dimanche 26 août 2012

Schizophrenia - Gerald Kargl - Angst (1983)



 Le nom de famille du cinéaste semble être un commentaire sur son propre film : kargl.

On suit un homme, pas n'importe lequel, un blond, un fou, avec des yeux comme deux étangs dans lesquels on a jeté des cadavres. On le suit mais c'est plus que le suivre : on le colle. La caméra harnachée autour de la taille de l'acteur dans les premières séquences fait cet effet d'une proximité gluante, à la fois sexuelle et psychique : le spectateur est pris dans le périmètre de son aura, à l'écart de laquelle, naturellement, il se tiendrait. Pas d'écart possible, pas de naturel : Kargl nous force à rester là, trop près - comme le visage à la bouche béante dans le tableau de Munch, Le cri, semble collé à la toile, projeté à la gueule de celui qui le regarde. Le crieur et le psychopathe traversent l'image ; ils sont l'image, la matière de l'image.

Toute mise en scène est question de distance. La distance nulle serait la caméra subjective, mais la caméra subjective annule la dimension plastique du sujet. Ici, dans Schizophrenia, le cinéaste se tient à la lisière de la subjectivité : dans l'épousement d'un corps, d'une forme, d'un mouvement. La caméra est comme un chancre. Elle cherche, dans l'homme en fuite, sa fixité, sa résolution (nécessairement meurtrière). Le monde autour semble très loin, perdu. L'homme est seul.

Des distances plus grandes surviennent toutefois. D'un coup la caméra s'envole, ou quelque chose du monde (un ballon, un chien, un dentier) s'insère dans le plan (c'est-à-dire dans cet espace minime entre l'acteur et le spectateur) et crée une absurdité qui a valeur de gong cosmique. La mise en scène adhère à la peau du meurtrier. Comme rien ne correspond à cette peau, le monde a l'air d'être pris en défaut. Le monde est pris en défaut dès le départ : l'homme sort de prison, et, dès les premiers pas qu'il fait dehors, son obsession est de recommencer à tuer. Il n'a pas à lutter contre on ne sait quelle bonne conscience ou morale. Il est immédiatement pris du désir sauvage de tuer. Le psychiatre aux cheveux dressés sur la tête comme ceux d'un savant fou avait pourtant bien dit qu'il n'y avait aucune chance de récidive. Alors de quel côté sommes-nous ? Le verdict du tribunal est rendu "au nom du peuple". Nous sommes du côté de ceux qui ne comprennent pas qu'un homme ne comprenne rien à ce que nous comprenons.


La beauté du film tient à son sens du burlesque. On a parfois l'impression d'assister à un slapstick horrifique. L'homme est pris par une urgence qui ne crée que du retard ou de l'incohérence. Les milles solutions qu'il trouve - attacher le pied de sa victime à la poignée d'une porte, enfiler une queue de pie blanche au-dessus d'une chemise tachée de sang, ne pas enlever ses gants de cuir pour manger sa saucisse - concourrent au délire, à cette tension magique du délire, c'est-à-dire une magie en chute. Les meurtres restent vagues, décevants, mais ils viennent, fatalement. La voix-off, tendre, déçue ou exaltée du meurtrier, est en constant décalage avec la réalité de l'action. Le moment où l'homme se douche dans l'évier de la cuisine est absolument stupéfiant. C'est un moment de danse extatique. Dans les minutes qui suivent il sera arrêté et renvoyé en prison. Le film se défie de toute interprétation psychologique. Mais il reste le corps, la beauté du corps, la puissance esthétique des meurtres (Munch encore, pour le vampirisme halluciné). Le corps est un envoûtement. Le film a tout à voir avec la danse telle qu'on la conçoit aujourd'hui.


Le film s'appelle, originellement, Angst - la peur - et je crois que, plastiquement (dans ce mélange entre Munch, Pina Bausch et Jeanne Dielman), le film traite de ça. Comme l'homme tourne autour de la maison, comme il commet ses meurtres, comme il se charge des cadavres, comme il brise les vitres de la maison et prend soin de fermer les portails, comme il laisse des traces et en efface d'autres, et comme soudain une tribu d'enfants en ciré jaune, dans un absurde accident, lui apparaissent : c'est l'épiphanie sans gloire du film, c'est son point de non-retour. Peu à peu, Schizophrenia compose un territoire. Hors de prison, l'homme se rend dans une station-service et mange une saucisse. Il prend un taxi, veut tuer le chauffeur, renonce, s'enfuit à travers la forêt, trouve une maison, tourne autour, entre, attend. Les occupants arrivent. Il les tue. Le chemin s'inverse. De nouveau l'homme tourne autour de la maison (le point de son ivresse, de son bonheur), joue de portails fermés et de routes secrètes, et retrouve le chemin de la station-service, où il mange une autre saucisse avant d'être renvoyé en prison. Le film dessine un aller-retour. Mais il passe par des boucles, des circonvolutions inouïes, pour montrer ce que l'homme fait de vingt-quatre heures de liberté. Vingt-quatre heures d'un corps meurtrier.

2 commentaires:

dr orlof a dit…

Très beau texte sur un film méconnu et véritablement étonnant. Pour ma part, j'avoue avoir été peu sensible à sa dimension "burlesque" (même si je vois très bien ce que tu veux dire) pour me laisser glacer le sang par ce point de vue unique que nous impose le cinéaste (à la lisière de la subjectivité, comme tu l'écris très bien). Aucune échappatoire pour le spectateur dans ce film : il pénètre dans le cerveau malade d'un tueur et rien ne nous permet de "respirer", de prendre de la distance par rapport à ce personnage. L'expérience est à la fois traumatisante mais elle est fascinante...

asketoner a dit…

Cher Doc,
glaçant, oui, c'est le mot. Mais glaçant comme un film d'Herzog, pas comme Haneke par exemple. Glaçant parce qu'il exalte, en fait.