Utopia est un piratage. James Benning reprend l’intégralité de la bande-son du film de Richard Dindo sur le journal de guérilla bolivienne de Che Guevara, et l’appose aux images d’une Californie désertée, à l’abandon, et militarisée. La voix du Che devient un fantôme planant sur les paysages vides, cartes postales sans sujet (ou technique de la carte postale appliquée cinématographiquement à des sujets qui n’en seraient pas l’objet). La bande-son hante le film, infiltre ces images, s’insinue.
Non sans humour. Quand le Che dans son journal s’inquiète pour son futur, essayant d’imaginer une vie hors-guérilla, Benning filme une villa luxueuse. Quand il dit : « it’s a black day for me / everything seems normal », le cinéaste choisit un plan sur un casino de Las Vegas en forme de sphynx. Et quand le Che parle d’un instituteur qui posait beaucoup de questions sur le socialisme, Benning choisit de montrer un champ d’éoliennes bien alignées.
Ce que nous voyons alors est un monde qui aurait raté le coche d’une révolution plus vaste. Et on se prend à imaginer ce à quoi aurait ressemblé les paysages californiens si la guérilla bolivienne avait abouti à une victoire.
Pour James Benning, le paysage semble porter deux mémoires : celle de ce qui a eu lieu, et celle de ce qui n’a pas lieu. Regarder, c’est pré-voir les possibles. Et si Benning confronte la pensée de l’action politique aux images des casinos (entre autres), c’est pour les opposer bien sûr, mais c’est aussi pour parler de la vastitude. Il y a, dans ces espaces vides, une place pour quelque chose qui n’a pas encore lieu. Une place pour une insurrection, par exemple. Si l’utopie Las Vegas tient encore, il n’y a aucune raison pour que l’utopie socialiste ne prenne pas. Benning le sait d’autant mieux qu’il vient de réaliser Deseret, contant l’histoire de l’installation des Mormons dans ce qui deviendra l’Utah – ou comment une communauté sectaire, minoritaire, s’est imposée dans le paysage américain.
Le cinéaste réalise ainsi un grand film internationaliste. La bande-son du documentaire de Dindo est peuplée de cris d’oiseaux tropicaux, qui se trouvent soudain transportés jusqu’en Californie. Quand on entend la pluie, Benning filme la pluie californienne : c’est le même ciel, c’est son partage. La parole du Che confinée à un cahier, et les actions d’un petit groupe de guérilleros affamés, trouvent un prolongement par le manque : elle n’a plus lieu, mais rien n’a lieu. Et Benning de montrer comment un acte isolé, singulier (échouant qui plus est), nous parvient encore.
Utopia est un film sur l’universel. Et disant que l’universel n’a rien à voir avec le nombre ni avec le succès. C’est autre chose. C’est la qualité fantomatique de quelques pensées et de quelques actes, nous rappelant ce que notre monde n’est pas, mais pourrait être.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire