lundi 25 janvier 2010

Ivul - Andrew Kötting

Eh bien ça, Ivul, c'est un film qui a échappé au système de production anglais, c'est donc un film tourné dans les Pyrénées par un Anglais avec un acteur Suisse (Jean Luc Bideau, le génial Jean Luc Bideau !), qui a manqué de peu d'être classé 'expérimental' s'il ne racontait une histoire (le fou), qui ne reçoit de critiques quasiment que du Monde (critique dans laquelle il est dit que le film fait trop pauvre - "de bric et de broc", ce genre d'expressions à la con qu'on trouve encore dans le Monde et même plus dans le Figaro), et qui est diffusé dans 2 fois plus de salles que Shirin, soit dans 2 salles, uniquement parisiennes. Et malgré tout, c'est un bon film, on peut l'aimer.

C'est l'histoire d'une famille réunie dans une immense maison pour vingt minutes, le temps que tout s'effondre. Invité par sa soeur, le fils lui embrasse le nombril alors qu'elle est allongée sur une table. Le père les surprend. Elle part vivre en Russie, et le garçon se perche sur le toit et jure de ne plus jamais redescendre.

Les vingt premières minutes sont particulièrement fortes, parce qu'absolument incarnées. Tout se passe dans cet immense jardin, où il faut abattre des arbres, arracher les mauvaises herbes, dégager les feuilles mortes des gouttières, brûler les branches mortes, libérer le cours d'eau où pullulent les orties. Cinéma très physique : il se passe toujours quelque chose, il y a toujours, pour les personnages/acteurs, un effort à faire dans le plan, autre que celui de dire le texte et de jouer l'émotion. On est dans la terre jusqu'au cou. Si bien que le corps déborde. Malgré les contentions d'un père pas avare de paroles prophétiques ("une civilisation se développe lorsque les anciens plantent des arbres en sachant qu'ils ne se reposeront jamais à leur ombre", hurle-t-il à son fils tandis que ce dernier porte un râteau vers une nouvelle étendue de feuilles mortes).

Et donc le fils ne redescend plus. Le film alterne alors les images d'une famille désunie et se liquéfiant peu à peu, avec des séquences fabuleuses, consistant simplement en une traversée du plan : le cadre est posé dans le désordre d'une forêt, et la silhouette du fils le franchit de gauche à droite sans poser le pied par terre. Dans ces séquences, l'irrationnel règne. Les branches ploient, craquent, ou résistent, peu importe, l'exploit physique fait s'envoler toute logique, et diffuse dans le plan une joie si dense qu'elle semble être une substance, un suspense heureux. L'acteur-funambule (Jacob Auzanneau) est éblouissant, car il ne cesse de transformer ce qui pourrait passer pour une performance en divagation mélancolique. Le cinéaste n'embellit rien : il accorde la même valeur de joie aux scènes ouvertement poétiques et aux scènes plus immédiatement comiques (par exemple : comment traverser un champ sur seulement deux seaux, ou comment sauter dans une poubelle à roulettes).

Il est fortement question de générations dans le film d'Andrew Kötting. Plusieurs se mêlent à l'écran : les parents, les adolescents, les très jeunes enfants, trois duos splendides, fonctionnant à la fois en eux-mêmes et les uns par rapport aux autres. Ce qui se diffuse des uns aux autres, et ce qui les isole, voilà ce qui intéresse le cinéaste. Ce que les mots transmettent, la manière dont l'espace familial contient, unit, sépare, et aussi les souvenirs qu'on porte collectivement : Ivul, c'est le nom de famille aux sonorités russes un peu abandonnées qui resurgissent le temps d'images d'archive trafiquées d'un monde indéfini. C'est cette mélancolie du père également, si accablé de ressentir au sujet de la disparition de son fils à la fois de la tristesse et de l'excitation. C'est le majordome à la langue tordue, figure étrange, errant dans les couloirs de la maison, observant sans rien pouvoir dire, mais observant toujours avec beaucoup (trop) d'intensité.

Ivul, c'est un film qui se moque de tout. On ne sait plus d'où il vient, il est affirmé, singulier, puissant, maladroit, expérimental, narratif : il est tout ça à la fois, complètement irrévérencieux. J'en veux pour preuve une scène, peut-être la plus belle du film, où le frère et la soeur passent une nuit sous terre, dans une grotte. Ils traversent ensemble le plan, enjambant des précipices, se donnant la main, franchissant des cours d'eau, sautant de pierre en pierre, jusqu'à trouver une dalle sur laquelle étendre une couverture et s'allonger. La séquence est montée à l'envers. C'est quelque chose qui ne marche jamais. Et là, ça marche. Le frère et la soeur sont comme deux funambules, on ne comprend pas leur équilibre, on ne comprend pas pourquoi ils ne tombent pas vu les gestes qu'ils font, on ne sait pas qui aide qui, qui entraîne l'autre. Ce trouble jeté par un simple effet de montage d'habitude très voyant est une chose magnifique, une trouée lyrique dans un film désespéré (mais réjouissant par son obstination au désespoir).

dimanche 24 janvier 2010

The second circle - Krug vtoroy - Alexandre Sokourov (1990)

C'est peut-être déjà le soixante-quinzième film de Sokurov, mais on dirait un premier film. Maladroit, donc parfait. Brûlant et se brûlant.
C'est l'histoire d'un fils ne sachant pas quoi faire de son père maintenant qu'il est mort (on imagine que vivant, il ne savait pas quoi en faire non plus). Tout le film porte sur ça, sur la façon dont le personnage négocie avec le cadavre de son père. Quels papiers remplir, quelle somme débourser, où trouver l'argent, où trouver un orchestre sans orgue, quel cercueil, un blanc, oui mais les blancs sont pour les fiancées, un blanc quand même, mais c'est trois roubles de plus, alors non... Certaines scènes sont hilarantes, macabres, grotesques, d'autres vraiment poignantes - il faut dire que Sokurov sait rendre compte de l'isolement. L'homme est seul, et la mort de son père le laisse seul détenteur d'un secret - le secret d'avoir été le fils de ce père. Ce n'est pas grand chose : deux mains dans la neige, un visage qui se ferme sur un paysage flou, des doigts qui écartent les paupières du mort, un matelas qu'on déplace (Tsai Ming Liang ?), un incendie qui se reflète dans une vitre. Pas grand chose, mais ça suffit à dire tout ce qui se passe à l'intérieur - ou plutôt : tout ce qui ne s'y passe pas. Ce qu'on comprend nous étreint soudain très violemment. Un peu à la manière du son, qu'on ne perçoit que par vagues, au milieu de longues séquences muettes, un bruit, un dialogue, quelque chose que le cinéaste aura choisi de faire apparaître quand tout le reste est tu.

lundi 18 janvier 2010

Ruhr - James Benning

Sur la première partie :

Ce sont six plans fixes d'une dizaine de minutes chacun. Un tunnel, une usine, des arbres, une mosquée, un mur, une rue : on dirait une charade. Ce sont comme des extraits, des plans privés du monde, valant pour eux-mêmes, mais fonctionnant entre eux de manière à révéler le monde. Six points de vue où s'ancre le regard.

Benning filme l'irruption. Dans le tunnel, une voiture ; dans les arbres, un avion, qui nous laisse envisager la présence proche d'un aéroport. L'univers sonore est alors envahi. Mais le cinéaste s'intéresse aussi à la manière dont le son disparaît - ou se transforme : ainsi, on voit l'avion se propager sous forme de mouvement dans les feuilles des arbres, alors que l'image et le son de l'avion ont disparu.

Il y a autant d'intensité dans ces passages soudains que dans la fixité et la permanence du plan - comme en musique, un scherzo caché dans une symphonie : l'irruption est le secret du plan, l'attente est la quête de ce secret, et le temps qui suit l'irruption est la joie de sa découverte. On situe l'étonnement, à la fois dans le lieu et dans le temps. De cette intensité dépend la vastitude du monde que nous considérons.

On pourrait distinguer deux types de plans : ceux qui, comme celui des arbres, jouent de ces irruptions (le tunnel et la rue sont de ceux-là) ; et les autres (l'usine, la mosquée, le mur), jouant de la répétition. Ainsi, dans le plan de la mosquée, on perçoit une chose très forte : James Benning filme la danse de ce qui est immobile.

La fixité a pour effet de concentrer le regard sur ce qui s'anime en un lieu précis. Le paysage (ou le lieu) est ce qui retient l'homme. Benning adopte le point de vue du paysage, pas celui de l'homme (ou celui de la machine, son alibi). Il décentre le regard. Nous regardons l'homme comme si nous étions le paysage. On sort de la salle de cinéma avec cette sensation d'être regardé par le monde, contenu, enveloppé. Le temps a quelque chose d'infini - s'agit-il de rendre à l'homme sa part divine ?

Sur la deuxième partie :

Il s'agit d'un seul plan d'une heure, sur une cheminée d'usine à la tombée de la nuit. Le plan conjugue les deux types que j'évoquais plus haut : à la fois l'irruption (de grands volumes de fumée s'échappent de la cheminée après qu'aient retenti des sirènes) et l'immobilité dansée (la nuit tombe, et, tandis qu'elle tombe, la cheminée imperceptiblement devient noire, s'affranchissant des détails que le jour nous laissait percevoir : ce qui est mis à l'épreuve ici, c'est notre mémoire du jour - notre mémoire du visible, et l'attention qu'on porte aux infimes disparitions).

jeudi 14 janvier 2010

A l'ouest des rails - Wang Bing (3)

Rails, troisième partie de A l'ouest des rails, de Wang Bing

Chaque partie du film définit une nouvelle zone. Ici, comme l'indique le titre : les rails, le chemin de fer permettant de circuler entre les usines - soit une interzone.


Wang Bing filme un petit groupe de travailleurs : rien à voir donc avec les habitants de
Ruines, ni avec la masse de Rouille.

En salle de pause, on dit du mal du patron, et on se raconte deux histoires à propos d'échangisme : la première stigmatise la peur du mieux que soi, la seconde la peur du même que soi. Etre reconnu comme moins bien, ou ne pas être reconnu. Les gens qu'on voit sont aux lisières du groupe et de l'individu.

On crache au sol, on ne se sert pas de cendrier. Le sol est un lieu logique, non sacré, où finissent les choses.


Wang Bing filme l'ombre, mais ne cesse de trouver l'ombre de l'ombre. Ainsi le portrait qu'il fait du vieux Du. On était parti pour passer du temps avec les cheminots, on se retrouve happé par ce personnage aux activités illégales mais tolérées, qui récupère des sacs de charbon sur les rails et les revend, et qui vit là, dans un hangar aménagé. Il y a toujours plus reculé, plus à l'écart.


Chez le vieux Du, le fils reste muet, et le chien (Maomao) est planqué sous le lit. Le vieux Du nous fait visiter : il vit ici depuis 20 ans, et, une fois dans la cuisine, il dit "il fait trop sombre ici" comme s'il venait de s'en apercevoir, comme si Wang Bing était le premier homme invité à entrer chez lui.


Une dimension religieuse traverse le film. Dans le rapport à la lumière d'abord (l'individu confiné, réuni autour d'une source unique - la communion autour des pétards du Nouvel An), et dans celui au lieu : derrière chaque porte se cache une vie dont l'histoire éclaire toutes les autres vies. Quelque chose de légendaire. Des dragons tapis.


Quand le vieux Du est arrêté, le chien ressort de sous le lit, et le fils se met à nous parler (c'est l'ombre de l'ombre de l'ombre). Il extirpe d'une boîte en plastique un amas de photographies soigneusement emballées. Il nous montre sa famille : on voit une ville, on voit la campagne, et on ne comprend pas où sont ces lieux, ni comment ils ont pu un jour s'y trouver, eux, tenus maintenant tellement à l'écart du monde. Le fils se met à pleurer : il est le dragon caché derrière le dragon.


Le rails restent, les usines ont fermé. Par les fenêtres du train, on considère le paysage en friche, démoli. On remarque les changements. Les rails sont ce qui reste.


C'est aussi la seule zone où l'on sait l'heure qu'il est, où les pendules sonnent. Les rails sont le lieu de l'observation du temps. Ils échappent au temps, ils s'en écartent pour l'éprouver.

mardi 12 janvier 2010

A l'ouest des rails - Wang Bing (2)

Vestiges, troisième partie de A l'ouest des rails

Rouille II
termine sur une mort. Cette mort agit comme une trouée dans un ensemble compact, qui permet de voir de l'autre côté. De l'autre côté de l'usine, le quartier. C'est Vestiges.

Malgré sa dimension fantomatique (et la promesse de son effondrement), l'usine était un corps. Elle contenait. Au quartier, nous avons du mal à discerner ce corps. Les premières images que l'on voit frappent par leur absurdité. On récupère des bouts de bois sous la neige et des petits tickets de loterie sur le sol au nouvel an. Les humains sont pourvus de chariots et de sacs, ils ramassent, ils jettent, ils transportent. C'est La route de Cormac Mac Carthy, mais sans route. C'est le terrain très vague.

Sans route, mais à un moment le présentateur de la tombola demande au public si l'acteur qu'il présente n'a pas l'air de venir du Sud. C'est donc que le Sud, ici aussi, est une sorte d'espoir (mais on n'y va pas).

Tant qu'on n'a pas la sensation du quartier et de sa contention, on voit des corps très seuls et très lourds. Les crachats, les vêtements : on est loin de la nudité édénique de l'usine - la facilité avec laquelle les corps des ouvriers allaient vers la nudité, même si c'était plutôt nus comme des vers et surtout désarmés, s'oppose à la difficulté de tenir son habit propre au quartier. Dialectique des souliers vernis et des rues en terre battue quand il pleut. On pense : "ces putains de corps, cette putain de matière !" Les ouvriers étaient travaillés par le plomb, les habitants le sont par la boue.

Wang Bing propose, pour nous faire entrer dans le quartier, une histoire d'amour : Bobo et la fille qui ne veut pas mais qui ne dit pas non. Par cette histoire, plus qu'une idée de l'amour, on a une idée de la république. Chaque chose est soumise à la discussion des uns et des autres. Ainsi, autour de la lettre d'amour que Bobo a écrite, se développe une série de critiques virulentes (l'une trouve que celles de son mari sont mieux, l'autre estime qu'il y a trop de fautes d'orthographe, un autre encore met en doute la sincérité de Bobo, pense que la lettre n'est pas de lui).

Un autre portrait : le fouteur de merde "genre mafia". Cette troisième partie de A l'ouest des rails laisse poindre des individualités, quand les deux précédentes étaient noyées dans l'impression de la masse et l'impossibilité de saisir l'ensemble. Les angles ici sont plus clairs, et la place du cinéaste à la fois plus explicite et plus mystérieuse (on voit qu'un lien unit le cinéaste et son sujet, mais on est incapable de le définir exactement : une amitié ? non, quelque chose que seul le cinéma - ce cinéma - peut créer). En ce sens, cette partie est particulièrement proche du travail de Pedro Costa avec Ventura et Vanda.

La différence entre Pedro Costa et Wang Bing tient au sens de la vampirisation. Chez Costa, Ventura et Vanda sont les vampires, ils captivent. Chez Wang Bing, c'est la caméra, c'est l'action de filmer qui vampirise.
D'où, chez Costa, une recréation permanente, une réécriture, une mise en scène : parce qu'il faut ressusciter l'impression. Chez Wang Bing, c'est la caméra qui crée la scène. On enregistre avant que ça ne se volatilise. L'impression naît de la captation immédiate. C'est le toujours contre le trop tard.

Expulsés et relogés, alors que les usines ferment et que les terrains où ils vivent sont revendus, les habitants font une brocante. Tous leurs objets exposés, un pantalon, des rollers, une corde. Un attroupement autour d'un bout de corde.

Ceux qui ne veulent pas partir se réunissent. Ils discutent de chaque chose, de chaque mètre carré. C'est la question de l'être-là. Des conditions qu'on pose, et des conditions qui nous sont imposées. Le problème de la modalité.

La froideur avec laquelle les employés coupent les cables électriques, la froideur avec laquelle ceux qui bientôt n'auront plus d'électricité observent le travail de ceux qui les en privent. Ce sont des hommes sur un poteau, contre des hommes dans la rue. Comme s'il n'y avait pas de lien direct
1) entre le poteau et l'électricité ;
2) entre la coupure définitive du courant et l'expulsion.

Le quartier peu à peu se vide. Wang Bing filme les familles, les groupes. une série de veillées, de derniers repas, de cigarettes, de parties de mah-jong, de découragements passagers, d'endurance du froid, de moments d'inconscience face au danger. Il filme aussi un homme seul, qui se dit aussi résistant qu'un tigre, misanthrope, débinant sur toutes les autres personnes du quartier. On le voit totalement reclus. Seul contre le monde entier.

Exemple de ce que cherche le cinéma de Wang Bing : parcourir les rues vides sous la neige et dans le froid, donner l'impression du désert, jusqu'à rencontrer quelqu'un et le filmer plus tard jouant avec ses chiens. Filmer ce qui reste, ce qui refuse de se soustraire.

L'ennemi, c'est la fin. Normal alors que le film dure neuf heures. L'arme du film est sa durée.
L'avant-dernière scène : une famille dans la nuit attend un signe d'une défunte, la déterrant pour l'amener au nouvel endroit. Ils ont capitulé.
La dernière scène : non, il y a encore quelqu'un, et le téléphone sonne.

lundi 11 janvier 2010

Impressions au fur et à mesure de la vision d'A l'ouest des rails, de Wang Bing

Rouille I

Le titre de cette partie m'aurait semblé plus fort au pluriel. Rouilles I. Au singulier, il y a quelque chose de l'ordre du divin, ou du transcendantal, un peu à côté de ce que l'on voit.

On peut se demander si le cinéma n'a pas été créé spécialement pour enregistrer les fermetures d'usine. Un art à échelle industrielle, faisant fortune spirituelle des faillites matérielles. Sentiment paradoxal : plus la réalité est malheureuse, plus le film est joyeux. Le cinéma comme parasite, comme de gracieuses méduses entourant le destin de quelques humains menacés (sans participer à la menace, sans la repousser non plus - quand part le premier coup de poing, la caméra de Wang Bing s'affole, avance jusqu'au couloir, renonce à filmer la suite, mais ne recule pas pour autant, reste dans l'entre-deux).

La mémoire, oui, mais pas seulement : car quelque chose se fabrique à partir de l'humain, qui échappe à l'humain. Ici, le sentiment est d'autant plus fort que le film s'adresse clairement aux
Européens. Certaines paroles ne sont prononcées que parce qu'elles seront expatriées.

On a l'impression de fantômes. L'usine comme un entre-monde pour les âmes damnées. L'impression aussi d'une mauvaise blague qu'on aurait faite à quelques humains. Sans cesse la question : qu'est-ce qu'ils font là ? La logique est aussi invisible que les patrons (dont on apprend qu'ils changent de chauffeur lorsqu'ils ne veulent pas être reconnus).


Quelques images : l'homme et la femme hurlant dans leur micro pour la nouvelle année ; le chef d'équipe qui arrive et distribue des cigarettes. Plus que des images, ce sont des scènes. Le film de Wang Bing sait condenser son propos sur quelques scènes où rien n'est dit, mais où tout se joue.


Alternance de plans contemplatifs et de scènes de cet ordre : situer le film à la fois dans l'espace et dans la durée. Mais plus on voit le lieu, moins où voit où on est. C'est pour ça qu'il m'est difficile de considérer ce film comme un cinéma de mémoire - au contraire, c'est un cinéma de la disparition, qui participe à la disparition, qui isole. Wang Bing définit une zone. On pense à Stalker.


Une seule réserve à l'issue de la première partie, ou plutôt un doute :
sur la distance entretenue avec les personnages. Les films Medvedkine leur donnait le pouvoir - là, on les observe avec ce sentiment que c'est déjà trop tard. Chez Pedro Costa, autre chose se joue : il n'y a pas de pouvoir, mais il n'y pas de constat - il y a de l'amitié.

Rouille II

Filmer ce qui va disparaître, mais aussi filmer ce qui a déjà disparu. Lorsque le personnage s'adresse à Wang Bing et lui conseille de filmer cette usine car elle n'existera bientôt plus, on a le sentiment qu'elle n'existe déjà plus. Dès lors que l'on peut dire "demain c'est fini", c'est déjà fini.


Chaque plan diffuse le sentiment tragique d'un écart irrémédiable avec le monde. D'un éloignement. Ce sont des vies très concrètes dans des lieux qui se sont effondrés : on ne comprend pas comment ces vies peuvent revenir au monde (comment elles peuvent continuer sans ce lieu, hors de ce lieu).


Des hommes filmés dans des salles d'attente. Que sont ces lieux ? Des vestiaires, des salles de pause, des salles
communes. Il y a les douches au bout du couloir. Un purgatoire, des prisons.

Un mouvement récurrent dans la façon qu'a Wang Bing de filmer : en arrêt, mouvement giratoire, choix d'une direction, avancée soudaine coupée avant qu'on en connaisse la destination (si destination il y a). De même, on voit des gens faire des choses et on ne sait pas où vont ces choses ni à quoi elles servent. Tout semble absurde. Pourquoi porter ces sacs, pourquoi inspecter ces plaques ? On ne voit que les toutes petites parties d'un très grand ensemble qu'un seul esprit ne peut concevoir.


Dans les usines fermées, désertes, les chemins qu'empruntent le cinéaste semblent aléatoires. Comment décrire ce qui a disparu ? Par la lumière d'abord. L'usine comme une cage de lumière, comme un abri. Par les souterrains ensuite. La privation de la lumière et l'humidité - dans l'air et dans le sang : le plomb. Ces hommes qui travaillent la matière sont travaillés par la matière.


Une fois les usines fermées et évacuées, on pense que c'est fini - mais non : l'hôpital pour un mois Sensation exacerbée de mortalité.


Quelques scènes : la prise de sang de l'homme au gros bras, le type à vélo sur la voie ferrée, le sérieux avec lequel on peut regarder un film porno en groupe, la partie de pèche, les commentaires sur la mort d'un des leurs.


Plusieurs pensées :

- pour Shimkent Hotel de Charles de Meaux, et sa façon de filmer les usines comme des monstres ;

- pour Grido de Pippo del Bono, lorsque Bobbo retrouve l'hôpital psychiatrique où il a vécu, et qui n'est plus qu'une ruine où subsistent quelques douches dégueulasses ;

- pour En avant jeunesse de Pedro Costa, pour la menace planant sur un lieu où l'on s'est incarné comme on a pu, pour les scènes du quotidien qui sont d'immenses filtres aux travers desquels on voit la totalité du monde (alors qu'on parle de biscuit, de seringue, ou de couche) ;

- pour la première scène de The world, de Jia Zhang-Ke, où une danseuse traverse un couloir et ouvre des portes à la recherche d'un sparadrap, qui donne cette même sensation du travail comme partie d'un tout inconcevable ;

- et pour 24 city bien sûr, qui me semble être une excroissance d'A l'ouest des rails.

vendredi 8 janvier 2010

Bright Star - Jane Campion

Bright Star a l'avantage d'être économe : 15 ans après La Leçon De Piano, Jane Campion ressort ses vieux chapeaux.








Mieux que quiconque, Jane Campion sait qu'être à la mode, c'est se tourner vers le passé. On récupère donc les vieux chapeaux du film pour lequel on a été palmé, mais aussi les poètes morts - d'ailleurs, les poètes ne sont-ils pas morts précisément parce qu'ils étaient poètes ? C'est ce qui semble être la thèse du film.
Un film courageux. 200 ans après, ressortir Keats, illustre inconnu, pour le réhabiliter d'un salvateur carton final ("il est l'un des plus grands poétes romantiques"), c'est ce qui s'appelle avoir du cran.
L'autre thèse du film, c'est que la poésie de Keats est belle à entendre même lorsqu'elle est dite par une actrice qui pleurniche. Car l'actrice pleurniche beaucoup (l'amour...) ; l'acteur moins (l'amour aussi, mais l'écriture d'abord : c'est un homme). Et puis il tousse trop pour pleurer. Il tousse parce qu'il est poète. La poésie de Keats est belle à entendre même dite par un acteur qui tousse : troisième thèse du film.
L'actrice ne tousse pas, elle aime alors elle pleure, et elle ne fait que pleurer parce qu'elle est une femme - rappelons que le cinéma de Jane Campion est un cinéma où le sang appelle les violons, et où les femmes qui vont mal se coupent les cheveux. D'ailleurs les femmes vont souvent mal chez Jane Campion, martyres d'hommes qui ne valent pas mieux que des figurines. Pour compenser, elles cousent - faute d'être pénétrées, puisque l'homme est défaillant, tout à ses poèmes et sa toux - notons cette charmante première scène consacrée à la couture, où l'on ne voit jamais la main de celle qui coud : fantasme d'organicité sans organe assez symptomatique du film.
Plus sérieusement, que cherche Jane Campion avec Bright Star ? Peut-être à retrouver l'émotion du poème, l'émotion qui l'a généré et l'émotion qu'il a générée. L'émotion semble être la seule chose que la cinéaste considère (et cela participe de ce rêve d'un monde anorganique) - ce qui pose problème, le poème étant à la fois l'émotion elle-même et ce qui s'en est abstrait. Campion cherche donc à nous guider vers ce vers quoi le poème nous guide déjà, et qui plus est à faire redescendre le poème vers ce qu'il n'est plus. Bright Star est une tentative d'habillage superfétatoire, une décoration. Décorer Keats.
Qu'on adhère ou non à ce parti-pris, il n'y a qu'à considérer quelques secondes le personnage de l'ami de Keats pour se rendre compte que le film lui-même est raté. Mais le chat est très bien, je le reconnais - l'un des meilleurs chats du cinéma.

mercredi 6 janvier 2010

A bord du Darjeeling Limited - The Darjeeling Limited - Wes Anderson

Trois frères prennent un train indien. Trois personnes qui pourraient être trois faces d'une même personne, et qui pourtant cohabitent difficilement. L'un vit en Europe, l'autre aux Etats-Unis, le troisième vient d'échapper à la mort - ils ne se sont pas parlés depuis un an. Le premier écrit des nouvelles et ne supporte pas que les deux autres confondent fiction et souvenirs réels, le second attend un enfant mais ne le dit pas, le troisième cache les raisons de son accident - aucun ne supporte le mensonge de l'autre, mais ils mentent tous, ils se soustraient à la connaissance. Ce voyage les unira - de l'amitié naîtra dans la fratrie.
Les lignes claires du cinéma de Wes Anderson n'ont jamais été aussi puissantes. Dans des cases étroites (le Scope comme un ciel bas pesant sur un chemin sans fin), les identités ne supportent pas de se mêler. On croit voir autour des corps des personnages le trait noir de certaines bédés. C'est qu'entre frères, on ne vole pas impunément une ceinture.
Darjeeling Limited fonctionne par métaphores : le train, la terre étrangère, la mort de l'enfant indien, le tigre et la mère, les bagages du père dont on parvient finalement à se délester... Mais ce ne sont pas des métaphores signifiantes - plutôt des métaphores d'initiation, comme des images à surmonter, une manière qu'a le film de s'affranchir de ce qu'il met en place. Au fur et à mesure que les frères s'unissent (on autorise peu à peu les mélanges - de médicaments, de vêtements, de passeports), le film s'excentre. De plus en plus dense émotionnellement, il préfère se libérer plutôt que nous emprisonner. Ce n'est pas qu'il soit pudique, c'est qu'il n'est pas préoccupé par son public - Wes Anderson a sans doute réalisé un film pour lui-même, et nous nous débrouillons avec.
Il y a aussi un point de départ (outre le court-métrage,
Hotel Chevalier) étonnant : Bill Murray prend un taxi, achète un billet de train, court après celui-ci qui s'éloigne. Mais il court trop lentement : Adrian Brody le dépasse, et, le dépassant, l'annule. Nous ne suivrons pas l'histoire de Bill Murray, mais celle de Brody. Le cinéaste abandonne son amorce, prend le risque de retrancher ce qu'il déploie, avance par soustraction plutôt que par accumulation.
Si on pouvait reprocher à Wes Anderson une certaine tendance à la vignette,
Darjeeling Limited échappe au livre d'images. Splendide, rayonnant, mais pas compilatoire. Au contraire, quelque chose s'épure, les images créées semblent lancées à l'écran pour que nous les oubliions.
On rapprochera
Darjeeling Limited de Limits of control. Pour l'esprit commun - excentrique, dans les deux sens du terme - mais aussi pour cette façon qu'ont les deux films de se passer de Bill Murray - ce dernier serait-il l'homme de trop du cinéma américain, l'Oblomov de Sundance ?

mardi 5 janvier 2010

David Lynch ou la tête sur les épaules - David Foster Wallace - extraits soigneusement recopiés



Au fur et à mesure de ma lecture, j'ai relevé quelques extraits de ce texte de David Foster Wallace consacré à David Lynch (et plus particulièrement au tournage de Lost Highway auquel l'auteur fut invité pour une journée), qu'on trouve aux éditions du Diable Vauvert, sous le titre Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas, aux côtés d'autres essais et chroniques. C'est à la fois une très belle étude de l'oeuvre de Lynch, une réflexion passionnante sur la façon dont on reçoit un film aux Etats-Unis et dont la morale fait office de passe-droit critique, un document sur ce que c'est qu'un tournage de cinéma, une galerie de portraits, et un point de vue amusé sur Los Angeles.

...(il n'y a que dans les films de David Lynch que les gens dansent extatiquement sur du jazz abstrait)...


...(scènes de sexe glauque en partie car elles correspondent exactement à ce que le spectateur imagine d'un vrai coït avec Patricia Arquette)...


...De toute façon, la référence à
Sueurs froides paraît moins importante ici que la façon dont le numéro de dédoublement de Patricia Arquette sert de contrepoint à l'autre "crise d'identité" du film : voici deux femmes distinctes - pour un temps -, incarnées par la même actrice, manifestement, tandis que que deux acteurs totalement distincts incarnent la même "personne" - pour un temps - dotée de deux "identités" différentes.)...

...Et aussi que Robert Blake, même si largement plus mesuré et, à la limite, plus étiolé que Dennis Hopper ne l'était dans
Blue Velvet, est au moins aussi fascinant et glauque et inoubliable que le Frank Booth campé par ce dernier, que l'Homme Mystérieux qu'il incarne est très clairement le diable, ou du moins l'idée que quelqu'un, quelque part, s'en fait, un genre d'esprit flottant de malfaisance pure, comme le Leland/"Bob"/Hibou Lugubre de Twin Peaks...

...Un universitaire pourrait dire que le terme de lynchien "désigne un genre particulier d'ironie où l'extrêmement macabre et l'extrêmement banal se combinent de sorte à révéler que le premier est toujours déjà au coeur du second". Mais comme postmoderne ou pornographique, lynchien est un de ces mots qui ne peuvent être définis que de manière ostensible : on reconnaît que c'en est quand on en voit. Ted Bundy n'était pas spécialement lynchien, à l'inverse de ce cher Jeffrey Dahmer qui, avec les diverses anatomies de ses victimes soigneusement triées et rangées dans son réfrigérateur à côté du lait chocolaté et du fromage à tartiner, l'était jusqu'au bout des ongles. Une récente affaire de meurtre à Boston, où le diacre d'une église de South Shore a pris en chasse un véhicule qui lui avait refusé la priorité, forcé la voiture à sortir de la route et abattu le conducteur à l'aide d'une arbalète surpuissante, frôlait le lynchien...


...J'ai remarqué depuis 1986 qu'au moins 65% des individus qui peuplent les terminaux de bus métropolitains entre minuit et 6 heures du matin sont des figures lynchiennes - flamboyantes de laideur, frappées de torpeur, grotesques, accablées d'un malheur sans commune mesure avec les circonstances apparentes. Nous avons tous vus des gens arborer des expressions brusques et grotesques - parce qu'ils ont reçu une nouvelle bouleversante, par exemple, ou croqué dans quelque chose d'ignoble ou, en présence de jeunes enfants, juste voulu faire une tête bizarre - mais j'ai établi qu'une expression faciale soudaine et grotesque pourra être dite lynchienne si elle est maintenue plusieurs secondes au-delà de ce que les circonstances ne pourraient possiblement exiger...

...j'ajouterai qu'en 1986 je me suis fixé une règle concernant les rendez-vous amoureux : si quand je passe prendre une fille chez elle je me retrouve engagé, avec ses parents ou ses colocataires, dans ce qui s'apparente, de près ou de loin, à une conversation lynchienne, ce sera automatiquement la dernière fois que je sortirai avec cette fille, quels que soient ses attraits par ailleurs...


...Ce qui intéresse Quentin Tarantino, c'est de
regarder quelqu'un se faire couper l'oreille ; David Lynch, lui, s'intéresse à l'oreille...

...Le premier soir, en rentrant du tournage, nous avons été doublés sur Mulholland par une Karmann-Ghia tous feux éteints pilotée par uen vieille dame qui tenait une assiette en carton entre ses dents et arrivait
encore à parler au téléphone...

...Balthazar Getty, au sujet de qui je crois qu'il vaut mieux que je garde le silence, sauf peut-être pour signaler qu'il ressemble un peu à un mélange de Tom Hanks, John Cusack et Charlie Sheen, brassés puis véidés de elur essence vitale...

...Robert Loggia en particulier montre volontiers le bout du nez et bavarde souvent avec sa doublure qui a la même carrure épaisse, le même teint olivâtre, la même calvitie à base de queues de rats et les mêmes traits menaçants et taillés à la serpe. Et bien sûr, il est habillé comme lui, en Armani mafieux, si bien que depuis la falaise leur conversation semble un métacommentaire surréaliste sur les crises d'identité parallèles...


...Roland est un jeune Français incroyablement glauque dont le front mesure à peu près quatre-vingt-dix centimètres de haut et qui a réussi à se faire embaucher comme stagiaire en séduisant Lynch
je ne sais comment. Il passe sa vie à rôder sur le plateau avec un petit carnet à spirale dans lequel il note des pattes de mouches d'une densité et d'une régularité psychotiques. A peu près toute l'équipe s'accorde à trouver Roland glauque et sa compagnie déplaisante et à dire que Dieu seul sait sur quoi portent les notes microscopiques. Mais apparemment Lynch éprouve une affection réelle pour le gosse, qu'il gratifie d'une tape avunculaire sur l'épaule dès qu'il l'a a portée de main, ce à quoi Roland réagit en souriant de toutes ses dents avant de s'éloigner en se frottant l'épaule et en marmonnant d'un air sombre...

...D'où l'étrange opacité de ses personnages, ce sérieux excessif et chloroformé qui rappelle un peu les enfants atteints de saturnisme des parc de caravanes du Midwest. Lynch a besoin de personnages chez qui l'impassibilité confine à al déficience mentale ; sinon ils seraient obligés de se livrer à tout un tas de mimiques ironiques pour composer avec le symbolisme patent de ce qui se déroule, ce qui est bien la dernière chose que souhaite le réalisateur...


...Ce que Lynch est, c'est un étrange hybride d'expressionniste classique et de post-moderniste cont
emporain, un artiste dont les "états d'âme et impressions profondes" sont (comme les nôtres) une olla-podrida de prédisposition neurogène, de mythe phylogénétique, de schèmes psychanalytiques et d'iconographie pop - en d'autres termes, Lynch est un genre de G.W. Pabst avec la coupe ducktail d'Elvis...


...Ce qui rend plus ou moins héroïque la position d'expressionniste contemporain, c'est que les gens qui n'apprécient pas votre art se sentent autorisés à franchir le pas ad hominem de l'art à l'artiste...
(citation valable pour considérer l'accueil critique (critique?) réservé au dernier film de Lars von Trier) ...Blue Velvet nous a fait comprendre que les échanges artistiques les plus marquants occupaient une strate qui n'était ni intellectuelle ni même pleinement consciente, que le vrai véhicule de l'inconscient n'était pas le langage mais l'image, et que la nature réaliste, postmoderne, expressionniste, surréaliste ou que sais-je des images importait moins que l'impression de vérité qu'elles donnaient, que leur capacité à entrer en résonance avec leur destinataire, à aligner les trois cerises...

lundi 4 janvier 2010

Tetro - Francis Coppola

Tetro est un film sur la brillance du monde. Coppola, pour chacun des deux frères de son récit, invente la manière qu'a le monde de briller. Pour Tetro, d'une ampoule on passera au glacier - quelque chose s'emballe, de la circonspection à l'impression, de la traque aveugle à l'aveuglement, une vie faite d'étapes, de franchissements. Pour Bennie, ce seront les phares des voitures sur la route, au moment de vouloir mourir - il laisse la lumière filer, il la laisse agir, quand son frère voudrait la saisir, et peut-être la diriger. Si on voulait parler de Bennie et Tetro en termes géométriques, on parlerait pour le premier de rayons concentriques, et, pour le second, d'un cercle. Le second contient le premier. Le premier est de l'ordre de la vision, tandis que le second est l'oeil (l'organe). Le premier est le flux tandis que le second est sa matérialité (et donc sa potentielle inertie).
Le film de Coppola est pétri de mort. Son noir et blanc est un noir et blanc d'extinction. Les scènes du passé surgissent en couleurs. Seuls les drames subsistent. Au présent, tout est promis à se perdre. Tels ces mots, écrits par Tetro pour Bennie, au moment de quitter la maison : "je reviendrai te chercher". Mais c'est Bennie qui aura couru jusqu'à lui, étonné de ne pas avoir de nouvelles de ces mots.
Le présent, c'est la dernière phrase du film : "we are a family now". Avant, ils étaient des monstres, leurs pas soumettaient le temps, leurs existences faisaient les mythes. Maintenant qu'ils sont "une famille", ils perdent tout espoir (sauf celui de la tendresse), se contentent de se souvenir, ou ne s'en contentent pas, alors se mortifient. La couleur ne revient que dans la création - littéraire, théâtrale, ou le souvenir de la version des Contes d'Hoffmann par Powell et Pressburger. L'unique retour du vivant est dans l'art. Au présent, il y a les traces de meurtres et d'incestes très lointains, mais l'impossibilité de les reproduire. Ils semblent entachés de sentimentalité.
C'est sans doute la sentimentalité qui empêche Tetro de vraiment frapper Bennie, lorsqu'il s'aperçoit de sa trahison ; et cette même sentimentalité empêche Bennie d'aller au bout de la trahison, le poussant même à la changer en tentative de sauvetage. Au présent, les personnages de Coppola sont bons, même s'ils essaient de se faire passer pour autres (Brando dans Apocalypse Now, Gallo dans Tetro : ils ne veulent pas se laisser voir, sûrs de ne pas être à leur image - mais alors où sont-ils ? dans quelles limbes baignent les personnages des films de Coppola ? leur conscience est pleine, en prise avec l'existence, mais c'est leur présence qui est plus trouble, défaillante, semblant se refuser à elle-même - après l'impressionnante première approche du personnage de Tetro, où le spectateur pense qu'il s'agit d'une bête, maintenue hors-champ derrière une porte, on le trouve au matin la clope au bec et la jambe dans le plâtre, débonnaire, mais décidé à ne pas laisser l'impression durer : au présent, les impressions ne peuvent pas durer, elles sont condamnées à se perdre).
La couleur, c'est l'afflux de sang du film, c'est sa vitalité pas donnée d'avance. Quelque chose déboule dans le plan et l'embarque (comme dans la scène au cimetière où Bennie est en équilibre sur une bûche et entre ainsi dans le champ alors qu'on l'attendait à pied, simplement). Quelque chose débarque dans l'histoire pour remuer ce qui s'est coincé (un frère dans la vie d'un autre). Quelque chose emporte aussi le montage, ni vraiment linéaire ni complètement poétique. On pourrait parler de diffraction, de lignes qui ne cessent de se briser, à l'image de la vitre au festival de Patagonie, seule façon pour Tetro de délivrer la vérité.
Tetro est un film-alambic, à travers lequel passent tout le cinéma et toute la littérature. Si bien que Coppola n'a pas besoin d'appuyer son trait : une simple encoche et tout s'emplit aussitôt. Faire affleurer le sang - on dirait que c'est ça, le cinéma de Coppola.