre, dépaysés, déclassés, amputés de leur habituelle unité, et pas loin du rien, donc.


A cette époque, à Tokyo, il n'y avait pas d'adresse au sens occidental du terme - les adresses postales n'étaient intelligibles que des facteurs. Si quelqu'un vous donnait un rendez-vous, il dessinait un plan, pour que vous puissiez vous rendre d'un point connu jusque chez lui. L'espace n'était pas fiché, quadrillé, répertorié - il ne pouvait être que dessiné. Ce dessin de l'autre a agité toute une génération d'intellectuels français (on trouve la même passion chez Deleuze) - et il y avait de quoi. Ils ont produit, par cette découverte de l'inconnaissable, leurs oeuvres les plus mystérieuses, les plus ténues, les plus bouleversantes.

samedi 13 décembre 2008

Burn after reading - Joel & Ethan Coen



Aussitôt vu, aussitôt oublié, nous promet le titre ? Pas si sûr. "Burn" signifie brûler, détruire, mais aussi graver, dupliquer. C'est que le cinéma des Coen, si délétère soit-il, participe à l'esprit de l'époque. Ce n'est pas seulement du cynisme, c'est une idéologie. Anéantir le romantisme - ou plutôt anéantir toute tentative de romanticisation du réel - et aussi, anéantir toute tentative tout court. Ridiculiser la middle class américaine années 80 (comme si c'était difficile), et la CIA (bis). Sur les planches, Brad Pitt, qui, depuis sa tour d'ivoire hollywoodienne, compose un idiot fou de gym. J'insiste sur le terme composer - il n'est pas question une seule seconde d'identifier Brad Pitt et l'idiot (la frontière est sans doute trop perméable), mais bien de voir un acteur milliardaire jouer au pauvre, en avoir appris tous les codes, et être capable de les reproduire avec un naturel épatant. Rien à voir donc avec la toute dernière performance comique d'une autre star hollywoodienne, Tom Cruise, dans Tonnerre sous les tropiques, qui se grime en producteur obèse et dégueulasse - Tom Cruise est dans la parodie délibérément méchante, voire revancharde, Brad Pitt, lui, prend le pouvoir en se préservant des retombées possibles (il est ce qu'on appelle criant de vérité, c'est-à-dire idéalement déconnecté de tout risque - Tom Cruise, dans le film de Ben Stiller, comme Felicity Huffman dans Transamerica, trouve son clown, compose aussi, mais dans un lien plus troublant entre le monde et soi).
Des codes, des genres - c'est le cinéma des Coen, qui rend à la surface ce qui appartient à la surface, ridiculise le ridicule, épuise l'épuisé, pantine le pantin. Cinéma sans grâce (et qui ne la cherche pas), réactionnaire, obtus, qui fait son beurre sur la supposée mollesse des esprits, incapable de saisir les points de rupture du réel contemporain (préférant le fameux charme rétro des années mortes et des idées enterrées - de peur de s'attaquer à une quelconque vérité immédiate), profondément conservateur aussi, dans sa façon prudente de tout laisser à sa place, de ne rien tenter de dérégler, d'attaquer des cadavres. Supergrave a cette même attention à la surface des êtres et des liens, mais s'en sert avec autrement plus d'humour, plus d'émotivité, et moins de convenance. Quand Burn after reading s'emballe (la crise de parano de Clooney), et commence à déployer un arsenal inattendu de cinéma jubilatoire, il se rétracte aussitôt - il semble 'oublier'. C'est l'esprit du bon consommateur - semblant dénoncer le néant spirituel de la société capitaliste, il participe un peu plus à vider, à dépeupler.

lundi 8 décembre 2008

Je veux voir - Joana Hadjithomas & Khalil Joreige



Le film est splendide. Les cinéastes ont invité Catherine Deneuve (sa retenue et son dos rond) pour un trajet en voiture d'une journée, vers le Sud, jusqu'à la frontière avec Israël. Sa retenue - retenir une émotion interne, mais repousser aussi ce qui vient de l'extérieur - faire écran, et donc enregistrer (autre sens de 'retenir'). Son dos rond - une maladresse assez touchante pour une femme de cet âge et de cette notoriété, qui convoque tant de souvenirs, tant de personnages - les digues se brisent parfois (deux moments très forts : le mur du son, et le dîner de gala chez l'ambassadeur). Elle est à la fois la convention et la transgression.
Qu'est-ce qu'on voit dans Je veux voir ? Des immeubles en permanente construction, d'autres détruits, une ville jetée à la mer (même analogie mer/mémoire que dans Valse avec Bachir), des hommes qui regardent Deneuve (des hommes du coin et des soldats). On voit Beyrouth, puis la banlieue, puis la campagne. On voit des champs dorés et des trous d'obus. Qu'est-ce qu'on entend ? Un avion israëlien volant volontairement à basse altitude et qui franchit le mur du son, des mots d'amour d'un autre film (Belle de Jour) en français puis en arabe, des frayeurs soudaines quand le chauffeur de Deneuve se trompe de route (les mines), le silence de Rabih dans son village natal. C'est le son qui surprend le plus. C'est lui qui donne aux images la réalité que Deneuve recherchait en venant au Liban.
Il n'y a pas de discours, pas de dénonciation. Il y a une quotidienneté dans un paysage d'après-guerre. Et c'est l'observation de ce paysage (des mutilations de ce paysage) qui donne au film son contexte. Ainsi ces plans très larges sur les plaines et les routes, suivis de ces zooms vifs et précis sur la voiture des deux compagnons : un ensemble, puis un point de vue quasi-géométrique.
Deneuve est le prétexte d'un voyage qui autrement aurait été indécent. Comment retourner sur les lieux de la guerre sans se sentir touriste en son propre pays ? Comment inventer d'autres images, alors que le pays a été vampirisé par les reportages d'actualité ? Comment s'emparer du temps d'après l'événement ? Le film embrasse toutes ces questions, profondément beau, jamais tricheur.

Quatre nuits d'un rêveur - Robert Bresson


On ne montre pas beaucoup ce film de Robert Bresson. Il doit y avoir des raisons pour cela. Je me l'explique ainsi : cette adaptation en couleurs des Nuits Blanches de Dostoïevski joue sur le grotesque. Et chez Bresson, l'humour est rare. Si froid qu'il prend des tours désespérés, voire méchants (une méchanceté sans dent pour mordre). Presque une tache vraiment sale, vraiment inappropriée, vraiment mal placée, que personne ne veut considérer (comme le dit l'ami du héros : "plus la tache est petite, plus elle révèle l'ampleur du monde autour"). Dans Quatre nuits d'un rêveur l'humour claque et marque vis à vis du monde un écart, une séparation.
Tourné au début des années 70, Bresson montre le Paris hippie, où des barbus passent sur le pont des Arts avec leur mandoline et leur scie américaine, où des Brésiliens dansent et marmonnent sur un bateau-mouche, et où à la question "Tu es heureux ?", on répond "Allons au Drugstore !". L'humour cinglant, vibrant, d'un oisillon perdu dans la faune interlope des moeurs évoluées, où la 'perversion' s'est normalisée (truffaldisée et godardisée). Bresson nous fait son Mépris teinté d'Emmanuelle : une jeune fille nue lève un pied, lève l'autre, touche ses seins, se déhanche - elle peut passer du couvent à l'arène, et partir à Yale avec son amoureux qu'elle n'a jamais vu. Elle se donne à lui, mais il ne veut pas qu'elle l'accompagne aux Etats-Unis. Qu'à cela ne tienne, elle l'attendra, l'année prochaine, le même jour à la même heure, au Pont-Neuf. En vain. Elle va pour se jeter du pont, mais croise le rêveur : un sosie de Jean-Pierre Léaud accroché à un cintre, qu'on vient de voir faire des roulades dans l'herbe tendre - ainsi nous est présenté l'acteur bressonien.
On ne sait jamais trop quoi prendre au sérieux. Rien n'attache. Le rêveur est artiste peintre : il fait un trait vert sur une toile, et retourne aussitôt se coucher. Le rêveur reçoit la visite impromptue d'un ami raseur, et tandis que celui-ci lui expose froidement ses théories (il semble s'en décharger, presque économiquement), il met douze plans à sortir d'un placard une bouteille poussiéreuse que personne ne boira. Le rêveur a un magnétophone : il enregistre, façon Blow-Up en chambrette, le roman Harlequin fantasmé d'une vie qu'il ne connaît pas. On ne sait pas, on est perdu, Bresson s'amuse à nous donner très peu d'indications - c'est comme s'il s'était absenté, mais il a mis sur l'écran un panneau : "la concierge est chez le dentiste". On attend son retour.
Il surgit sans qu'on s'y attende, le courrier à la main (rien que des factures, d'ailleurs). Lors de cette scène notamment : Marthe et sa mère (laquelle a subi une sévère grève lors de l'écriture des dialogues) vont à "un film de gala". Et Bresson, en bon camarade, plutôt que de prendre n'importe quel naveton existant, tourne le sien. Une calamité policière. Les gangsters rampent dans la grenadine, tirent en l'air et touchent au pied, et, avant de mourir, embrassent, sur une musique émotionnelle, le portrait de leur maîtresse. Marthe et sa mère s'ennuient à mourir (pour la mère, ça ne fait pas une grosse différence) - la fille dit : "je crois que c'est un piège", d'une voix si sérieuse qu'elle donne le tournis. Elles quittent le cinéma, et retournent au leur, à la lumière des bateaux-mouches qui passent sous le pont, et à l'obscurité silencieuse des péniches pleines de gravats.
Bresson est là, dans cette rigueur, dans ce sérieux délirant, dans cette absence au monde, au temps, aux gestes, aux voix, dans cet effacement irrémédiablement solitaire sous la cruauté des affects. On ne retiendra de Paris qu'un lieu : ce Pont-Neuf. Mais on en retiendra l'architecture, et certainement pas l'ambiance. La moindre mention de celle-ci semble être donnée dans un frisson de dégoût. Comme si Bresson se protégeait du tournage qu'il a initié par un ensemble de codes si stricts qu'ils ne laissent rien passer du monde et de l'époque, ni même des acteurs.
Quatre nuits d'un rêveur touche, par son absolue faiblesse, par sa dérision mortifère. Quatre nuits d'un rêveur, c'est un NON ferme, obtus, résigné, mais presque imperceptible. On y voit des personnages qui sont des points, des lieux qui sont des carcasses, et on y entend des répliques qui sont des livres - et, là-dessous, une voix (qu'on pourrait attribuer à une taupe, égarée dans ses galeries) nous signale un très sérieux refus de participer.


Au passage, signalons sur ce film le très beau texte de 365joursouvrables, à cette adresse : http://365joursouvrables.blogspot.com/2007/08/rve-de-film-quatre-nuits-dun-rveur.html

samedi 6 décembre 2008

Ici et ailleurs - Jean-Luc Godard & Anne-Marie Miéville


En 1970, Godard et Miéville partent en Palestine et tournent un documentaire qui s'appellera Victoire. Trois mois plus tard, en septembre, presque tous les 'acteurs' du film sont morts. Quelque chose n'allait pas. La victoire que le film montrait était une idéologie, une façon de parler à la place des Palestiniens (comme les syndicats parlent à la place du peuple), un moyen de ne pas faire la révolution 'ici', de la retarder, de soumettre des corps à une voix. Très vite, on s'aperçoit que sous les mots de la victoire, il y a le présage de la mort - c'est une question d'attention. C'est le vouloir-dire contre le laisser-sourdre. Aussi les réalisateurs sont-ils revenus sur leur film et l'ont remonté, ajoutant d'autres images, celles d'une famille française regardant la télévision. Ici ET ailleurs. Ce ET de l'addition, du lien, de la séparation, de la dialectique, et de la vérité.
Godard et Miéville livrent alors une autocritique cinglante, qui vient questionner la nature-même du cinéma. Défiance vis à vis du temps et de l'espace, vis à vis du flot des images, qui, au lieu de s'ajouter, s'annulent, s'oublient. Vis à vis de l'image-même - mourir pour une image, et alors ? Ici et ailleurs dénonce le 'théâtre' de l'image, le bruit qui vient couvrir le silence, et le silence qui masque la mort. Faire un film est une responsabilité.

Ainsi cette séquence où une jeune et belle Libanaise dit qu'elle est ravie de porter un enfant, et que cet enfant grossira les rangs de la lutte armée. Cette séquence, alors présentée seule, n'est ici pas coupée. On entend Godard donner les indications ("tiens toi droite"), et la femme répéter son texte une seconde fois, inflexible. Miéville ajoute à cela un commentaire : "elle n'était pas enceinte" - le gros plan avait suffi à 'monter' la supercherie.

Pendant ce temps (ou plus tard : mais le cinéma n'est ni un espace ni UN temps), la famille française regarde la publicité, et la jeune fille monte le son pour couvrir les disputes de ses parents. Tout est question de puissance, et de défaite de l'imagination.
Ici et ailleurs enregistre un retrait, une envie d'en finir (avec la politique, avec les questions et les réponses, avec le montage, avec le cinéma, avec l'exotisme, avec le capitalisme), de se resituer.

vendredi 5 décembre 2008

La chose d'un autre monde - The thing from another world - Christian Nyby / Howard Hawks


En 1951, Howard Hawks produit La chose d'un autre monde. Mais il semble en être bien plus que le producteur. Son style, ses thèmes, tout est dans ce film, pourtant réalisé par Christian Nyby.
L'histoire est simple. Quelque part au Pôle Nord, une soucoupe volante s'écrase. La base militaire est avertie. Une petite équipe se forme, secondée par quelques scientifiques, pour partir à la recherche de la soucoupe.
La chose d'un autre monde n'a rien d'un film de terreur. Le suspense est bien mené, mais ce n'est pas ce qui retient notre attention. Ce qui importe, avant toute chose, comme dans tous les films de Howard Hawks, ce sont les relations humaines. La façon dont un personnage existe à l'écran, dans un lieu et une communauté définis. Aussi voit-on des hommes qui jouent aux cartes, se rasent, ou roulent des cigarettes. Observant la trace que la soucoupe a laissé sur la glace, un scientifique s'exclame : "On dirait une bouteille !" Dans les moments les plus tendus, il y a toujours beaucoup de tendresse qui circule, un humour, un désir d'être ensemble.
Le ton est badin, l'humeur est au marivaudage. Le capitaine est amoureux d'une femme, qui se moque de lui, de son inaptitude à aimer, à se défaire du rôle qui lui est imparti. Cette femme est magnifique. Libre, joueuse, elle tient mieux l'alcool que le sévère capitaine. C'est elle qui la première fera une vraie déclaration, après avoir attaché son amant à une chaise. Et elle ne consentira à l'épouser que s'il cesse de donner des ordres.
Plus un film sur l'amour, donc, qu'un film de science-fiction au sens convenu du terme. A moins de considérer cette chose venue d'un autre monde comme l'amour lui-même, comme cet inconnu redouté. Abattre le monstre, pour se libérer de la peur.

Reykjavik, à la projection d'Andrei Rublev

mercredi 3 décembre 2008

le dernier geste (sur Hunger, de Steve Mac Queen, et Salo, de Pier Paolo Pasolini)


De Salo, une image (entre autres) reste, par sa force subversive, révolutionnaire. C’est dans « le cercle du sang ». Un esclave ayant fauté, pour échapper à la punition, en dénonce un autre, lequel dénonce à son tour, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le dernier dénoncé brandisse son poing face aux maîtres, et stoppe ainsi, par son sacrifice, la propagation de la parole meurtrière. Un homme a levé son poing et son corps sera abattu sur place, privé du cérémonial auquel les précédents seront livrés. Brisant l’harmonie présupposée sur laquelle se fonde la vie de la micro-République (harmonie du pouvoir et de la soumission), cet homme rappelle la possibilité d’une fin, dans l’infini totalitaire, politisé, organisé.


Ce poing et ce silence sont de même nature que le corps cadavérique de Bobby Sands dans Hunger. Privé d’hygiène, de vêtements, de statut, roué de coups, le leader de l’IRA choisit la mort, plutôt que la continuité d’une lutte politiquement récupérée, nettoyée, assourdie. Image après image, son corps deviendra plus faible, plus maigre. Sa présence oscillera entre inconscience et dévitalisation (opposée au vitalisme fasciste, à cet agencement des corps en posture glorieuse, sur lesquels se fonde le capitalisme). Le corps est l’ultime lieu de la révolte. Le sacrifice de celui-ci porte préjudice à la voix traînante, aristocratique, incroyable mais crue (dans les deux sens du terme) de Margaret Thatcher, que le film nous a invité à entendre. Thatcher à la radio, les récitantes de Salo, grands numéros spectaculaires, sur fond de jazz ou de Chopin, divertissements d’un peuple excité, galvanisé, se laissant dissoudre dans un nom, dans une idéologie. Mais quelques hommes continuent de manifester leur pensée. Créer des segments dans la spirale. Et si ce n'est un geste, c'est le corps tout entier qui devient ce segment d'arrêt, sec, dans un paysage d'obéissance pleurnicharde.

mardi 2 décembre 2008

Hunger - Steve Mac Queen



On parle beaucoup de la scène dialoguée qui est au coeur de Hunger. Un dispositif simple : un long plan fixe conclu par un champ / contrechamp, deux hommes face à face, dans un lieu qu'on a appris à connaître (le parloir des prisonniers), d'habitude comble et lumineux, surveillé, ici vide, sombre, et sans observateur visible. On parle de cette scène comme d'un écart, comme d'un appendice indépendant. Certains y voient le film dont ils auraient rêvé, d'autres un ventre mou. Pour moi, cette scène est dans l'exacte continuité du film - elle poursuit la même quête, le même questionnement (même si elle vient préciser le contexte historique, politique, et psychologique de ce que Steve Mac Queen nous a montré pendant une petite heure). Si soudain un dialogue surgit dans cet amoncellement de scènes muettes et visuellement puissantes, il est, à la manière des images qui ont précédé et de celles qui suivront, un travail sur le rythme avant toute autre chose. Un dialogue brillant, drôle, poétique, et profond, certes, mais surtout rythmé. Un instant, les phrases prennent en charge ce qui était dévolu aux images - comme dans un concert les cuivres prennent le relais des cordes - une variation sur un même thème, seuls changent les instruments.
D'abord, les deux protagonistes s'envoient les répliques à toute allure, comme dans une comédie américaine - frondes, vives réparties, plaisanteries, provocations sur le mode mineur. Puis on entre au coeur du sujet - les silences sont précisément mesurés, les réponses tantôt emportées, tantôt réfléchies, les deux voix s'accordent ou se disjoignent : c'est une partition. Enfin, alors qu'on croit l'échange éteint, sans issue, Bobby Sands
évoque un souvenir d'enfance (son enfance de coureur de fond, évoquée plus tôt - c'est un rappel, le développement d'un thème à peine amorcé - et qui sera repris plus tard, en images cette fois). La discussion prend un tour charmant, presque doux - perfide à vrai dire : Bobby Sands aura raison (rhétoriquement) de son interlocuteur, et lui infligera tactiquement un coup de grâce sévère et sans appel, en profitant au passage pour lui piquer son paquet de cigarettes (habile retour de la comédie).
Dans cette scène-là, il s'est passé quelque chos
e. On a entendu deux hommes échanger des idées. On a suivi cet échange sans que rien de sa complexité et de ses circonvolutions ne nous soit épargné. On a vu des boucles se former, d'autres s'évanouir, d'autres encore se déployer en spirales infinies : on est entré dans le langage (dans la matière même du langage, et dans la pensée qui y circule). Bobby Sands a fumé trois cigarettes - les volutes de fumées avaient la forme de ce langage.
Hunger a cette force tentaculaire, ce génie du sens (des ponts de sens d'une scène à l'autre du film : le gardien de prison trempe ses mains blessées dans l'eau ; vingt minutes plus tard, on verra pourquoi ses mains sont blessées ; vingt minutes encore et l'eau, en tant que matière, aura pris une valeur différente). Steve Mac Queen, avec son premier film, trouve d'un seul coup rythme et souffle. Ses expérimentations plastiques font mouche (les oiseaux noirs et le corps amaigri de Bobby, les flaques et les discours de Thatcher - collisions propres au cinéma, où les tonalités se superposent mieux qu'elles ne s'alignent), ses climax foudroient par leur violence (la colère des prisonniers après qu'on leur ait donné leurs vêtements, le passage à tabac par les forces de l'ordre), ses images ne sont jamais figées dans un seul discours (le parloir et ce qui y circule, de sentiments et d'informations ; la structure métallique posée sur le corps amaigri de Bobby, qu'on prend d'abord pour la mesure de son cercueil, mais qui s'avère être là pour que les draps ne pèsent pas sur la peau et les os qui lui restent).
Hunger
est un film d'emprisonnement très libre, un film de clôture jamais clos sur lui-même. Par son dispositif minimal, et grâce à quelques éléments récurrents (pisse, merde, sang, peau, bâtons - comme des notes, auxquelles s'ajoutent les exceptions dissonantes neige et plume), Steve Mac Queen fait naître une musique d'une force extraordinaire.

lundi 1 décembre 2008

Valse avec Bachir - Waltz with Bashir - Ari Folman



Le film s’ouvre sur un rêve. Des chiens courent dans la ville, à la recherche d’un homme. L’homme connaît leur nombre : trente-six. Comme les trente-six chiens qu’il a tué lorsqu’il était soldat au Liban. Il convoque son ami, Ari Folman, au milieu de la nuit dans un bar, pour lui raconter ce rêve. Ari Folman, lui, n’a aucun souvenir de cette guerre. Si ce n’est une scène, étrange, irréelle, où trois soldats, dont lui-même, sortent de l’eau dans une nuit jaune, face à Beyrouth. Séquence obsédante d’un souvenir que la culpabilité s’est chargée de rendre méconnaissable. C’est le point de départ du film : un mystère, un inconnaissable pourtant connu, qui se répètera trois fois.
Le film joue sur deux niveaux passionnants - d’un côté l’autobiographie, de l’autre le documentaire. Les deux se mêlent habilement.
Du massacre de Sabra et Chatila, rares sont les images d’archive. Parmi les témoins, peu veulent parler à visage découvert. Grâce à l’animation, Folman reconstitue le passé tel qu’il lui est possible de s’en souvenir, ou tel qu’il lui est décrit, et obtient la parole d’anciens soldats, d’amis, d’un journaliste…
La mer semble être le cœur graphique du film. Masse obscure aux mouvements incontrôlables, à la fois dangereuse et plaisante, elle évoque l’oubli. L’oubli par l’engloutissement. Réfugiés dans la grande Histoire, les souvenirs personnels peinent à se distinguer. Et pourtant, c’est bien dans cet abandon de l’individu au profit du collectif, que la culpabilité se loge. Le coupable est celui qui ne veut pas se souvenir. Aussi cette scène répétée trois fois est-elle un avertissement : sortir de l’eau, rendosser les habits de guerre, et voir dans la ville les foules de femmes en pleurs. Cesser de faire le mort, et voir la douleur en face.

Comment représenter l’irreprésentable ? C’était la question que posait Claude Lanzmann dans
Shoah, et à laquelle Ari Folman apporte une réponse autre, tout aussi convaincante. Le premier revenait sur les lieux de l’Holocauste et donnait la parole aux survivants, le second livre un réel transformé par l’imaginaire, sans poétisation du massacre. Dans les deux cas, il s’agit d’une enquête. Mais Shoah recherchait les traces du passé, tandis que Valse avec Bachir s’interroge sur les raisons de la modification de la mémoire. Le film effectue alors plusieurs allers-retours entre le présent documentaire, le passé historique, et même un passé plus lointain, justement lié à l’Holocauste. Circonvolutions d’un récit composé de séquences qui, chacune, rend un peu plus réel (ou réalise) l’horreur vécue.
Et l’impression qu’on a, en regardant
Valse avec Bachir, c’est de se trouver face à un film auquel le réalisateur a été contraint. Un film de survie, essentiel et fulgurant.