mardi 17 juillet 2012

Lost in translation - Sofia Coppola



Sofia Coppola nous dit ses quatre vérités :
on n'est pas chez soi quand on dort à l'hôtel; la quarantaine est un sale moment à passer; l'argent ne fait pas le bonheur; le mariage, c'est difficile, surtout quand il y a des enfants; les Japonais prononcent mal les R; la piscine est un endroit relaxant; la célébrité n'a pas que des avantages; l'intelligence est une chose qui peut être parfois contraignante.
Sofia Coppola aime le design et les choses rigolotes, mais elle n'aime pas l'humour, elle préfère la mélancolie, le spleen, la nuit, tout ce qui permet de ne pas trop faire bouger les objets dans le plan. Ses personnages boivent mais ne sont jamais saouls, fument mais pas assez pour en crever, dorment peu la nuit mais ne foutent rien de leur journée, et sont tentés par l'adultère mais se contentent d'en rêver. Le film voudrait être triste mais pas mélo, amusant mais pas comique, joli mais pas beau : il y parvient sans effort.

C'est d'ailleurs l'absence d'effort qui caractérise le mieux le cinéma de Sofia Coppola, cinéma en kit, où chaque scène n'a qu'une seule signification, et donne cette signification dès le début, sans varier, jusqu'à la scène suivante. Rien ne déborde, tout est très segmenté, très défini, si bien que rien ne semble vivre au-delà du plan. Le rapport des personnages principaux à leur femme et mari respectifs est en ce sens assez significatif. La femme de Bill Murray, invisible, est d'une froideur épouvantable au téléphone, et s'obsède pour une histoire de moquette avec laquelle elle assomme son mari. Le mari de Scarlett Johansson, quant à lui, dit "je t'aime" à tours de bras, mais de façon superficielle, comme on dirait "tais-toi". Il monologue en présence de sa jeune épouse et lui reproche de fumer (le spectateur, en empathie avec Scarlett la mal-mariée, comprend qu'elle fume, et lui achèterait bien un paquet de cigarettes pour la consoler, quelles que soient ses propres convictions tabagiques). Epouse et mari des personnages principaux sont sans coeur et semblent n'en avoir jamais eu. Par contraste, Bill Murray et Scarlett Johansson paraissent avoir l'âme tendre comme des petits lapins. Leurs attributs maritaux ont été posés dans le film comme des réfrigérateurs cassés dans la désert, c'est-à-dire pour la seule raison du contraste ainsi provoqué. Et Bill Murray a beau dire qu'autrefois, avec sa femme, il s'amusait, on ne voit pas.

Pourquoi regarde-t-on Lost in translation ? Pourquoi ce film plutôt scolaire et mou jouit-il d'une telle aura cinéphile ? La question est une fois de plus celle de la classe. Il y a, dans le regard que nous posons sur le monde, une curiosité - presque une avidité - envers les riches. Nous n'aimons pas les riches (nous les trouvons ridicules - et c'est d'ailleurs ce que sont, avec leurs problèmes de riches et leur mollesse congénitale, leur souci de jetlag et la capacité d'abandon, de renoncement que le luxe leur confère, Bill Murray et Scarlett Johansson : ridicules, comme des versions simplifiées de Mme Bovary, qu'aucun coup de grâce ne surprendra jamais ; qui n'ont du bovarysme que les symptômes mais pas la gravité). Nous ne les aimons pas mais nous voulons les voir. Le cinéma de Sofia Coppola les épingle dans ses petits cadres-scènes-de-la-vie-de-la-jet-set, avec l'assurance de savoir ce dont elle parle, de connaître le revers des images qu'elle fabrique, et de le taire pour mieux l'accuser. Ce qu'on prête à Sofia Coppola est extravagant. Dès qu'une réplique parle d'enfance, on pense à elle, à ce qu'elle a dû subir, toutes ces années, à cause du gros Francis perdu dans ses vignobles. Tout se passe comme si Sofia Coppola était la seule cinéaste au monde à avoir été enfant. Son nom suffit à donner au film une tension que le film lui-même n'a pas. "C'est le film de Sofia Coppola", crie chaque plan, comme chaque sac Louis Vuitton affiche sur son étoffe sa signature sans laquelle sortir est impensable. Ce n'est pas une affaire de style mais de marque.

A un moment du film, Bill Murray et Scarlett Johansson regardent La dolce Vita dans leur chambre d'hôtel. Mais La dolce Vita n'a rien de commun avec Lost in Translation. La dolce Vita ouvrait au spectateur d'hier un monde à la fois sordide et désirable, où il n'était pas question de confort mais de délire sans frein, pas d'ennui mais de fatigue, d'exténuation, pas de tristesse mais de désespoir, de crises soudaines, quasi-divines, et pas d'adultère mais d'orgies. Lost in translation agit, au contraire, comme repoussoir : le spectateur d'aujourd'hui n'aimerait pas être aussi riche. Il s'ennuierait trop. Sofia Coppola le remet à sa place : on ne se baigne pas deux fois dans la même fontaine de Trevi, dit-elle, on végète dans des chambres d'hôtel climatisées (l'horreur). Elle est la gardienne du temple des célébrités. Son prochain film, adapté d'un fait divers, s'appellera The Bling Ring et parlera d'un gang d'ados dévalisant des maisons de stars hollywoodiennes, où Kirsten Dunst jouera son propre rôle. Son travail est l'équivalent cinématographique d'un Closer sans ironie, d'un Gala sans dramatisation excessive : sérieux et raison (les deux attributs du pouvoir). Elle montre les riches comme s'il s'agissait d'une tribu de Papous. Leurs préoccupations sont incompréhensibles et incomprises, bien qu'universelles. Il y a de la distance, dans Lost in translation, qu'on prend pour de l'humour. Ce n'est pas de l'humour. C'est un recul gêné. Un cordon sanitaire.

1 commentaire:

Cathedrale a dit…

Épatant, encore une fois. Et tout à fait juste, selon moi.