jeudi 31 mars 2011

Cinéma du réel, jour 7 : Il futuro del mondo passa da qui, Kinder, Out of the present, Madame Jean, I cani abbaiano & Exercices de disparition

Aujourd'hui, j'ai vu ce qui m'a semblé être 75 films, j'ai les yeux qui saignent et pas grand-chose à dire, mais ça quand même :

Il futuro del mondo passa da qui, de Andrea Deaglio

Aux abords d'une grande ville, il y a un pont qui surplombe un fleuve. Andrea Deaglio passe sur ce pont, prend une photographie, revient. Il revient, et il décide d'aller voir sous ce pont, sur les rives de ce fleuve, ce qu'il y a à voir là. Et ce qu'il y a à voir, ce ne sont pas des arbres ou des oiseaux, ce sont des gens. Ils vivent là. Des jardins potagers, des maisons de fortune, un grand moulin en ruines où circulent quelques camés. Des gens s'occupent de ce lieu, l'habitent depuis près de trente ans, et, sans eux, vu du pont, ce ne serait pas si beau, ce serait une décharge.
Certains se sont organisés, ont reconstruit clôtures, jardins, portails, ont cultivé cette terre qui selon eux leur appartient désormais. Le paysage photographié révèle une vie filmée. Et cette vie est peu dite. Les paroles sont rares. Quand elles viennent, aucune voix ne les porte : elles s'inscrivent sur fond noir, donnant ainsi valeur de fictions aux histoires. C'est un choix curieux, mais c'est le choix de Andrea Deaglio, qui, avec ce film, montre une ville aux confins de la ville, une ville qui remplace celle qu'on connaît.


Kinder, de Bettina Büttner

Avec ce film, on n'est pas là pour rigoler. Ceux qui rigolent, ce sont les enfants, hilares, hurlant de rire lorsqu'ils miment pour la caméra l'acte sexuel en chantant sexy sexy lady. C'est cru, c'est violent, c'est une violence dont ne saisit pas encore la portée.
Kinder est cru dès les premières minutes. Deux enfants dressent la liste des armes qu'ils connaissent, jusqu'à épuisement. Mais l'un d'eux se souvient alors d'une arme incroyable, d'une arme qui le fait rougir de plaisir : la chambre à gaz. Il raconte ça avec une passion qui nous ébranle. On ne sait pas s'il fait le malin, s'il cherche à nous terroriser, ou s'il ne comprend rien et comprendra peut-être un jour. On ne sait pas si la réalisatrice filme ça pour eux, pour elle-même, ou pour nous. Pour enregistrer sans tricher l'étape de la vie de quelques enfants, par fascination pour leur cruauté innocente, ou pour que le public s'indigne. Le noir et blanc est beau, il découpe tout, il fait penser à celui du dernier Haneke, Le ruban blanc, sans les chichis de celui-ci.
On finit par comprendre. Ces enfants sont dans un foyer. L'un d'eux rentre, avec sa soeur, auprès de sa mère. Sur le balcon, il saccage tout, piétine le linge, jette les plantes vertes, et se met à pleurer lorsque sa mère tente de l'en empêcher. Elle veut savoir pourquoi il est en colère. "Tu sais bien", dit-il. Il y a eu là un drame, une catastrophe, quelque chose qui ne s'est pas apaisé dans la mémoire de l'enfant. On ne nous expliquera rien de ce drame. Mais on saura qu'il existe. Alors on verra autrement ces enfants jouer à s'arracher les tripes, à se tuer, à se traîner sur les carrelages, à faire l'amour avec leur polochon. Des enfants, ils n'en sont plus, ils ne peuvent plus en être, l'enfance les a quittés, mais ils y sont tenus de force. Et dans ces cadres et codes stricts de l'enfance, ils se débattent comme ils peuvent.
Ce qui marque, choque, questionne, c'est l'absence totale d'intervention de la cinéaste face aux délires morbides des enfants. Elle ne leur adresse aucune parole, elle ne les empêche pas de nous montrer leurs fesses, elle ne les arrête pas lorsqu'ils deviennent violents. Elle les filme et c'est tout. Son cinéma n'éduque pas. Son cinéma témoigne d'une douleur et témoigne jusqu'au bout. La pudeur vient de ce qu'on ne saura jamais rien de plus que ce qui nous sera montré. Le cinéma de Bettina Büttner n'a rien à voir avec la télé-réalité, où l'on résout toutes les peines par des aveux, à la manière des tribunaux ou des gendarmeries.

Out of the present, de Andrei Ujica, 1995

Out of the present, c'est l'histoire de l'effondrement du bloc soviétique vue de l'espace.
En 1991, on envoie sur Mir le cosmonaute Sergei Krikalev. L'URSS se désintègre, Leningrad, sa ville natale, devient Saint-Pétersbourg, Gorbatchev est supplanté par Boris Elstine, et entretemps un certain Guennadi Ianaiev a monté un putsch retentissant. La mission de Krikalev dure dix mois de plus que prévu : mission d'ignorance.
Les images que nous voyons sont celles tournées par les cosmonautes sur la station Mir. Superbes, s'amusant toujours de l'absence de gravité, des corps qui flottent et entrent dans le cadre par surprise, des liquides qui ne tombent pas du côté où on les attend, des allumettes qui brûlent avec des flammes en forme d'étoiles. On voit leur amitié, leur solidarité dans l'attente, leur éclat de rire au moment de composer une vidéo officielle où ils doivent annoncer tout le bien qu'ils pensent de l'entrée en bourse de quelque chose les concernant.
Ils ne voient rien, ils ne savent rien. Les journalistes leur demandent ce qu'ils pensent des changements sur Terre : ils n'osent pas vraiment répondre, ils n'ont peut-être rien à répondre. Eux, ce qu'ils voient, ce sont deux mers à la fois, le soleil illuminer la Terre, le Kamachatka dans son entièreté, et les nuages rasant le globe. Rien de plus.
Avec ces images, la fin du communisme prend une allure cosmique, que le cosmos annule, ou du moins atténue. L'absence de gravité des corps est égale à l'absence de gravité des regards. Mais au retour, lorsque Sergei Krikalev est extrait de sa capsule et se remet à marcher, le poids revient soudain, et tout ce qu'il n'a pas vu le fait crouler. Il titube jusqu'à une tasse de thé. Il dort sur la banquette d'un avion le ramenant chez lui. Mais qu'est-ce que c'est, chez lui ? Il ne le sait pas encore.

Madame Jean, de Sophie Bruneau et Marc-Antoine Roudil

Le terroir est devenu un poncif du cinéma d'aujourd'hui. Beaucoup de cinéastes s'en emparent et continuent à faire du cinéma. D'autres se contentent de faire du terroir. Madame Jean est entre les deux.
On y entend Marie-Hélène Lafon, écrivain, converser avec Madame Jean autour du temps passé, de leurs souvenirs communs. L'enthousiasme suscité par la vieille dame chez l'écrivain est un peu trop guindé pour être honnête, ou du moins trop naïf : on pense, en voyant Marie-Hélène Lafon s'inquiéter d'une recette, à Bouvard et Pécuchet. Mais les cinéastes ne font rien de cette matière comique. Le ton de leur film est complaisant, nostalgique, et manque d'acidité.
Ce qui est cinématographique, c'est le parti-pris : le film sera un long dialogue, rarement coupé, entre les deux femmes, et ne sera que ça. Long dialogue rythmé par le bruit incessant des voitures passant sur la route où autrefois les poules picoraient.

I cani abbaiano, de Michele Pennetta

Que voit-on ?
D'abord, des habitations abandonnées comme précipitamment. Tous les objets qu'on emporte avec soi sont restés, les peluches, les photographies, les draps. Les murs sont lézardés, certains sont couverts d'inscriptions. On dirait un quartier dévasté par la peste. Mais c'est une ville entière qui a été abandonnée.
Dans cette ville, deux hommes, deux gardiens. Ils font du feu, caressent les chiens, écrivent des poèmes sur les murs, dorment dans une voiture. On comprend peu à peu que ces deux hommes n'ont pas voulu quitter le village après le tremblement de terre. Et que c'est donc un tremblement de terre qui a chassé tous les habitants. Mais pourquoi ne sont-ils pas revenus ?
On voit pourquoi. De l'autre côté de la vallée, dans la forêt, quatre barres d'immeuble flambant neuves ont poussé. Ils sont là, relogés là, tandis que la ville est à l'abandon.
Et l'un des deux hommes qui restent est un roi poète, qui écrit sur le mur de la chambre de ses enfants : "un miroir face à un autre miroir, qu'est-ce que c'est ?" Qu'est-ce qu'une ville face à une autre ? Pourquoi le village n'a-t-il pas été reconstruit ? Où vivre alors, entre le passé impossible et l'avenir indésirable ?
L'autre homme est un troubadour sans voyage, coincé là, chantant pour nous torse nu sur la place du village déserte. Ils ne se parlent pas. Ils règnent sur la ville, chacun à leur façon.

Exercices de disparition, de Claudio Pazienza

Le cinéaste a perdu sa mère et se demande ce qu'est le deuil. Comme il ne comprend pas ce mot, son film l'invente. Et pour ce faire, Claudio Pazienza invite son ami Jacques Sojcher, philosophe, à l'accompagner dans ses voyages autour du monde en quête d'un deuil digne de ce nom, ou d'un nom digne de deuil.
C'est un film fait de petites choses, de conversations, de flacons où l'on collecte la pluie et qu'on date, de numéros de claquettes approximatifs et charmants, de travaux de couture, d'un cercueil en forme de poisson dans lequel 4 hommes noirs enferment le philosophe, et de descriptions au micro des paysages traversés par les deux amis. La couture est sans doute le motif du film, qui voit un élément apparaître brièvement avant qu'il ne soit flouté, élément conduisant à un autre sans qu'on s'y attende. Le cinéaste crée, par les voyages dont son film artisanal est émaillé, des surprises. On est habitué à l'économie d'un certain cinéma ancré. Celui-ci divague, et se paie le luxe d'être international : chinois, zaïrois, belge. D'un pays à l'autre, avec toujours la même question, avec l'envie de voir réapparaître le visage d'une mère, avec le désir que les mots remplacent ce visage, et finalement ce sont d'autres images, silencieuses, qui font le deuil, qui le recréent.
On regrettera un certain systématisme dans l'utilisation de la musique et des flous - mais Claudio Pazienza semble être un cinéaste à suivre.

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