jeudi 25 février 2010

Tatarak - Andrzej Wajda

Je n'ai pas aimé.
Je ne vois pas ce que le monologue de l'actrice apporte à la fiction - si ce n'est à nous sauver de sa langueur confuse. Et quand je vois ce que ça apporte, c'est pire : c'est une partie pour justifier l'autre, et réciproquement. Presque une excuse.
D'abord il y a le monologue. C'est bien, le cadre est beau, la lumière est belle, l'actrice est troublante, ses gestes toujours décalés, c'est une grande actrice. Mais je ne comprends pas pourquoi elle dit "Wajda" comme s'il n'était pas là. Il est pourtant en train de la filmer, et c'est ça, le pacte avec le spectateur. Mais le texte le contredit. "Quand Wajda m'a appelé..." Alors pour moi ça ne marche pas.
Ensuite il y a la partie fiction. Elle m'a paru indigente, malgré un personnage féminin a-priori passionnant (dans les dialogues, il est fait mention d'Ibsen, et en effet elle semble sortir tout droit d'une pièce d'Ibsen). Ce qui cloche, c'est le traitement - la musique insistante, la direction d'acteurs guindée, les mouvements glissants de caméra trop souvent répétés pour être honnêtes, et les passages de film dans le film terriblement apprêtés. Tout cela m'a empêché de voir Tatarak autrement que comme un exercice formel raté, daté, reposant sur un savoir-faire sans vigueur ni nécessité.
Ce qui échoue, selon moi, dans Tatarak, c'est que Wajda a filmé le monologue de l'actrice comme une fiction, et que la fiction ne pouvait alors plus être filmée que comme la caricature d'une fiction.

mardi 23 février 2010

Chant des mers du sud - Pesni juzhnykh morej - Marat Sarulu

Il y a dix ans était sorti le très beau Faisan d'or, film à la fois contemplatif et naïf, dont je garde le souvenir d'une séquence merveilleuse, très longue, où le cinéaste filmait le coucher de soleil à travers la vitre d'un train émergeant des montagnes pour parcourir la steppe kirghize. Le récit, très simple, proche d'un conte, s'arrêtait parfois pour offrir quelques bouffées contemplatives de ce genre.
Depuis, on n'avait pas eu de nouvelles de Marat Sarulu. Son nouveau film sort dans une seule salle à Paris.

Le chant des mers du sud est gorgé de tristesse. Cette tristesse est la question posée aux quelques existences qui nous sont présentées. Elle est la raison de tout, de l'amour, de la fuite, de la difficulté à s'inscrire en un lieu.
Le film s'ouvre sur une naissance. Un désastre : l'enfant ne ressemble pas à son père. D'où vient-il ? Le voisin est suspecté. Puis le père lui-même, ses origines floues.
Devenu adolescent, le fils s'enfuit à cheval dans la montagne et ne revient pas. Le père s'enfonce dans sa tristesse, jusqu'à ce qu'un accès de colère le fasse fuir à son tour, en side-car, en quête d'une histoire qui pourrait être la sienne. Pas seulement : cette histoire est aussi celle du Kazakhstan.
On dirait un film de Philippe Garrel (j'ai pensé au Vent de la Nuit). En un plan de quelques secondes, Marat Sarulu sait condenser l'essence d'un personnage, d'une vie, d'un lieu. A ces plans fulgurants se mêlent des conversations à la fois concrètes et fantomatiques (des voix qui valent autant pour les informations qu'elles divulguent que pour leur pouvoir de consolation), et des séquences détachées de l'ensemble, qui sont comme des appels d'air, la reprise d'une respiration. Il y a des plans qui sont comme des cailloux, et d'autres comme un fleuve. La tristesse constitutive du film, sans disparaître, se change en tendresse, puis redevient tristesse. Elle se centre.
On pourra reprocher au film ses ressorts scénaristiques un peu lourds, des pistes trop peu explorées, une narration lacunaire, mais c'est une manière d'aller directement au coeur des choses. Comme dans un geste d'abstraction, le cinéaste se détache d'une fiction qu'il semble retenir à l'intérieur de lui.

dimanche 14 février 2010

Ne change rien - Pedro Costa

Ne change rien, avec ce que cela implique d'inertie. Ne dérange pas trop.
Est-ce la méthode Costa, ou son sujet, qui limite le plaisir éprouvé à la vision de Ne change rien ? (Non que j'aie quoi que ce soit contre Jeanne Balibar - dans Le plaisir de chanter, de Ilan Duran-Cohen, où elle est à la fois actrice et apprentie-chanteuse, elle est formidable.)
Est-ce sa fascination pour le travail (fascination revendiquée dans le magnifique livre d'entretien glissé dans le dvd de La chambre de Vanda) ?
Balibar travaille, donc Costa la filme, et ça devrait suffire, mais ça ne suffit pas. Balibar travaille, Costa la filme au travail, et l'on voit Balibar travailler. Mais alors, la caméra de Costa serait-elle une caméra de surveillance pour employés modèles ? Ceux qui avaient un doute sont rassurés : Balibar travaille. Elle enregistre un disque léger, mais elle travaille sa légèreté. Alors ça va.
Résultat : un pastiche warholien un peu froid (mais pas glaçant), des visages nimbés, des corps se perdant dans des noirs épais après s'être brûlés aux blancs violents. Costa vise le film pop. Mais son film est si rigoureusement pop qu'il n'est plus rien.
Costa ne s'autorise aucune marge d'action. On ne le sent dans son film qu'épisodiquement. On voudrait qu'il lance un verre, crache un peu de fumée, fasse quelque chose qui nous signale sa présence et le relie à l'image. Ici, ni admiration (Straub et Huillet), ni amitié (Vanda). Rien. On ne sent rien.
On sort du film épuisé, avec cette sensation d 'avoir subi un cours de chant sans avoir chanté.
Ce n'est pas Balibar que Costa admire, c'est son travail. Ce n'est même pas son travail, mais plutôt le fait qu'elle travaille. (N'y a-t-il pas de la paresse, dans ce goût pour le travail régulier ?) Le film est une idée privée d'un corps aimable. Le film est un idéal.

Trois moments échappent à cela.
Le premier est une séquence, superbe, où Balibar est épuisée, filmée en gros plan, et répétant avec son professeur de chant hors-champ. Balibar est hors-chant. Là, quelque chose circule.
Le second est un acte de rébellion. Balibar chante quelque part au Japon. Et pour la première fois, Costa ne la filme pas. Il tourne la caméra vers ce bar où sont accoudés deux Japonais. Il s'est permis de se désintéresser de son sujet. Il ne travaille plus, il se met à vivre, à filmer comme il vit, et il garde la prise. Comme s'il venait de découvrir l'image d'un film qu'il n'aurait pas tourné.
Le troisième est le passage d'un chat dans un rayon de lumière. Les chats ont leur place dans la cosmogonie filmique de Costa : ils font l'espace, sa profondeur, son mystère (une chose poilue et zébrée ouvre soudain un oeil). Costa prend la place du chat - il les fait fuir (je me souviens de celui détalant dans En avant jeunesse). Ames rivales, car trop semblables.

The rebirth - Ai no yokan - Masahiro Kobayashi

Il y a un homme et une femme. L'homme a une fille que la fille de la femme a assassinée. La femme tient à s'excuser. L'homme refuse. Chacun quitte Tokyo. Par un hasard qui est aussi le principe du film, ils vont vivre dans la même petite ville, sur la péninsule de Hokkaido. Lui est ouvrier, elle est cuisinière dans la pension où il dort et mange. Elle casse des oeufs à longueur de journée. Il lit Soljenitsine et regarde les trains passer. Elle a des allures de marionnettes qui s'excuse. Il est devenu un vieux monsieur. Ils s'échangent quelques gifles, à défaut d'autres choses.

Il y a dans The rebirth un bruitage étrange, qui fait penser à ces films des années 90 un peu fauchés, pleins de silence entre deux bruits de pas. Un bruitage qui donne à chaque mouvement une allure extraterrestre, qui l'isole, le cerne de néant. Comme s'il n'y avait aucune évidence du geste.

Il y a aussi de très belles choses sur les sacs plastiques - l'humain toujours relié à un sac, plein de nourriture, de déchets, de linge sale, de linge propre - toujours en train de fonctionner, ou de faire fonctionner ce que son existence a de mécanique. Tout, même une demande d'amour, se retrouve emballé dans un sac plastique.

Mais outre l'extrême répétitivité des séquences, le propos me semble un peu mièvre, pas beaucoup plus passionnant qu'un film de Francis Veber : les opposés s'attirent, la belle affaire ! L'autre titre du film est Pressentiment d'amour. C'est dans les vieux pots qu'on fait les vieilles soupes. La chanson finale, aux paroles sous-titrées, est une épouvantable guimauve, qui finit d'éteindre le film. En n'abandonnant pas son scénario et ses rebondissements, le cinéaste perd toute la force de sa mise en scène (elle semble être un procédé), qui, au lieu de vider les signes de leur substance et de les rendre vacants, les surcharge, les rend symboliques jusqu'à l'écoeurement.

mardi 2 février 2010

Shirin - Abbas Kiarostami

Shirin, c’est l’assemblée des femmes. Elles sont là, dans la pénombre, assises, toutes tournées vers un film que nous ne voyons pas, mais dont nous entendons la musique, les bruitages et les dialogues. Kiarostami nous place à l’endroit où tout circule mais où rien ne peut être stabilisé (ou rationnalisé) : entre l’émotion de spectatrices que nous ne connaissons pas et un film dont nous ne percevons qu’une infime partie, pas suffisante pour que nous puissions être certains de ce qui est vu. Nous sommes entre le vu et le voir – nous sommes dans l’invisible – et c’est cette place qui fait le lien avec les films précédents de Kiarostami : voir à moitié (ou voir une partie sans pouvoir se représenter le tout avec certitude), c’est voir comme l’enfant. Le spectateur a l’impression de surprendre un moment, de n’être ni pris dans ce moment ni complètement coupé de lui. Quelque chose se passe, qu’il ne peut dire exactement, sur quoi il ne peut pas poser d’idée précise. Alors le fantasme s’active. Qui sont ces femmes, quel est ce film ? Ces larmes qu’elles versent, de quelle vie viennent-elles ? Cette voix qu’on entend, quel visage la porte ? Pourquoi cette voix sans visage produit-elle cette émotion sur ce visage sans voix ? Et pourquoi pris dans ce flux j’éprouve un sentiment pour cette voix, ou pour ce visage, ou pour le passage qui mystérieusement se crée de l’un à l’autre ? Je ne suis d’aucun côté, je suis des deux à la fois, je suis dans un torrent, qui serait l’être-même, dans ce qu’il y a en lui de mobile et de modal. J’assiste aux variations qui sont très exactement le contour de ce qui ne peut avoir de contour.

Shirin peut être perçu comme un prolongement des Histoire(s) du cinéma de Godard. Il s’agit là d’un art de la superposition : telle ligne de dialogue caressera tel visage hétéroclite, et de la rencontre des deux naîtra du sens, c’est-à-dire du possible.