dimanche 26 décembre 2010

Lost Highway - David Lynch

C'est un des films, avec Marienbad et Théorème, qui m'ont fait découvrir ce que pouvait être le cinéma. Je l'avais beaucoup vu, puis abandonné. Ca faisait longtemps que j'avais envie d'y revenir.

Ce qui est sidérant, dans Lost Highway, c'est que David Lynch développe un langage cinématographique très classique, et le rend absolument autre. Dans la première partie du film (celle où l'on suit la vie de couple d'un saxophoniste jaloux), il y a des contrechamps qui n'en sont pas. Bill Pullman se retourne, il voit quelque chose, et cette chose qu'il voit n'est pas dans la pièce, pas réellement ni plausiblement face à lui. Pourtant, il la voit. C'est un contrechamp qui est celui, pourrait-on dire, de l'imaginaire, ou du moins d'un autre niveau de réalité. Mais ce n'est pas cet autre niveau de réalité qui est intéressant : c'est l'espace entre les deux - l'espace entre le champ et le contrechamp, irrationnel, inexplicable. Le chemin de la vision (le fait de voir), plus que la vision elle-même.
Le deuxième contrechamp est donné par les cassettes vidéo que le couple reçoit chaque matin sur l'escalier de sa maison-bunker (située près de l'Observatoire, apprend-on). Images banales, en noir et blanc granuleuses, brouillées, de la façade de la maison d'abord ("ce pourrait être un agent immobilier", dit la trop douce Patricia Arquette), et puis de l'intérieur. Des couloirs, des pièces, d'eux-mêmes en train de dormir. Quelqu'un voit. Et on ne sait pas d'où il peut voir. Il apparaît alors comme un regard du contrechamp irrationnel sur le champ lui-même, déséquilibrant tout, l'assurance d'être là et de vivre vraiment ça.
En plus du contrechamp, il y a un contrepoint. Ce sont les hommes de loi qui le prennent en charge. Policiers ahuris, gardiens de prison s'ennuyant, père et mère dépassés par les événements. Ils considèrent avec un tel sérieux l'irrationnel, que cela nous empêche, nous, spectateurs, de le faire. D'y rester coincés. Car l'intérêt, vraiment, est l'espace invisible entre la vie et ce que l'on perçoit d'une autre vie.

Quand le saxophoniste se transforme en mécanicien, le langage change. C'est l'absence de contrechamp qui est troublante. Le jeune homme est allongé dans le jardin de ses parents. Il regarde par-dessus le muret. Il voit une petite piscine en plastique, un bateau et une balle. Rien que la très normale, très banale vision de ce que l'on pourrait voir de l'autre côté d'un muret dans un lotissement. L'imaginaire est aboli. Seule une nuit reste inconnue. Amnésique, le jeune homme ne se souvient plus de ce qu'il s'est passé, de comment il s'est retrouvé en prison à la place du saxophoniste, mais les parents, eux, le savent, et refusent de le lui dire, pleurant à l'évocation de cette-nuit-où-tout-a-basculé.
La 'vie antérieure', l'incarnation précédente du jeune homme, agit alors non comme un contrechamp constant, mais comme une réminiscence. Comme une sous-couche. Le spectateur l'a en mémoire. Et David Lynch distille les indices, les appels d'air vers cette antécédence. A la radio, on entendra le morceau que le saxophoniste jouait. On verra Dick Laurent apparaître, lui dont on avait dit qu'il était mort, par l'interphone, dans la première scène du film. On retrouvera Patricia Arquette, devenue blonde. Et si le saxophoniste soupçonnait plus que de raison, le jeune homme reste bien en-deçà. Il se trouble, seulement, lorsque apparaissent de possibles rappels d'une existence dont il n'a pas conscience.
C'est Patricia Arquette qui l'éveille à cette connaissance. Elle freinait le saxophoniste, elle précipite la perte du jeune homme, femme au foyer devenue femme fatale. Les cassettes réapparaissent. Les images vidéo sont porno. Elle y figure. Elle devient le hors-champ du film. Le pire qu'on puisse imaginer.

Et si l'énigme de ce film coupé en deux semble se résoudre (les pièces manquantes du puzzle à la fin réapparaissent, dirait-on), en vérité elle ne se résout pas : elle se libère (de toute signification, de toute compréhension, de tout cartésianisme). On pourrait croire que l'histoire se referme, bouclée (la presque dernière scène étant le contre-champ manquant de la presque première : "Dick Laurent is dead"), mais on est passé un cran au-dessus, et la forme dessinée par le film n'a plus rien d'un cercle, c'est une spirale.


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