vendredi 20 avril 2012

Film, de Samuel Beckett et Alan Schneider, 1965

Ca commence par un oeil, aucune lame de rasoir ne le tranche, seule une paupière finit par l'occulter. 
On se met à suivre un homme de dos – l’œil qu’on voyait est-il le sien ? Il court le long d'un mur et il bouscule un couple. Le couple est mécontent, regarde la caméra, et se met à hurler comme dans un film de vampires muet, d'effroi. 
L'homme de dos entre dans un bâtiment. Une vieille dame, avec des fleurs partout, dans son panier comme sur son chapeau, descend l'escalier, aperçoit l'homme qui court, et, à l’instar du couple bousculé, regarde la caméra, et crie. Elle s’effondre dans l’escalier et disparaît du champ. 
Qu’est-ce qui caractérise un personnage de cinéma ? Le corps avant tout, dit Beckett dans son film nommé Film. Des fleurs pour l’une, et le fait d’avancer toujours de dos pour l’autre – soit la posture et l’apparat. On reste loin de l’être, on doit se contenter de la façon qu’ont les personnages d’apparaître – la seule façon qu’ils ont de s’inscrire à l’écran, d’être reconnaissables, de faire image, car nulle histoire ne viendra justifier leur présence. L'homme se prend le pouls : c'est ainsi qu'il sait qu'il vit, c'est la seule façon pour Beckett de la représenter. L'existence tient à ça - et surtout la sensation qu'on en a.

Beckett a une star, Buster Keaton, mais il ne s’en contente pas : il lui écrit un rôle, un vrai personnage de cinéma. 

Ce à quoi le film ne répond pas, c’est à ce que voient les personnages qui regardent la caméra. La convention voudrait que le film propose un contrechamp, il n’y est pas. C’est une façon d’instaurer un mystère, et, donc, une continuité entre les images. Ainsi le film va pouvoir proposer des scènes plus longues et plus élaborées, puisqu’une question les tient. 
L'homme entre dans une pièce. C'est vide et nu. Ca ne raconte presque rien de ce à quoi ressemble le quotidien de l’homme. D’ailleurs rien ne dit que c’est chez lui. C’est un lieu clos, c’est un espace délimité qui ralentit sa course, même si à l'intérieur il ne se déplace encore qu'en rasant les murs. Ce n’est qu’un tout petit surcroît de sécurité. La fuite persiste même lorsqu’elle quitte les espaces publics, même lorsqu’elle trouve un refuge. 
L’homme, le long des quatre murs, croise un miroir qu’il s’empresse de voiler. Il semble alors que ce qu’il fuit ne soit autre que son visage – que la visibilité de son visage. Etre invisible, au cinéma, c’est être sans visage. Franju propose le masque neutre, Beckett le dos. La réponse du premier est théâtrale, celle du second est burlesque. 
On aperçoit un chien et un chat installés dans un tiroir. La scène se met alors à fonctionner sur un mode burlesque assumé auquel le rythme physique de Buster Keaton participe activement : il chasse le chien, puis il chasse le chat mais le chien rentre, alors il chasse le chien mais le chat rentre, donc il chasse le chat mais le chien rentre, etc... On oublie un temps l’inquiétude à l’œuvre ; elle s’est changée en gag qui se répète, jusqu’à ce que, soudain, le film propose un gros plan sur la tête du chat. C'est son regard qu'on voit plus que son visage. Sa présence se caractérise par le fait qu’il regarde. Sa tête n’exprime rien d’autre. L’action s’interrompt. L’homme finit par le chasser ; ce faisant il ne chasse pas l’animalité (la présence du chat n’est pas métaphorique), il chasse le regard. Il en va de même pour la perruche, puis pour le poisson rouge. Tous ces yeux. Tout ce qui cerne. L'homme s’en affranchit peu à peu. 

Enfin seul, il s'assoit sur une chaise posée au centre de la pièce, face à une affiche représentant un masque. Il se lève et déchire l'affiche, puis se rassoit. 
Ce que le spectateur voit, et que l'homme ne voit pas encore, c'est que le dossier de la chaise ressemble à un visage. L'homme a un visage dans le dos et il ne le sait pas. 
Assis, se balançant sur cette chaise qui s’avère être un rocking-chair, il sort des photographies d'une enveloppe boutonnée (deux boutons comme deux yeux), et les regarde l'une après l'autre : mariage, naissance, diplôme... une vie en images arrêtées, tandis que le corps de celui qui regarde se balance. Vient alors le portrait d'un homme borgne. Après les avoir regardées (et montrées, puisque la caméra est là, par-dessus l’épaule), il les détruit. 
Il prend son pouls puis il s'endort - à moins qu'il ne meure : ici, rien ne distingue le sommeil de la mort, rien d’autre ne caractérise la vie que le mouvement. Quelque chose de la présence de l’homme, maintenant, par l’immobilité s'éteint. Mais il y a toujours ce visage sur le dossier de la chaise. Et toujours cette caméra qui l’ausculte – qui appuie sur sa présence comme sur un bouton indésirable, un pur symptome – le symptome d’un problème bien plus grand. 

Dès lors la caméra se fait sorcière vaudou, effectuant un tour, comme pour un rituel de magie noire, dans la pièce en rasant les murs. Ainsi elle reproduit le mouvement de l’homme, et donne au spectateur la sensation qu’elle devient l’homme. Ce à quoi tient l’être est infime : une façon de se déplacer tout au plus. Elle se place face à lui. Lui, le borgne de la photographie, relève son visage de sorte qu’on le voie, et pour la première fois du film regarde la caméra. Comme tous ceux qui l’ont précédé, il crie. Le contrechamp survient : c'est lui encore. C'est lui qui se regarde, lui qui crie quand il se voit. Et le film, alors, c'était lui. Sa conscience. Son monologue intérieur. La façon qu'il avait de se voir, de dos, toujours de dos, peureux, en fuite, rasant les murs, effrayant chaque personne qu'il croisait – c'est toute la puissance du roman beckettien qui est ici mise en oeuvre avec les moyens du cinéma : il y a un homme qui agit, et qui voit ce qu'il fait en même temps qu’il le fait, comme à travers un microscope légèrement éloigné, comme s’il était toujours radicalement étranger à lui-même. 
Ainsi, tous ceux qui regardaient la caméra, en vérité le regardaient. Et ils criaient sans doute parce qu'il est borgne. Un seul oeil mais une multitude de consciences de soi. L’être est démultiplié. Le cinéma pense la conscience en termes d’espace et de circulation. 
A nouveau l'oeil en gros plan apparaît, comme au début du film. Il s'ouvre, puis se referme. De regard il devient surface, surface ridée de la paupière, paysage de peau fait de plis et de veines. Le regard et le monde, tout ça sur un seul oeil.

Et on trouve ça sur Ubuweb.

mercredi 18 avril 2012

La terre outragée - Michale Boganim


On a d'abord droit à tous les clichés possibles : un mariage, un accordéon, de la vodka et des larmes, un enfant auquel on donne mille leçons de choses, et du travail et des loisirs, mais surtout de l'enthousiasme en chaque chose. On est en Ukraine, à Tchernobyl, le jour de ce qu'on sait - ce pourquoi on est venu, c'est à dire l'explosion de la centrale nucléaire. Ce qu'on sait mais que les personnages ne savent pas (c'est une fiction) est figuré dans chacun des chromos composés par la réalisatrice : ici un poisson mort, là un arbre qui ne prend pas racine, ou encore un nuage trop lumineux, et même une pluie qui vient noircir une nappe blanche. La menace est partout et l'homme ne la voit pas. La terre ressent déjà ce que l'homme ne va pas tarder à subir. Après les attentats du World Trade Center, la grande question était : que faisiez-vous le 11 septembre 2011 ? Et à chacun de raconter sa petite histoire en regard de la grande. Michale Boganim a compris le procédé et s'est dit qu'elle pourrait mêler quelques destins bouleversés par le 26 avril 1986.

Il y a, dans cette façon de faire du cinéma, quelque chose de mortifère. La fiction est semblable à l'explosion de la centrale et aux irradiations qui ont suivi : elle semble tout figer, elle n'est là que pour révéler ce qui va mourir. C'est peut-être que l'impossibilité de reconstituer le temps d'avant est trop forte. Il y a l'argent, il y a les histoires, mais quelque chose ne va pas. On pourrait ne pas reprocher au film son tarkovskisme illustré ni sa voix-off écrite comme pour un roman-photo, s'il n'y avait une sorte de cannibalisme à l'oeuvre. Tout est kitsch: 1986 est kitsch, on chante Voyages Voyages de Desireless, l'Ukraine est kitsch, l'amour est kitsch, la Perestroïka est kitsch. C'est peut-être fait exprès, comme chez Godard (ça ressemble d'ailleurs beaucoup à Godard), mais c'est fait sans humour. Lorsqu'on quitte, embarqué dans un bus, la catastrophe, et que la caméra, à travers la vitre où ruisselle la pluie, saisit à la volée, façon documentaire, une affiche à l'effigie de Gorbatchev dans le pur style des affiches russes, on comprend que ça ne va pas, que la muséification n'est pas loin.

Vient alors une seconde partie, celle du retour, dix ans plus tard, où la bluette post-traumatique est censée déployer ses ailes. Elle le fait. C'est admirable. Il y a même des moments profondément godardiens de décalages entre la parole et l'action, et les plans sont toujours aussi impressionnants. Quelques bonnes idées également : le Tchernobyltours où travaille l'héroïne, aussitôt mariée aussitôt veuve, et ce tourisme de la catastrophe. Pourtant, on ne sait jamais qui, de la fiction ou de l'Histoire, est la prisonnière de l'autre. La survenue - toujours très godardienne - des immigrés tadjiks, est un moment d'irresponsabilité politique ahurissant. On ne peut plus voir l'Histoire autrement que comme la valeur ajoutée de la fiction, et la fiction semble être la seule façon dont on peut supporter la leçon d'Histoire. Au fond, cette collision manquée marque bien la défaite du cinéma. C'est pour cela que le film, bien qu'épique et spectaculaire, savamment narré, inventif, mélodramatique, sexy, beau, riche, etc, est si déprimant.

mardi 10 avril 2012

Les yeux sans visage, de Georges Franju, 1960

Dès les premiers plans, la femme qui porte un imperméable noir brillant dans la nuit, les arbres nus sur le bord de la route, et le cadavre au visage invisible à l'arrière de la voiture, donnent l'impression d'un monde en lambeaux, déchiqueté, auquel il manque des cases, un socle, une organisation – un monde gagné par le chaos. Le paysage se désagrège. Même la lune a l'air d'un vieil oeuf sec. Et si la musique de Maurice Jarre tente de tout tenir ensemble par son rythme haletant, on n'est pas dupe : tout ça va s'effondrer.
Quand on lâche les chiens à la fin du film et que le docteur-greffeur Génessier est mangé, c'est moins la question de l’animalité de l’homme qui est en jeu, que celle, précisément, du déchiquètement. Le symbole intéresse peu Franju, la peau qu’on arrache, par contre, beaucoup plus. Aussi, le dernier plan où Christiane, la fille de Génessier, avance de nuit dans le parc de la propriété avec les colombes autour d'elle, est moins l’image d'une liberté retrouvée, que le signe glaçant d'une folie sans retour. Le docteur, avec l’aide du cinéaste, a créé un fantôme ; le film peut s'interrompre. Il y a des gens aujourd'hui qu’on croise dans la rue, à propos desquels on peut dire : " elle ressemble à la fille des Yeux sans visage." Rares sont les films à atteindre la puissance du mythe, inventant des figures dont on ne sait plus si elles sont tirées du réel ou si c’est elles qui l’ont infiltré et perverti.
Christiane Génessier, interprétée par Edith Scob, est de celles-ci : ce grand oiseau frêle au long cou, qui avance, fragile, dans les pièces d’une demeure trop grande, faisant office à la fois de refuge et de prison – Christiane, captive de l’amour d’un père, et portant sous ses ordres un masque en attendant d’adopter le visage qu’il lui prépare – Christiane, que rien n’atteint, trop pure pour garder longtemps sur sa chair la peau d’une autre qu’elle, et que le crime et l’amour mêlés lui donnent telle une becquée – Christiane enfin, qui appelle son amour mais n’ose pas lui parler, et qui finit par prononcer son nom, Jacques, deux fois, comme un murmure, comme une extinction de voix.

Qu'est-ce qui fait, alors que La piel que habito est une copie colorisée quasi-exacte des Yeux sans visage, que le premier est un navet, et le second un chef d'oeuvre ? Peut-être la différence tient-elle à une scène : celle de la découpe de la peau d'un visage. Si Franju l'ose et la fait durer, accumulant pinces et scalpels jusqu’à ce que le visage, telle une chaussette sur un pied, se retrousse, Almodovar l'esquive. Mais ce n'est pas une simple scène de bravoure : c'est ce qu'on n'imaginait pas pouvoir voir au cinéma. Et tout le film de Franju tend vers cette limite du visible, tandis qu'Almodovar se contente de batifoler dans les périphéries de la morale. C’est peut-être ça qui fait les grands films : cette tension qu’ils portent en eux et qui les force à représenter l’irreprésentable.
Dans la clinique du docteur Génessier, il y a un gamin qui ne voit pas le bon nombre de doigts que le médecin lui montre. Exclu de la communauté du visible, on sait dès lors qu'il va mourir. Le film, montrant trois doigts et disant quatre – c’est-à-dire montrant l’impossible – porte cette mort en lui. L’image est en danger. L’aboiement permanent des chiens sur la bande-son renforce cette menace.
Même les visages peuvent basculer. Bunuel et Dali tranchaient dans l'oeil, Franju s’attaque à la peau qui l’entoure, la défait et la plaque autour d’autres yeux. Quand enfin Christiane apparaît sans masque, il y a sur son visage le souvenir des sacrifices commis pour elle. Il y a sur son visage la dette, le meurtre, l’emprise d’un père, comme autour du cou de sa belle-mère, cachées par un collier de perles, subsistent quelques plaies. Je, ici, est définitivement autre : aliéné. L’apparition de ce visage n’est cinématographiquement pas tenable. La greffe ne prend pas. Une succession de photographies, témoignant du dépérissement progressif du visage à peau d’emprunt, remplace le cinéma. Alors on ressort le masque et on libère les chiens pour finir le film. Cinéma d'aventures : ce n'est pas, comme dans Salo, un poing levé qui va mettre un terme à l'enfer, mais une ruse de détective teignant une brune en blonde.

vendredi 6 avril 2012

Télégrafilms : Elena, Bellflower, Le fossé de Wang Bing, Le marin masqué, Un monde sans femmes & Le naufragé de Guillaume Brac

(spectateurs désertant une séance de mauvais cinéma)


Je voudrais ne pas opposer, ne pas mettre les films du Cinéma du réel d'une part, et ceux du cinéma tout court de l'autre. Je voudrais bien dire qu'il n'y a pas de distinction possible. Et pourtant...

Et pourtant j'ai vu Le marin masqué de Sophie Letourneur. On n'en finit plus de rendre hommage (Rohmer et Godard confondus, assimilés et recrachés), jusqu'à faire baver le noir et blanc numérique sur les plages bretonnes, en souvenir de films dont on ne sait rien tirer d'autre que le charme. Le charme, cette petite arnaque du cinéma français - le charme masquant le creux ; la mélancolie d'usage justifiant l'inconséquence de tout ; ce flirt jamais concluant. Le propos du film, lui-même, est lénifiant : les filles aimeront toujours leur papa sans s'en rendre compte.

C'est pire ailleurs. Elena, de Andrei Zvaguintsev, est un film débile pour Européens débiles. C'est la mort de tout. Du cinéma, de la pensée, de la politique, de l'amour, de la joie. Ceux qui n'ont jamais eu le plaisir de se trouver devant un film de Haneke peuvent se rassurer, les occasions de voir à quoi ça ressemble sont nombreuses. Le style froid, droit, raide, qui-ressemble-à-la-mort-mais-qui-ne-l'est-pas-encore, du cinéaste docte, se propage comme une maladie. Si on ne se souvient pas de cette fenêtre ouverte à la fin de Sous toi la ville, de Christoph Hochhäusler, et par laquelle on voit la révolution advenir (bon moment pour arrêter le film et retourner boire des kirs) on la retrouvera ici, sous forme d'une grande coupure d'électricité avec présage de fin du monde et renversement des rapports de classe. Bien sûr, on n'oubliera pas de montrer le prolo loin des tours regarder quand même le terrain de sport et les gens en capuche, car "rien n'est tout à fait accompli". Alors, là aussi, le film finira, satisfait, repu.

Du côté de Wang Bing, on creuse. C'est Le fossé, c'est plein de scènes sordides où l'un vomit et l'autre lèche - ce sont des hommes affamés dans le désert de Gobi, goulag pour Chinois soupçonné d'être réactionnaires. L'un d'eux meurt, sa femme arrive et veut le voir, mais on ne sait plus où il a été enterré : il y a tant de corps enterrés dans ce désert, et aucune sépulture pour garder la mémoire de leur nom et de leur identité. Il faut donc retourner tout ce sable, dans le vent, dans le froid, avec la nuit qui vient et la nourriture qui manque. C'est parfois éblouissant, les visions se font tenaces, et parfois complètement raté, comme si la place de la caméra n'avait pas été pensée. A vrai dire, il n'y a pas d'esthétique. C'est peut-être le grand problème du film : on dirait que personne ici ne se demande jamais à quoi ça ressemble - à quoi ça pourrait ressembler de dire de telles choses. Le grand souffle tragique visé s'accommode mal de cet alignement informe de scènes très disparates.

Evan Glodell, avec son film Bellflower, a tenté la ressemblance : Macadam à deux voies en tête, avec Lynch et Tarantino comme bornes. Ca s'arrête là. Les couleurs sont saturées. Le récit est tordu. L'univers est détaillé. Le monde réel n'a aucune incidence. Mais outre les moments où les deux héros vont sur leur terrain vague cracher des flammes dans le ciel californien, on peine à voir au-delà d'une looser-poésie aux codes bien respectés. Et la rencontre amoureuse est parfaite, mais le film refuse de s'emballer, un peu guindé, tenant trop fort le tempo adéquat, au lieu de basculer dans l'emphase qui aurait pu le rendre grand et singulier.

Heureusement, Un monde sans femmes et Le naufragé, de Guillaume Brac, sont venus relever l'ensemble. On ne sort pourtant pas de l'hommage (ici, c'est Jacques Rozier) ni du sentiment qui vient poindre à la fin du film et tout justifier. Alors pourquoi est-ce que ça marche là, et pas ailleurs ? Il faut dire qu'il y a une beauté du cadre, une façon de filmer toujours vive, toujours attentive à ce qui se passe. Et aussi une grande variété de rythmes dans ces deux films très courts, où les personnages sont très bien dessinés - de nombreux mouvements s'esquissent, aussitôt relâchés, mais ils finissent par dessiner une carte du coeur abandonné - une carte pleine d'îles désertes. Et puis, il y a un miracle : Constance Rousseau, qu'on avait vue dans Tout est pardonné, incarne un personnage mystérieux, écartant toute possible dérive cynique en quelques mots et quelques gestes. Si le héros est gros et seul, elle n'est pas seulement belle, elle est la douceur-même, la grâce enfin rendue. Elle est un vrai personnage de cinéma. Une figure assez nouvelle, ni sacrificielle ni égoïste. Un personnage qui survient, hors-programme et hors-rhétorique, non comme une faute, mais plutôt comme un événement.


dimanche 1 avril 2012

Cinéma du réel #9 : Beppie, de Johan van der Keuken ; Dusty night de Ali Hazara ; & Earth, de Victor Asliuk


Chère anonyme,

je vais faire bref, une vraie carte postale pour une fois, qui partira en même temps que moi pour te rejoindre. Demain, je te revois.
Cet après-midi il y avait Beppie, un film de 1965, réalisé par Johan van der Keuken, sur une gamine de son quartier, à Amsterdam. J'ai pensé à toi en la voyant. Je me suis demandé si enfant tu ne lui avais pas un peu ressemblé. La terreur que tu as dû être lorsqu'on te demandait de réciter tes tables de multiplication! Je t'entends encore crier "5x5=25" quand je te regarde. Pourquoi ce portrait a-t-il traversé le temps ? Ce n'est pas un moment décisif, ça n'a pas d'importance, il n'y a pas de guerre ni de drame, c'est seulement une gamine. Alors pourquoi cela me parvient-il avec tant de vigueur ? Ce n'est rien de plus que le regard d'un cinéaste sur une gamine. A croire que c'est le regard qui a traversé le temps.

Ensuite, j'ai vu les courts-métrages qui ont eu des prix. D'abord il y avait Dusty night, de Ali Hazara, sur des balayeurs de nuit dans les rues de Kaboul. Ils soulèvent des nuages de poussière que les phares des voitures éclairent, faisant d'eux des ombres, presque des fantômes. On entend leur lamento, comme celui du jardinier chez Giraudoux. Ce sont des hommes sans terre. La guerre les en a privés. Alors ils soulèvent la poussière. Et leur lamento est scandé par les coups de balais.
Après, c'était Earth, de Victor Asliuk, un film biélorusse, sur le travail d'une petite équipe retournant la terre dans une forêt, à la recherche de corps de soldats russes qui ont péri pendant la seconde guerre mondiale. Ils les déterrent, leur font un cercueil, et les enterrent de nouveau, avec une cérémonie. C'est très beau de voir ces jeunes gens se confronter à des squelettes, se demander dans quel sens ça va, et retourner la terre, encore et toujours, qui garde la mémoire, partout dans le monde, des événements passés. La terre est comme une caméra, en fait.

Le festival est terminé. Parmi ce que j'ai vu, j'aimerais te montrer Five broken cameras, River rites, The vanishing spring light, Automne, Two years at sea, et Lecciones para una guerra. C'est ce qui porte à la fois le plus loin et le plus près de soi.

A demain,
je t'embrasse,
a.

Cinéma du réel #8 : Palmarès & Arrested Cinema, Syrie

Chère anonyme,

hier je me disais que le cinéma était comme un tunnel qui traverse la terre et atterrit chez quelqu'un. On regarde à travers, et on voit une vie dans un monde. C'est cette intimité - non familière - que je cherche quand je vais au cinéma. Et puis par le tunnel passent toutes sortes de choses qu'on introduit chez soi : des idées, un rapport au monde, un mot, une expression sur un visage. Ce qui a lieu en Palestine, au Surinam, au Guatemala ou en Chine, a lieu aussi ici - lieu d'être par le cinéma, cette Internationale du visible.
Et il en va ainsi de nous qui sommes loin l'un de l'autre. En t'écrivant, j'essaie de creuser un trou par lequel tu voies comme je vis. Les chats cherchent toujours à entrer dans les sacs ou les placards. Ce n'est pas pour se cacher : c'est pour voir.

Aujourd'hui je suis arrivé trop tard. Le réel était partout complet. Je me suis aperçu qu'on était samedi. Alors je me suis demandé ce qu'est le réel. A la terrasse de ce café, j'aurais dit que le réel est une présence. Une faculté à recouvrir - par la présence - à la fois le lieu où l'on vit, et le lieu que l'on voit. Habiter large, et même l'ailleurs. Je rentre chez moi avec un morceau de Palestine ou de Syrie, et puis, peut-être, la Palestine et la Syrie repartent avec un morceau d'ici. Ce n'est pas comme arracher un bras ou confisquer une terre. Personne n'est privé de quoi que ce soit. Ce sont des liens qui se font entre des zones où la pensée circule librement, où les images se fabriquent, et où on les regarde. Le flux s'intensifie.
Au fond, on ne cherche que ça : habiter. Habiter le temps, loger les pensées, lester les images, planter les phrases, et trouver un endroit depuis lequel être et persister. C'est cette persistance d'un être que j'ai vue hier dans Five Broken Cameras, quelqu'un qui ne cesse d'habiter, en filmant, un lieu duquel on voudrait le chasser. Habiter en filmant, habiter en écrivant. Faire au plus simple en tout cas. Et ne pas attendre les permissions éventuelles ou les encouragements. Car le mot d'ordre du monde est plutôt le suivant : déguerpir.

Parfois, j'ai l'impression d'aller au cinéma pour écrire. J'écris aussi quand je ne fais rien d'autre qu'écrire, mais souvent moins. Les idées se dispersent un peu, les événements du quotidien s'interposent sans rapport ni plaisir. Les films, eux, n'interrompent rien. Ils ont ce pouvoir au contraire de prolonger la pensée. Je ne connais rien de plus proche de la pensée que le cinéma. Ca se confondrait presque. Tout ce qui traverse l'écran traverse la tête, et vice-versa. Les mots jaillissent des images, les images des mots. Quand les uns commencent à s'éteindre, les autres les raniment. Ce sont deux temps, deux façons de vivre le temps, qui se conjuguent. L'une en flux, l'autre en pointe.
C'est toi, aussi, qui m'apporte cela. Ce devoir que je me suis fait de t'écrire chaque soir. Et cette écriture à laquelle je me tiens comme le gage d'un lien chaque jour réactivé, comme le gage de jours chaque fois liés aux tiens.

Je ne pouvais plus rester à la terrasse du café. Le froid était revenu sur la ville. J'ai traîné dans le sous-sol de Beaubourg en me demandant ce que j'allais faire. Pour commencer j'ai longuement observé les toilettes. J'ai vu des dos devant des pissotières, des dos devant des lavabos, et des dos devant des sèche-mains nommés Tornade - soudain, une porte s'ouvre et quelqu'un en sort comme s'il n'avait rien fait, comme s'il s'était trompé, comme s'il venait d'avoir une idée meilleure le conduisant ailleurs. Personne ne parlait. Ceux qui entraient en groupe, aussitôt la porte franchie, se taisaient. Sur le mur d'une des cabines, il y avait marqué : "Sarko va se suicider". Je n'ai pas su si on m'invitait à le craindre ou à m'en réjouir.
Ensuite, je suis allé voir la cérémonie du palmarès. Les cinéastes qui obtenaient des prix montaient sur scène et, de dos, serraient une à une les mains des membres du jury. Il y avait des gens dans le public qui étaient contents, et d'autres moins. Je ne sais pas si ça t'intéresse, mais East Punk Memories a eu le Prix des Jeunes alors que c'est un film de vieux, Five Broken Cameras le Prix Louis-Marcorelles, Dusty night une mention spéciale de ce prix ainsi que le Prix du court-métrage, The vanishing spring light le Prix Joris Ivens, A nossa forma de vida une mention spéciale de ce prix, Autrement la Molussie le Grand Prix du Cinéma du Réel, Earth le Prix international de la Scam, Habiter/Construire le Prix du Patrimoine de l'Immatériel et une mention spéciale du Prix des Bibliothèques, River rites une mention spéciale de ce prix, et La cause et l'usage le Prix des Bibliothèques ainsi qu'une mention spéciale du Jury des Jeunes. Ca te fait une belle jambe ? Moi aussi. Je ne sais pas pourquoi je suis allé voir ça. J'attendais la Syrie.

C'était une soirée spéciale en hommage aux cinéastes arrêtés. Il y avait trois films syriens. Les deux premiers étaient comme toi, anonymes. J'ai entendu cette phrase dans le premier : "ils ont pris des bijoux, ils ont rendu des morts". Le paysage syrien m'a paru confisqué. On le filmait toujours un peu voilé, à travers un rideau, à travers les pales de bois d'un moulin à eau, ou bien cadré au plus près sur un mur, sans qu'on devine rien autour. Une fleur, par moments, transperçait. Les hommes étaient des ombres. J'ai vu un oeil en très gros plan avec un diamant de lumière au-dedans.
Le troisième film de la soirée était réalisé par Nidal Hassan et s'intitulait Vraies histoires d'amour, de vies, de morts, et parfois de révolution. Le tournage de ce film, qui devait raconter comment une femme s'est jetée d'une falaise avec ses enfants, a débuté en même temps que la révolution. Tout a été revu et corrigé. La fiction ne tenait plus. Il fallait interroger. Et filmer le retour de ceux qui rentraient de prison. Le cinéaste lui-même a été arrêté, quelques jours avant de pouvoir présenter son film au Danemark. Ca commence par l'aile rouge d'un avion planant au-dessus d'un paysage maritime. Ensuite il y a une fille rousse qui revient de prison et demande à son petit ami comment il va. Enfin il y a une chanson. Je n'avais jamais vu la Syrie comme ça.

Demain, je t'enverrai ma dernière lettre, et puis je te retrouverai enfin. J'ai hâte. Je pense à toi,
a.


(A suivre aussi chez les amis de Pocketwelt.)