jeudi 30 août 2012

Il n'y a pas de rapport sexuel, de (?) Raphaël SIboni

On pourrait dire que le film est plein de bonnes scènes et les citer les unes après les autres (la quête désespérée d'amour de la grosse, la simulation parfaite du professionnel Storm blasé comme un acteur de la Comédie Française, le détournement anal du puceau à qui l'on fait croire que le grand soir viendra s'il se cambre un peu mieux...). En fait, chaque scène a "quelque chose d'intéressant". Mais le réel (ici assuré par la deuxième caméra d'HPG, posée en observation lors des tournages de films X hard ou soft et tournant en permanence, comme le trou noir où vient se perdre la mélancolie des acteurs porno, comme un point à la fois objectif et mort - mais qu'est-ce qu'une objectivité morte ?) fait sur ces scènes l'effet d'un givre télévisuel : le réel réduit et fige ce qu'on aimerait qu'une fiction développe ou exacerbe. On ne dévoile le secret des boîtes noires des avions que lorsqu'il y a un accident. Ici, nulle chute, nulle envolée, seulement du réel bien rôdé.

Qu'est-ce que le réel ? Une caméra de surveillance (c'est-à-dire une caméra sans personne derrière) ? Loft Story ? Loft Story, d'ailleurs, n'a pas la prétention du réel; Loft Story est télé-réel, ce qui est une manière de connoter la soi-disant objectivité du point de vue et de se dédouaner d'une telle gageure : ce que vous voyez n'est pas réel, mais télé-réel ; derrière télé, le spectateur est chargé de placer ce qu'il veut, mais au moins est-il libre de placer quelque chose. Raphaël Siboni ne prend pas cette précaution. Il aligne les séquences d'un making-of (qu'il n'a pas lui-même tourné) comme les pages retrouvées d'un évangile incontestable. Et son film dit : voilà ce qu'est vraiment le porno, voilà ce qu'est le réel. Au point de terminer son film comme un conte de fées, où deux hardeurs en cuir s'endorment dans un sous-sol, piqués par la mouche tsé-tsé du travail sexuel à la chaîne. Qu'essaie-t-il de nous dire ? Que le sexe c'est fatigant ? Que même les plus endurants s'écroulent à un moment donné ? Que tout n'était que décor ? Que les grosses bites cachent des petits coeurs ? Sous l'objectivité prétendue se cache un discours un peu terne et pas très malin.

Mais cela n'est peut-être dû qu'à une simple erreur. Plus que la question du réel, Raphaël Siboni aurait dû se poser celle de la réalisation. Il y a de très grands films de montage (ceux d'Andrei Ujica par exemple, ici et ici). Mais ces films articulent les images volées selon, si ce n'est une vision du monde (voire une cosmogonie), au moins quelques notions de rythme et d'envoûtement. Or Il n'y a pas de rapport sexuel (outre son excellent titre) n'a rien de tout ça. C'est le film non d'un monteur mais d'un compilateur. Siboni a pris dans la playlist d'HPG (qui ressemble étrangement à Jean-Marie Bigard) les meilleurs morceaux et les a mis les uns à la suite des autres. C'est ça un film ? Abandonner la caméra à sa solitude mécanique ? Déserter les tournages ? Ne pas tremper ? Ne pas prétendre ? Ne pas intervenir ? Mettre bout à bout des images ?

lundi 27 août 2012

Tokyo Park - Shinji Aoyama - Tokyo Koen


Sans rien vouloir dévoiler du film, disons que la fin se passe dans un magasin de meubles. Les héros achètent des étagères. C'est dire l'intensité de départ. Sinon, Shinji Aoyama sait faire de beaux cadres. Il doit avoir quelques modèles (Rohmer, Rivette, Hong Sang-Soo), auxquels il voudrait ressembler, mais en vain. Le film ne se passe pas d'hommages : là Blow-up, ici Romero... Où est Aoyama ? Où est le réalisateur d'Eureka ?

dimanche 26 août 2012

Schizophrenia - Gerald Kargl - Angst (1983)



 Le nom de famille du cinéaste semble être un commentaire sur son propre film : kargl.

On suit un homme, pas n'importe lequel, un blond, un fou, avec des yeux comme deux étangs dans lesquels on a jeté des cadavres. On le suit mais c'est plus que le suivre : on le colle. La caméra harnachée autour de la taille de l'acteur dans les premières séquences fait cet effet d'une proximité gluante, à la fois sexuelle et psychique : le spectateur est pris dans le périmètre de son aura, à l'écart de laquelle, naturellement, il se tiendrait. Pas d'écart possible, pas de naturel : Kargl nous force à rester là, trop près - comme le visage à la bouche béante dans le tableau de Munch, Le cri, semble collé à la toile, projeté à la gueule de celui qui le regarde. Le crieur et le psychopathe traversent l'image ; ils sont l'image, la matière de l'image.

Toute mise en scène est question de distance. La distance nulle serait la caméra subjective, mais la caméra subjective annule la dimension plastique du sujet. Ici, dans Schizophrenia, le cinéaste se tient à la lisière de la subjectivité : dans l'épousement d'un corps, d'une forme, d'un mouvement. La caméra est comme un chancre. Elle cherche, dans l'homme en fuite, sa fixité, sa résolution (nécessairement meurtrière). Le monde autour semble très loin, perdu. L'homme est seul.

Des distances plus grandes surviennent toutefois. D'un coup la caméra s'envole, ou quelque chose du monde (un ballon, un chien, un dentier) s'insère dans le plan (c'est-à-dire dans cet espace minime entre l'acteur et le spectateur) et crée une absurdité qui a valeur de gong cosmique. La mise en scène adhère à la peau du meurtrier. Comme rien ne correspond à cette peau, le monde a l'air d'être pris en défaut. Le monde est pris en défaut dès le départ : l'homme sort de prison, et, dès les premiers pas qu'il fait dehors, son obsession est de recommencer à tuer. Il n'a pas à lutter contre on ne sait quelle bonne conscience ou morale. Il est immédiatement pris du désir sauvage de tuer. Le psychiatre aux cheveux dressés sur la tête comme ceux d'un savant fou avait pourtant bien dit qu'il n'y avait aucune chance de récidive. Alors de quel côté sommes-nous ? Le verdict du tribunal est rendu "au nom du peuple". Nous sommes du côté de ceux qui ne comprennent pas qu'un homme ne comprenne rien à ce que nous comprenons.


La beauté du film tient à son sens du burlesque. On a parfois l'impression d'assister à un slapstick horrifique. L'homme est pris par une urgence qui ne crée que du retard ou de l'incohérence. Les milles solutions qu'il trouve - attacher le pied de sa victime à la poignée d'une porte, enfiler une queue de pie blanche au-dessus d'une chemise tachée de sang, ne pas enlever ses gants de cuir pour manger sa saucisse - concourrent au délire, à cette tension magique du délire, c'est-à-dire une magie en chute. Les meurtres restent vagues, décevants, mais ils viennent, fatalement. La voix-off, tendre, déçue ou exaltée du meurtrier, est en constant décalage avec la réalité de l'action. Le moment où l'homme se douche dans l'évier de la cuisine est absolument stupéfiant. C'est un moment de danse extatique. Dans les minutes qui suivent il sera arrêté et renvoyé en prison. Le film se défie de toute interprétation psychologique. Mais il reste le corps, la beauté du corps, la puissance esthétique des meurtres (Munch encore, pour le vampirisme halluciné). Le corps est un envoûtement. Le film a tout à voir avec la danse telle qu'on la conçoit aujourd'hui.


Le film s'appelle, originellement, Angst - la peur - et je crois que, plastiquement (dans ce mélange entre Munch, Pina Bausch et Jeanne Dielman), le film traite de ça. Comme l'homme tourne autour de la maison, comme il commet ses meurtres, comme il se charge des cadavres, comme il brise les vitres de la maison et prend soin de fermer les portails, comme il laisse des traces et en efface d'autres, et comme soudain une tribu d'enfants en ciré jaune, dans un absurde accident, lui apparaissent : c'est l'épiphanie sans gloire du film, c'est son point de non-retour. Peu à peu, Schizophrenia compose un territoire. Hors de prison, l'homme se rend dans une station-service et mange une saucisse. Il prend un taxi, veut tuer le chauffeur, renonce, s'enfuit à travers la forêt, trouve une maison, tourne autour, entre, attend. Les occupants arrivent. Il les tue. Le chemin s'inverse. De nouveau l'homme tourne autour de la maison (le point de son ivresse, de son bonheur), joue de portails fermés et de routes secrètes, et retrouve le chemin de la station-service, où il mange une autre saucisse avant d'être renvoyé en prison. Le film dessine un aller-retour. Mais il passe par des boucles, des circonvolutions inouïes, pour montrer ce que l'homme fait de vingt-quatre heures de liberté. Vingt-quatre heures d'un corps meurtrier.

jeudi 23 août 2012

Nuages flottants, Mikio Naruse, 1955 - Ukigumo


C'est l'histoire d'un monstre. Un monstre aimé, qui a des verrues au pied, un orgelet à l'oeil, et dont les femmes et maîtresses meurent les unes après les autres. Il est le mal absolu, un Barbe-Bleue sans château et désargenté, sans pulsion meurtrière non plus. Mais son étanchéité au sentiment amoureux lui confère un pouvoir plus secret, celui d'entraîner les femmes qui l'aiment dans la morbidité ; la mort survient comme par enchantement. Il en va ainsi de Yukiko, figure féminine sur laquelle le cinéaste se focalise, poussée, par la passion que le monstre lui inspire, à désirer mourir à ses côtés, puisqu'il ne veut pas mourir avec elle (il évoquait, un jour, le désir de se suicider avec elle, et puis il a fumé une cigarette et il s'est mis à rêver d'autre chose). Elle va lui infliger sa mort, comme preuve que l'amour existe, lui qui ne le connaît pas et de toute façon n'y croit pas.

La mise en scène, sèche comme une guerre, n'est pas dans l'affect, mais au contraire épouse la monstruosité du personnage masculin. Elle ne dit que l'essentiel, montre tous les rouages sentimentaux, les décortique comme le cadavre d'un poulet. Mais Mikio Naruse se refuse à la clôture des films psychologiques. Nuages flottants inscrit l'homme dans le paysage : l'idylle indochinoise et sa forêt merveilleuse, le Tokyo d'après-guerre où les ruines portent un vague espoir de redistribution des cartes, la station thermale où la vapeur des bains chauds n'a d'égale que la pesanteur des corps passionnels, et les nuages de l'île du sud, son bateau, sa pluie, où l'être se dissout, où la tragédie ressemble à une coulure d'acide. Les figures humaines, comme des spectres, hantent les plans. Le temps, traversé à toute allure, multipliant flash-backs et ellipses, a des airs de cavalcade funèbre où les pas des chevaux s'emmêlent.

mardi 21 août 2012

The color wheel, de Alex Ross Perry


Les New-Yorkais fauchés continuent de faire des films. Après les trop poseurs frères Safdie, c'est Alex Ross Perry qui prolonge ce mouvement initié par Ronald Bronstein et son immense Frownland.

The color wheel est plus proche du cinéma de Bronstein que de celui des frères Safdie. Il n'y a dans cette façon de concevoir un film aucune espèce d'affectation ou de rêve auteuriste woodyalleno-bergmanien sous-jacent, bien que la parenté soit là, évidente (mais c'est une parenté de préoccupation). Alex Ross Perry ne cherche pas tant à leur ressembler (on pourrait penser à Godard aussi, parce que l'actrice Carlen Altman en quelques plans devient icône) qu'à ne ressembler à rien. Vite fait et sans savoir comment, le désir pour seule arme, Alex Ross Perry ne semble pas être obsédé par le style ou par la manière. Son film est bricolé, flou, sans ampleur publicitaire, avec quelques écueils parfois, mais l'intensité de son désir de cinéma est telle qu'elle rattrape tout. Les écueils font partie de la beauté troublante de l'ensemble.

C'est l'histoire d'un homme, paumé dans ses frustrations et vivant encore dans le grenier de ses parents, qui, le temps d'un week-end (ce temps magique des week-ends où les destins s'agitent), vient en aide à sa soeur, rêveuse sans ancrage, rejetée par sa famille, et la conduit en voiture jusqu'à l'appartement de son ex où traînent des affaires qu'elle veut récupérer. Mais cette histoire n'est qu'un prétexte pour filmer un homme et une femme ensemble, avec tout ce que cela comporte de trouble ou de romance en germe. Le scénario dit : frère et soeur. L'image montre : amour possible entre un homme et une femme. Dans cette tension entre le dit et le visible, quelque chose d'indicible (et d'indécent) éclôt.

Le recours à la caricature (un mormon patron de motel, une soirée entre branchés normopathes, des filles cruches à pleurer, une abominable petite amie baleinière, un ex plus proche du bourreau que de l'amant) opère un resserrement sur les figures du frère et de la soeur, comme s'ils formaient un monde et que le reste autour était absolument inconnaissable, incompréhensible et distant. Le road-movie annoncé tourne au film de chambre à coucher ; et puisqu'il n'y a de place nulle part pour deux amants liés par le sang, alors leur chambre à coucher sera le monde. Ce ne sont pas des cartons que trimballent les héros, mais une obscénité secrète et partagée - un goût pour le débordement, la tristesse terrible de l'impossible, une rage de prisonniers. Les répliques fusent, rapides, drôles, cinglantes : ces deux-là n'ont peur de rien quand il s'agit de parole et que la parole reste entre eux. Autrement, tout les accable, tout les écrase. Leur unique possibilité de s'incarner, de vivre une vie qui leur ressemble, c'est l'un en l'autre qu'ils la trouvent. Cette symbiose vampirique est magnifiquement filmée, comme si entre leurs deux visages circulaient un air frais, et que tout autour était vicié.

Il n'y a, dans The color wheel, aucun présupposé quant à ce que doit être un film, ce qui est beau et ce qui ne l'est pas. Le choix du noir et blanc, obsolète. Le goût pour la caricature, plus de très bon ton en ces temps où les artistes doivent s'efforcer de donner leur chance à tous. Il y a seulement la fougue et la foi en cette fougue. Une image reste, dans ce désordre : elle, qu'on suit de dos dans un parc, avec sa chemise boutonnée à l'envers, les rayons du soleil passant à travers les feuilles des arbres.

Tourbillon, de Helvecio Marins Jr & Clarissa Campolina (Girimunho)

Un film de promotion du tourisme rural brésilien ayant pour cible les neurasthéniques. Des diapositives se sont glissées par erreur dans le court-métrage. L'atonie se veut sans doute élégiaque (mordante parfois, mais mordante bon ton). A diffuser pendant les euthanasies.

jeudi 16 août 2012

Holy motors - Leos Carax


Leos Carax se demande : qu’est-ce qu’un artiste ?
L’artiste, d’abord, est post-lynchien. Il s’agit de trouver la porte au milieu des sycomores et d’entrer dans la Black Lodge. Quiconque ne trouve pas le passage dort encore. L’hypothèse, sous forme de papier peint et de passage dérobé vers une salle de cinéma où personne ne bouge, est stimulante.
L’artiste, ensuite, est une pute protéiforme. Il va où on lui demande, il fait ce qu’on lui dit, il répond aux désirs de ses nombreux et singuliers clients : ici une jeune fille demande une leçon, là un mannequin voudrait qu’on la souille, ailleurs un homme désire mourir à côté de son frère jumeau.
L’artiste, enfin, est un voyageur las. Dans sa limousine il traverse la ville, et pense aux forêts qui sont loin. L’artiste est un loup devenu chien. Ceux qui l’engagent sont des primates. Et le travail est incessant bien que toujours interrompu, tandis que l’existence échappe lentement. Tout pourrait s’arrêter.

Il y a, dans le film, deux superbes séquences. L’une est une suite parisienne du Merde tokyoïte, l’autre est une scène de cyber-sexe acrobatique. Il y a aussi quelques blagues, des phrases, des narrations éparses, de la provocation, une chanson, des tristesses. On pourrait parler de descente aux enfers. Tous les signes sont là ; ils sont référencés : quelque chose d’un film coréen, Cars, Cocteau, Les yeux sans visage, une réminiscence des Amants du Pont-Neuf. Tout est symbole, rien n’est mystère. Et c’est là le problème du film. Son post-lynchéisme est bancal, l’avant-garde visée a parfois des relents d’emphase vieillote et affectée. Comme si on avait chargé un vieux sac de toile usée avec mille bricoles fluos. Les scènes sont sans espace, sans durée pour se développer. Les images s’enchevêtrent sans qu’aucune sorte d’univers ou de mouvement global ne les mette en regard les unes des autres. Le film, au final, n’est pas grand-chose de plus qu’une suite de sketches inégaux, pas tous aboutis.
Pourquoi Carax n’a-t-il pas fait six courts-métrages ? Il comptait sans doute sur le voyage en limousine pour tout relier. Mais le propos a quelque chose de suffisant, debordien à peu de frais. Si Carax décrit bien l’artiste et sa mélancolie (et Denis Lavant est génial dans ce rôle), il échoue à parler du public. « Qu’est-ce qu’un artiste ? », la question est passionnante, mais y répondre sans se demander une seconde ce que sont les spectateurs est à mon sens la raison de l’étroitesse du film. Il n’y a pas de dialogue possible, il n’y a que deux réclusions qui s’ignorent. A vrai dire, Carax se pose la question. Mais il y répond rapidement : « la beauté est dans l’œil de celui qui regarde ». C’est vite dit et pas filmé. Et puis ce n’est qu’une citation. Encore une fois, l’artiste en regarde un autre. L’art a les yeux rivés sur l’art. Qu’en pense Carax ? Il y répond encore : le public est une bande de primates qui s’ennuie. Il ne se révolte pas, n’a aucune sorte de défiance envers le spectacle qu’on lui propose. Est-ce bien vrai ? L’artiste apparaît dès lors comme intouchable. Est-ce seulement juste ? Les spectateurs sont dans une salle de cinéma, immobiles, changés en statues. Un enfant s'avance dans l'allée. Un regard neuf, donc : c'est le souhait du cinéaste dans les premières images du film. Pourtant, il fait un film de cinéphile, plombé de références que peu de scènes dépassent.
Les citations abondent, le film est ivre d'allusions. Il y a quelque chose de maladroit là-dedans, et je me suis parfois demandé où était Carax. Je voyais Holy Motors et je trouvais ça beau, ce n’était pas un problème de beauté. Mais la beauté que je voyais n’était pas celle du film. Elle était un souvenir d’autres plus anciennes, plus secrètes. C’est comme si Carax n’avait pas fait son film. Comme si les souvenirs l’avaient fait à sa place.

Ce qui est vraiment intrigant dans Holy Motors, c'est la forme du film, ultra-linéaire, lente et que rien n'arrête bien qu'elle ne soit faite que d'arrêts. Si Weerasethakul ou Lynch offrent à leurs films éclatés des superpositions magiques ou des spirales métaphysiques, Carax, lui, ne retient rien. Les images sont sans mémoire, comme l'homme que nous suivons, qui avance de vie en vie, n'apprend rien, et rêve d'un retour. Mais vers où? Quelle porte va s'ouvrir? "Revivre", la chanson de Gérard Manset, éclate sur les plans les plus tristes du film, où Denis Lavant semble être retourné plus loin que prévu, enfoui trop profondément dans les strates du temps humain. Si Carax aligne les scènes, elles ne s'additionnent pas, ne se répondent pas. Des fragments, rien que des fragments. Le cinéaste tente de capter ce qui dans la vie se brise, s'isole et s'oublie. Ce qui tient l'ensemble, c'est le corps. Mais le corps peut tout à la fois, mourir, ressusciter, claudiquer, courir, danser, s'asseoir, tanguer, baiser, ployer. Le corps de Denis Lavant n'est pas un phénomène de foire. Ou alors la foire est ce qui se rapproche le plus de la vie.

A lire ici, le papier des Spectres du Cinéma.

mercredi 15 août 2012

Lola, de Jacques Demy, 1961


Lola, sous ses airs de ronde légère, me fait l'effet d'une danse de squelettes, dont les os s'entrechoquent et se brisent. Des squelettes qui découvrent, en dansant où on leur dit de danser, les sentiments, sans comprendre que les sentiments eux-mêmes ont été dictés. Que le premier amour soit le plus fort n'est qu'une affaire de tradition, presque un proverbe. La gamine, sous le charme du marin américain qui l'a invitée au manège, n'aurait peut-être pas fugué pour le rejoindre si lors de son dîner d'anniversaire elle n'avait entendu les propos les plus fatalistes à ce sujet. Lola est comme un conte : les paroles ont des allures de sortilèges, auxquels chacun succombe sans résister.

A vrai dire, les personnages de Jacques Demy sont tout sauf romantiques. Ils n'aiment pas aimer. On dirait que ça les dégoûte. Ca leur tombe dessus, et ça les broie. Ils en deviennent lâches, méchants ou niais, mais rarement héroïques. L'amour n'inspire ici que de très vagues et très petits élans. Il faut dire que le cadre est plutôt resserré : Nantes en quelques lieux, un café, un cabaret, un passage couvert, un appartement. Il y a dans cette façon de faire du cinéma (c'est-à-dire de concevoir le monde et les hommes) quelque chose qui ressemble à un étranglement. La ville, à la mesure humaine, rapetisse étrangement, se diffracte en décors. Nantes, au fond, n'est qu'un fantasme de ville : un port où l'on va-vient, et où les Américains portent des pompons et des costumes blancs. Il n'y a, entre les êtres, que de très brefs et violents échanges, comme si les relations elles-mêmes étaient étranglées par quelqu'un. Michel disparaît pendant sept ans, puis resurgit et demande Lola en mariage, et c'est la fin. Quant au gentil mais paresseux Roland, il dit à Lola qu'il l'aime, elle lui dit non, il l'insulte, lui demande pardon, et c'est la fin aussi. Pas de combat, tout est heurté, rien ne trouve de souffle ou d'envergure lyrique. Le petit monde de Jacques Demy est triste. Le spectateur suffoque. Le happy-end final est un mouchoir qu'on lui jette à la figure pour qu'il arrête de renifler.

Le lyrisme est ailleurs. Dans la morbidité des visages, dans les phrases courtes et sèches qui les traversent, et dans cette façon d'étrangler, qui donne à tout cela un mouvement, pas celui du manège, plutôt celui d'une fuite, vaine, impossible, avortée, toute une série de fuites vouées à l'échec. Les personnages se mettent à courir, quelque chose enfin les porte... et les lâche d'un coup, pas beaucoup plus loin qu'au départ. En vérité, c'est l'ironie qui est lyrique chez Jacques Demy. C'est cette façon de nous dire : les vies que vous vivez ne sont pas les vôtres, il y a quelque chose qui se joue de vous, qui vous malmène, qui vous entrave, et vous aurez beau rire et pleurer, espérer puis désespérer, ce sera toujours le même refrain, la même insupportable chanson qui vous contiendra jusqu'à la fin.

lundi 13 août 2012

Mulholland Drive, David Lynch (2001)

Mulholland Drive est un film à la narration relativement simple, posant d'emblée le mystère, et puis le résolvant, ce qui n'est pas le cas de tous les films de David Lynch. Il y a une première partie dont tout porte à penser qu'il s'agit d'un rêve. Puis une deuxième, où la femme qui a rêvé se réveille et se souvient de ce qui dans sa vie l'a conduite à faire un tel rêve : les éléments, détails, sentiments, paroles, prénoms, lieux, événements, visages et objets sont retrouvés, l'image rêvée rejoint l'image réelle, le puzzle du rêve est complet. Ou presque. Car il y a, chez Lynch, toujours une part d'inexplicable, une part de presque.

Le club Silencio est cette part inentamée. Dans la première partie, Rita, après avoir fait l'amour avec Betty, murmure dans son sommeil le mot 'Silencio' auprès d'elle. Betty réveille Rita, et Rita demande à Betty de la suivre. Elles s'assoient dans un vieux théâtre où sur la scène un prestidigitateur annonce à l'assistance clairsemée que tout est truqué. Une chanteuse vient sur scène et chante une chanson déchirante, qui tire toutes les larmes du monde à Rita et Betty. Mais alors que la chanson continue, la chanteuse s'effondre. Tout est truqué, le prestidigitateur avait prévenu, mais les spectateurs y ont cru quand même. Dans le seconde partie, le club Silencio est l'un des rares lieux à ne pas réapparaître. En fait, il réapparaît in extremis : la dame aux cheveux bleus assise au-dessus de la scène vide murmure à son tour 'Silencio, Silencio'. C'est le dernier plan du film. Rien ne le relie à la vie de la rêveuse.

Alors qu'est-ce que le club Silencio ? C'est un lieu que le rêve atteint mais que l'existence dissimule. Un lieu de tristesse intense, où quelque chose de l'être se trouve pris dans un piège. Betty, après avoir pleuré au Silencio, trouve dans son sac une boîte bleue avec une serrure. Cette serrure pourrait correspondre à la clef bleue que Rita, au début du rêve, a trouvé parmi des liasses de billets de banque. Rita ouvre la boîte, vide, qui l'aspire. Le rêve finit. Betty redevient Diane et Rita le souvenir d'un amour qui n'est plus. 

La clef bleue a, dans la vie de Diane, un sens tragique : Diane a engagé un tueur pour éliminer Rita, et le tueur, une fois la mission accomplie, lui remet une clef bleue. Dans son rêve, c'est Rita qui possède cette clef mais qui ne sait pas ce qu'elle ouvre. Comme si l'être aimé portait en lui à la fois la promesse de l'amour et celle de la mort. Et c'est au club Silencio que Betty comprend, une fois de plus, comment tout retourner, comment changer l'amour en meurtre - l'idiotie ne sauve pas. Diane a beau se rêver en Betty, grande idiote qui arrive de sa province avec des rêves de gloire, pose ses valises à la gare de Los Angeles et commence une espèce d'extase béate que rien n'est censé interrompre, à chaque fois l'amour vire au meurtre. L'innocence n'entrave pas la violence. Elle l'excite au contraire, et la rend plus terrible encore. (Lynch a un goût pour l'idiotie. Il développe des figures, des clichés pour la plupart, qu'aucun récit intelligent, ou adulte, ou d'art et d'essai, ne souffrirait. "A book ? You gonna read a book ?", demande ahuri Bill Pullman à sa femme qui veut rester à la maison, au début de Lost Highway.) Le club Silencio apparaît alors comme le lieu d'une ultime prestidigitation, où le désir amoureux devient inéluctablement désir de mort, et qui persiste bien au-delà du rêve, résistant aux explications du réel. Tout est truqué, mais tout fonctionne quand même.

Chaque scène de Mulholland Drive est vaudou. Comme si sous l'apparence lisse d'une vague histoire d'amour lesbien à Hollywood, il y avait un fantôme à exorciser. Et le fantôme sort, à chaque fois, grotesque ou macabre, romantique ou froid. Le film épouse tous les genres : polar, success story, conte de Noël, comédie romantique, film de mafieux, etc... Mais, en plus de les épouser, il les secoue. Il les secoue si fort que mille fantômes finissent par en surgir. A la perfection classique de la mise en scène, ouatée, enchanteresse, se mêlent de monstrueux soubresauts, des instants d'une violence inouïe.

vendredi 10 août 2012

Night on earth, Jim Jarmusch (1991)


Le principe est plutôt rébarbatif, Night on earth est un film à sketches, et chaque sketch a lieu la nuit mais chacun dans une ville différente. L'ambition est grandiloquente, le résultat est un peu étriqué : la Terre du titre se réduit à l'Europe et aux Etats-Unis - Los Angeles, New York, Paris, Rome, Helsinki. A chaque fois, il s'agit d'un trajet en taxi, où chauffeurs et clients dévoilent quelque chose de leur vie, tandis que le paysage urbain défile par les fenêtres et autour de cette bulle mécanique que le véhicule fait autour des êtres. On pourrait énumérer les poncifs (la partie italienne est carrément sinistre, Benigni est horripilant d'auto-satisfaction histrionique) ; malgré tout, de ce film se dégage une théorie de la rencontre assez convaincante.
Cela est dû, sans doute, à la fluidité de la mise en scène et à l'élégance qui la régit. Quand dans Cosmopolis Cronenberg appliquait la méthode dure, le jeu éprouvant du quand-le-personnage-parle-je-le-filme, antonionisme au rabais où chaque individu est sans cesse renvoyé à son isolement, même dans l'espace confiné d'une voiture, Jarmusch, lui, opte pour la réunion des visages et des voix, l'entrelacement des destins. A chaque trajet correspond une rencontre. Et qu'est-ce qu'une rencontre ?, se demande le cinéaste. Il répond simplement par la métaphore du taxi : l'un conduit et l'autre se laisse conduire après avoir donné la direction. Parfois les rôles s'inversent (comme dans la très belle partie new-yorkaise, où le chauffeur, débutant, ne sait pas se servir de la boîte de vitesse automatique). Il y a des conversations, des soliloques, des histoires qui surgissent, des anecdotes, des regards et des silences. Les silences sont possibles ; à vrai dire ils sont nécessaires. Un temps s'instaure dans les conversations entre chauffeurs et clients, un temps d'observation, de jauge ou d'inquiétude, où le désir se cristallise, où la suite s'invente, et où, parmi tous les possibles d'un échange entre deux êtres, certains choix se font, lentement, selon l'intuition. La route (ou le trajet) fait l'unité. La ville est une enceinte. Tout le monde est lié. Lié par la ville et par la nuit. Le personnage de la partie finlandaise, qui est monté ivre mort dans le taxi, aidé par ses deux amis, et qui en descend en rampant, seul, vaguement épaulé par le chauffeur, à la question "savez-vous où vous êtes ?", répondra "Helsinki". Quelle plus juste vérité ? Quelle plus singulière unité que la ville ?
Jarmusch, non content de se demander ce qu'est une rencontre et d'en énumérer les signes, les circonstances et les possibilités, pose également la question de la mémoire. De quoi se souvient-on ? Que retenir d'un être, d'une vie ? Qu'en dire en vingt minutes ? Qu'est-ce qui, chez l'autre, attire ou répugne ? Qu'est-ce qui fait que d'une confidence une seconde découle ? Qu'est-ce qui, dans les vies que la ville juxtapose, dialogue comme si celles-ci n'étaient pas liées par le hasard mais bien selon un ordre étrange et beau ? Le taxi est peut-être la métaphore de la rencontre, mais il n'en est que la carcasse, c'est-à-dire la contingence, le prétexte. Après cela, il y a tout un temps à peupler, tout un trajet à faire. Et à chaque fois, ou presque, Jarmusch y plonge, donnant à ses clichés une dimension musicale ou chimique.