samedi 5 novembre 2011

Peter Ibbetson - Heny Hathaway (1935)

Peter Ibbetson a dans la tête une poutre qu’il s’efforce de scier. Il a aimé très tôt sa petite voisine en robe blanche qui refusait de lui donner toutes ses planches pour qu’il construise un beau chariot. Hélas, le sort – et c’est bien de sort qu’on parle ici puisqu’il s’agit d’un conte de fée – les a séparés : voilà l’enfant, qui vivait en banlieue parisienne avec sa mère, orphelin, envoyé à Londres, privé de sa voisine, et nommé Peter Ibbetson plutôt que Gogo.

Devenu adulte, Peter Ibbetson travaille dans un cabinet d’architectes pour un patron aveugle de naissance – aveugle mais voyant : il voit l’homme que Peter Ibbetson est, bien qu’il ne le soit pas encore ; il voit l’homme qu’il doit devenir et l’envoie prendre des vacances… à Paris !
Pourquoi Peter Ibbetson aime-t-il si peu les femmes, si peu la vie ? Il ne comprend pas les causes de ce mal qui l’accable. Il est aveugle de lui-même. Aussi le voyage à Paris va-t-il lui rendre la vision de cet homme qu’il doit être.



Le voilà donc dans le jardin de son enfance, la tête perdue dans les arbres et les bosquets, prononçant d’incompréhensibles phrases (« yes, it certainly had wheels »), se permettant d’esquisser des sourires nostalgiques – mais nostalgiques de quoi ? d’un amour jamais avoué ! Cette petite voisine, Mimsey, c’est elle qu’il a toujours aimée !
Si le sentiment traverse le temps, Mimsey n’est plus dans sa petite robe ni dans son jardin. Mais le film est un conte de fée, et, l’aveugle, là encore, au retour de Peter, envoie celui-ci s’occuper des écuries d’une Comtesse, qui s’avère être Mimsey. Le spectateur, par un jeu d’échos et de ressemblances, la reconnaît ; les personnages, eux, sont dupes du miracle. Quelque chose passe entre eux d’inévitable pourtant. Mais le cinéaste tient le coup : les retrouvailles ne se feront qu’après avoir jeté vingt minutes de trouble absolu dans des scènes a-priori banales. La révélation (de l’amour, et de l’identité des amoureux) se fera devant le mari – rares sont les scènes aussi belles que celle-ci : ce qui aurait pu être un vulgaire drame mondain devient une fantaisie où tout est à l’état d’exaltation.
En ce sens, même la mort de la mère de Gogo est une exaltation ; elle est, en tout cas, ce qui exalte le sentiment du film, ce qui le précipite et le détermine. Ainsi, Peter Ibbetson, recevant une bague que Mimsey dans un rêve a promis de lui remettre pour qu’il reste vivant, dira : « ça ressemble à une bague, mais ça ne l’est pas, ce sont les murs d’un monde, et à l’intérieur se trouve la magie de tout désir ». Henry Hathaway fait le pari fou de nous montrer à quoi ressemble ce monde – l’amour, à grands coups de montagnes qui s’écroulent et de châteaux blancs détruits par la foudre (les Niebelungen ne sont pas loin : c’est la partie la plus grandiloquente du film, mais on l’accepte avec plaisir, car les personnages ne cessent de douter de ce que nous voyons, et tout se passe comme si c’était nous qui avions à charge de voir et de croire pour eux).



Dans la troisième partie du film, Peter Ibbetson, emprisonné, a la colonne vertébrale brisée par les coups de fouet qu’il reçoit. Que ce soit la colonne qui ait été atteinte, et pas un autre os, pas un muscle, pas un organe, est intéressant : la colonne, c’est la verticalité de l’être humain, et c’est aussi sa ligne médiane. Que sépare-t-elle ? Deux moitiés d’un même être. Elle les sépare et les unit. Comme Mimsey et Peter, toujours séparés, absolument unis. Comme Adam et Eve, chacun sa côte, aussi.
Les barreaux sont le motif de l’amour de ces deux enfants éternels : c’est à travers eux qu’ils se disputaient petits ; c’est à travers eux qu’ils commencent à se reconnaître, dans les écuries de la Comtesse ; c’est ce que le rêve leur permet de franchir quand Peter est emprisonné et que Mimsey est libre. Le barreau est moins l’empêchement que la verticalité toujours à conquérir. Il faut que les deux moitiés de l’être soient réunies pour que l’homme se lève à sa juste hauteur. Peter n’est pas seulement séparé de sa moitié, il est aussi privé de la mémoire qu’il a d’elle ; puis, ayant recouvré la mémoire, il est privé de sa capacité à la reconnaître au présent ; puis, l’ayant reconnue et embrassée une toute petite fois, il est privé de la permission de l’aimer. Toutes les lois, toutes les peurs, toutes les ignorances, toutes les cécités - tous les barreaux qu’il faut franchir pour être un homme réuni, un homme debout !



La foi en l’amour qu’ils éprouvent l’un pour l’autre (Dieu n’est jamais nommé, bien qu’il s’agisse d’un film absolument chrétien dans le jeu de symboles qu’il met en place) leur permet de tenir, de survivre au pire, de se retrouver chaque nuit en rêve. Et, dans les rêves, Mimsey et Peter retournent dans le jardin de leur enfance. Peter finit la construction du chariot que la mort de sa mère avait interrompue. Et les voilà tous deux, ces enfants de 30 ou 40 ans, dévalant une colline, tenant en main une croix – la leur : ils tiennent leur croix. C’est le destin de l’homme, sans doute, que de trouver cette moitié qui lui manque mais qu’il aime depuis toujours, de se redresser, et puis de s’accrocher.


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