jeudi 26 mai 2011

quelques mots sur Le gamin au vélo, de Luc et Jean-Pierre Dardenne

Si je compare ce film à L'enfance nue de Pialat, je ne l'aime pas.
Si je le compare aux autres films des Dardenne, il me semble moins fort que Le fils et L'enfant, mais meilleur que Lorna et Rosetta. Cela dit, il ne propose rien de nouveau. Les Dardenne ne se réinventent pas. Si ce n'est quelque chose de chrétien qui s'immisce timidement dans leur oeuvre.
Si je prends le film tel quel, il me semble un peu (par moments) verrouillé, schématique. Notamment le personnage du petit copain de Cécile de France ("c'est l'enfant ou moi, choisis").
La musique : un orteil dans l'eau, c'est glacé, on retourne s'allonger sur la serviette. Pas sûr qu'ils sachent l'utiliser - c'est peut-être quelque chose qui s'apprend, qui s'essaie. Eux, ils ne l'avaient jamais fait. C'est la première fois. Et si ce n'est pas rédhibitoire, ce n'est pas parfait. La brièveté de la musique contre la longueur des courses à vélo : quelque chose entre ces deux temps ne dialogue pas, quelque chose entre ces deux mondes. C'est l'une (la musique) sur l'autre (l'image). Et pourtant, on sent parfois qu'ils essaient de faire surgir la musique de l'image. Mais ça coince.
Cécile de France : elle apparaît, on la reconnaît, et on sait tout de suite qu'elle ne sera pas seulement de passage au détour d'une scène (dès lors, l'enjeu est amoindri, le suspense un peu faible - mais on prête attention à d'autres choses : la tendresse entre les deux, comme elle se cache, comme elle éclate d'un coup).
Ce que j'aime absolument, ce qui m'émeut le plus, est au début du film : cette enquête insensée (ou au contraire très sensée) pour savoir où est le père. Toutes les questions, toutes les mises en doute tant qu'on n'aura pas entendu ce qui apparaîtra comme une vérité, tout ce qu'il faut inventer de fuites, d'insistances, de brusqueries. Jusqu'à un petit mot collé au carreau d'une station service : là, on sait - c'est cinglant, juste, et bouleversant. L'envie de savoir qui anime le gamin, le désir de se confronter au pire pourvu qu'il soit réel et connaissable. Ca, cet entêtement que les Dardenne explorent depuis le début, c'est le coeur du film, je crois. Dommage qu'on l'abandonne à mi-parcours pour une anecdote de cité.

mercredi 25 mai 2011

Tree of life - Terence Malick

Le problème du film, pour moi, c'est l'ignorance dans laquelle il me tient. Et, d'une certaine manière, je trouve Tree of Life extrêmement prudent. Ambitieux dans ses effets, mais prudent dans ses causes, dans le dévoilement de ses causes (je ferais le même reproche aux derniers films de Philippe Garrel).

Je ne crois pas que Malick nous dise : espère, prie, aime et tais-toi. Ca, ce sont les voix-off qui le disent. Voix-off qui dessinent un portrait de la métaphysique américaine. Et qui font le tour de la question dans la mesure où la question est posée : c'est-à-dire qu'au lieu de demander politiquement aux hommes pourquoi le fils est mort (sans doute une guerre, mais laquelle ?), au lieu d'enquêter dans le monde tangible, on le demande à Dieu, et c'est le début d'un lamento infini, de l'illusion d'une joie dans l'espérance de la miséricorde. Mais le politique surgit quand le père est licencié, presque malgré le père, malgré les hommes : sans cette scène, le film ne vaudrait rien. Parce que cette scène nous montre, fugitivement, ce qu'est le monde autour de la famille, ce qu'est la société à laquelle ils participent, quelle est la nature du monstre qu'ils taisent : capitaliste.

Cela étant dit, la critique me semble insuffisante (insuffisante en comparaison des minutes effroyables passées dans la cour d'Angleterre à la fin du Nouveau Monde, vrai brûlot). Je parlais de prudence. Et il y a une certaine prudence (voire une filouterie) dans le fait de ne pas nommer la cause de la mort du fils. On imagine une guerre, on imagine le Vietnam, mais ça ne suffit pas. Parce que si on disait pourquoi le fils est mort, alors les prières à Dieu, les lamentos langoureux paraîtraient fous, seraient ce qu'ils sont : un entêtement, des ornières, un aveuglement. Là, ils ne sont pas fous, ils sont tristes. Tristes comme une idée fausse, que le spectateur accepte bien sûr, mais plaint (rituel compassionnel d'un certain cinéma). Malick emprunte un raccourci qui n'est pas à son honneur, tenant le spectateur dans la même ignorance que ses personnages, ignorance pourtant critiquée.

Il n'y a pas d'injonction à l'ignorance, mais il y a un refus de faire savoir et de laisser comprendre. Et c'est la grande différence entre les deux emplois du terme "universel" : il y a "universel" où chacun pourra se projeter, et il y a "universel" où le monde pourra se réfléchir et où chacun verra le monde selon un jour nouveau. Or, dans Tree of Life, je n'ai aucun mal à me projeter, à m'identifier, mais je ne vois pas assez le monde s'y réfléchir. Malick a évacué le singulier d'une histoire pour atteindre tout de suite au général, et le problème est que ça ne forme pas grand chose d'autre que des généralités. Le cinéaste multiplie les possibilités d'être affecté par ce qu'il nous donne à voir, mais ne nous laisse aucune chance de choisir nos affects : d'où un léger empoisonnement par l'émotion contrainte.

Quelques scènes échappent à cet écueil : Malick dit de très belles choses sur ce que c'est qu'un frère, et sur ce que c'est qu'une maison qu'on quitte (le départ de la famille, filmé depuis la maison vide, comme si c'était la maison qui partait). Autre chose, que je trouve passionnante : c'est l'absence de récrimination contre Dieu. Le film n'épouse absolument pas la thèse d'un Dieu cruel. Dieu est là au début, Dieu est là à la fin, l'histoire de ces hommes s'est glissée entre, dans l'éternité de Dieu, dans un repli de cette éternité. L'histoire de ces quelques hommes est contenue dans l'histoire de Dieu. Alors, ce qui fait obstruction à la connaissance n'est pas Dieu, mais c'est le père, qui voudrait le remplacer, qui a cru le comprendre et qui s'est planté. Et la fraternité est l'esquisse d'une première révolte contre l'ignorance dans laquelle le père tient ses enfants. Malick échappe donc aux théories adamiques : Dieu ne punit pas, il explique (si tu croques la pomme, tu ne pourras pas rester ici ; et non : si tu croques la pomme, je te chasse). Malheureusement, dans Tree of Life, on ne prend pas beaucoup le risque de croquer la pomme. Et du coup on ne comprend rien, on subit, agréablement, cette élégie d'un temps enfui, cette plainte assez tranquille, et on s'émerveille d'une grammaire cinématographique qui voudrait évoquer Le miroir de Tarkovski, mais qui n'est, au final, qu'un petit tour de prestidigitateur new-age misant d'emblée sur l'analogie planète/tournesol sans nous laisser le temps de créer avec lui cette analogie, de la comprendre et de ne pas en rester là. Et en ces temps où les journaux américains titrent encore "WHY ?" quand un soldat meurt en Irak, je ne pense pas qu'il soit bon de continuer à dissimuler les causes, à tenir le spectateur à l'écart des rouages de ce qu'il voit.

J'aurais aimé que Tree of Life ait la même folie furieuse d'images brèves dialoguant entre elles magiquement, si cette magie était née d'une intelligence, de la construction d'une intelligence. Mais peut-être que Malick, invisible palmé, magicien d'Oz salingero-pynchonien, ne croit plus en notre intelligence, et ne mise plus que sur notre amour. Je ne peux pas dire que je n'aime pas le film, il m'émeut, il m'épate, il me donne à sentir toutes sortes de choses, il me donne à me souvenir de toutes sortes de choses que j'ai senties, mais il ne me donne rien de plus, ne me modifie pas. Et je crois qu'il aurait pu.

mardi 24 mai 2011

Claire Simon : Moi non, Mon cher Simon, Une journée de vacances, Les patients, Histoire de Marie, Scènes de ménage

Ce qui réunit chacun des premiers films de Claire Simon, c’est la question du portrait. Comment filme-t-on quelqu’un ? Que peut-on dire de cette personne par le cinéma ? Qu’est-ce que cette personne dit du monde ? Et comment le cinéma s'inquiète-t-il du monde par le portrait, du global par le singulier ?

Parfois, le portrait est frontal : Histoire de Marie, Mon cher Simon, et Moi, non ont tous trois le même dispositif. Une personne, une cinéaste. Parfois, le portrait passe par un intermédiaire : le médecin des Patients, ou Henri, entre la cinéaste et son père malade, dans Une journée de vacances. Cet angle biaisé n’a pas pour objet de dissimuler la présence de la cinéaste. Il y a, au contraire, une triangulation, redoublant la présence de chacun.

Un film de Claire Simon est une mise en relation. On entre en contact, là par une histoire à raconter, là par une journée qui commence et un quotidien à décrire, là par des questions, des visites. Le rapport peut être tarifé (Les patients), ou minuté (Une journée de vacances), il n’en est pas moins un rapport. La brutalité n’exclue pas le lien. Et c’est cette brutalité qui fait la force des premiers films de Claire Simon : comment passer, en effet, de l’intrusion au lien, sinon en affirmant l’intrusion ? Comme dans Moi, non, où Patricia, sous les ordres de la cinéaste, se dévêt en expliquant combien lui a coûté chaque vêtement qu’elle porte - strip-tease économique disant la précarité de Patricia, son rapport à l'argent, son rapport à son corps, et comment l'argent circule dans le monde.

Les deux premiers films, Moi, non, et Mon cher Simon, posent la question de l’argent. Patricia a honte d’être encore dépendante de ses parents, Simon accumule les dettes, commençant ses journées par trouver quelqu’un qui lui offre un café, quelqu’un qui lui offre une clope, quelqu’un qui lui paie un paquet de clopes, quelqu’un qui aille acheter pour lui les clopes parce qu’il est persona non grata au bureau de tabac, etc. Il réclame de l’argent à la cinéaste. « C’est un prêt ou un emprunt ? », demande-t-elle. « Comme tu le souhaites », répond-il avec l’aplomb d’un ministre et la malice d'une petite frappe. Simon a la répartie vive. Sa journée s’égaie lorsqu’il compare ses dettes à celles de l’Argentine.

Mais la question de l’argent appelle une autre question : comment commence une vie ? Simon et Patricia n’ont pas encore trouvé le moyen de s’en sortir seuls. Patricia s’en plaint : quelque chose du monde échappe à sa compréhension. Simon, quant à lui, refuse de commencer à travailler alors qu’il doit déjà de l’argent. Quelque chose, dans ces deux figures, s’attarde en enfance, l’une dans la honte, l’autre dans l’orgueil. A la fin de Moi, non, on apprend que Claire Simon n’a pas reçu l’argent nécessaire à la production du film qu’elle veut tourner avec Patricia. Les questions que la cinéaste pose aux gens qu’elle filme se posent à elle aussi.

Une journée de vacances et Les patients sont au pôle opposé. Cette fois-ci, il est question de la mort, de ce qui va mourir. La cinéaste passe, dans Une journée de vacances, une journée avec son père, infirme, aidé d’Henri. C’est un bloc de temps, à la fois lent et urgent, lent par les forces mises en présence, urgent parce qu’il ne sera bientôt plus possible de filmer une telle journée. La cinéaste observe comment son père vit une journée de plus, comment le soleil tourne, comment la patience et les forces déclinent avec la lumière.

Les patients est une Odyssée. C’est le dernier mois de consultations d’un médecin avant que celui-ci ne prenne sa retraite. Et tous les monstres qu’il rencontre, toutes les chimères qu’il croise, vont mourir. A Reims, armé de Temesta et de Lexomil, le médecin s’aventure dans le Royaume des Morts. Tous lui ouvrent leur porte, tous lui sourient, tous veulent lui offrir quelque chose pour son départ à la retraite. Il débloque les énigmes humaines, se plonge dans une multiplicité de langages, prend son temps mais ne le perd pas, monte tous les escaliers en courant, tousse un peu. Sa retraite, sa Pénélope, c’est un domaine peuplé d’arbres dont il n’a pas vraiment le temps de s’occuper. Et là, parmi les arbres, parmi les vivants, la tronçonneuse et la faux ont remplacé les médicaments. Le médecin est l’homme d’un Royaume. C’est le plus beau film du coffret.

Scènes de ménage présente moins d’intérêt. Il s’agit d’un feuilleton de dix épisodes de cinq minutes chacun, tous fabriqués suivant le même principe : Miou-Miou est dans un bus, il y a un homme assis devant elle dont on voit la nuque, une pensée domestique la traverse (laver les vitres, repasser le linge, etc), et, de cette pensée, l’intime surgit. Le modèle évident est Jeanne Dielman, où le rythme du quotidien asservit celui de la pensée, jusqu’à ce que la pensée l’excède et renverse, par l’action, l’ordre établi. Mais là, Claire Simon reste au niveau de la pensée, et accumule quelque peu les clichés sur la psyché féminine.

Histoire de Marie est autrement plus passionnant. Marie est gardienne et femme de ménage. Il lui est arrivé une aventure qui s’est avérée être le fruit de son imagination. Se voyant dans un miroir au fond d’une cave, elle a cru voir un barbu entouré d’une dizaine de squatters.

Si le film passionne, c’est grâce à Marie. Son enthousiasme à se raconter déborde de l’écran. Elle vide son sac, nous montre tout ce qu’elle porte chaque jour avec elle, des sachets de thé, des collants de rechange, des clefs, un porte-monnaie pour l’argent gagné et un autre pour l’argent dépensé, un ouvre-boîte en cas de « crise de faim ». Et toujours cette même formule, pour nous parler de son histoire : « j’ai refermé la porte à clef sur mon dos ». La cinéaste s’aventure avec elle dans la cave. Marie nous montre, moment de cinéma gracieux, le petit pot de jacinthes posé sous la fenêtre, comme pour conjurer un sort, comme pour chasser les fantômes de son imagination. A chacun sa façon d'investir le monde : par le refus de participer, par un au revoir, ou par l'imagination triomphante.

(Le même article ici, sur Kinok.)