mardi 29 mars 2011

Cinéma du réel, jour 5 : La pluie et le beau temps, de Ariane Doublet

On s'en veut de rater des films, mais on en rate forcément. On s'en veut parce qu'on a l'impression de passer à côté du film qui nous permettrait de nous dire, c'est bon, tu as vu l'essentiel, tu peux rentrer chez toi, faire autre chose, vivre à partir de ça. Mais l'essentiel, dans un festival de cette ampleur, est nécessairement tenu secret. On me parle d'Andrej Ujica - je ne verrai aucun film de ce cinéaste. Mon programme est précis, rigide, je ne peux pas transiger, j'ai choisi d'autres cycles et je m'y tiens, même si j'ai oublié pourquoi, même si certains des films me déçoivent (et certains me déçoivent d'avance, mais je n'ai pas peur d'être déçu).

Si on cherche le grand film, le film qui terrasse tous les autres, comme l'année dernière Les films rêvés de Eric Pauwels, on formule en vérité un voeu inavouable : abolir le festival, se débarrasser de la multitude des films présentés par la vision d'un seul les supplantant. Comme à la fin d'une année les listes des dix meilleurs films - on se dit, finalement, 2002, c'était ça, et on a passé toute l'année au cinéma pour voir ces dix films-là.

Il y a toujours un espoir en entrant dans les salles du centre Pompidou : qu'après cette séance, tout s'arrête. Qu'on n'ait plus besoin de revenir. Que le film polynésien projeté le dimanche à 10h du matin n'ait soudain plus aucune espèce d'importance. Qu'un film dise tout, et dise stop.

Un festival est une fête de drogués, malheureux s'ils ne peuvent voir que trois films par jour, et anxieux à la fin de la journée d'avoir manqué le film ultime qui passait dans une autre salle. Tout ce qui n'est pas 'voir un film', pendant le festival, est honni. Répondre au téléphone, acheter des croquettes pour le chat, s'alimenter soi-même, dormir, travailler. Tout ce qui nous coupe de ce besoin de baigner dans l'immatérialité des images projetées. (Il n'y a guère qu'arroser les plantes qui peut distraire - c'est le printemps, et si on les regarde le matin avant de partir, et si on compare avec ce qu'on en voit le soir, on observe une nette différence, un épanouissement. Mais peut-être attribue-t-on cet épanouissement des plantes au fait que nous passons dix heures par jour dans des salles de cinéma.)

Les films sont d'horizons variés, comme on dit : autrichiens, italiens, chinois, etcetera. Et ce ne sont pas les pays que l'on cherche, mais le monde dans sa globalité. Le festival du Cinéma du Réel est une Internationale à peine dissimulée. Et le film manquant, manqué, ou volontairement ignoré, est peut-être celui qui viendrait résoudre une bonne fois pour toutes cette fragmentation du monde en pays. Mais ce film n'existe pas toujours. Le monothéisme du festivalier prend un sacré coup sur la nuque.

Quand le grand film échappe, c'est la dispersion des petits, leur étoilement, qui dessine un cosmos où circuler librement. Les regards ne se croisent pas en un point unique. Les points de jonction et de désaccord, multiples, multipliés par l'abondance des sources, étoilent un espace à la vastitude infiniment extensible. Et si le festivalier souffre, le festival a de l'avenir.

La pluie et le beau temps, de Ariane Doublet

Ariane Doublet, qui vit et filme, comme Pierre Creton, en pays de Caux, s'est intéressée à la culture du lin. Elle a demandé au cinéaste chinois Wen Hai de filmer pour elle le traitement de ce lin dans les usines textiles d'une province chinoise. En France les paysans, en Chine les ouvriers, ou du moins ce qu'ouvriers et paysans sont devenus, avec la mondialisation et la spéculation boursière.

Il y a une harmonie qui se crée entre ces deux régimes d'images, lesquels semblent toujours se répondre, toujours communiquer (même si leur communication relève de l'ignorance mutuelle, à la façon de ce plan, superbe, où l'industriel chinois, qui ne parle que chinois, rend visite à l'agriculteur français, qui ne parle que français, plan resserré sur eux, tandis que deux traducteurs, l'un du français à l'anglais, l'autre de l'anglais au chinois, hors-champ, manient, régulent, permettent, interprètent la conversation qui devrait avoir lieu). Et si le dialogue butte sur l'ignorance de la langue de l'autre, le geste sur la matière unit : même façon, pour l'inspectrice chinoise et l'exploitant français, de s'emparer des tresses de lin, de les juger, les soupeser, puis de les renouer. La technique est le seul langage viable.

Ainsi nous circulons, entre les grand champs d'un petit pays et les petits dortoirs d'un pays immense - quelque chose de la mondialisation se dit, là, dans cette conversation cinématographique entre deux lieux que la matière lin réunit et oppose. Et sans que le lieu ne soit jamais mentionné, le spectateur sait toujours où il est. Cela tient à la lumière, si particulière, du pays de Caux, et à celle, toujours un peu bleutée, grise, des provinces chinoise telles que le cinéma numérique la traduit. Car il y a, dans ce film à sujet, une attention particulière portée à l'esthétique, aux couleurs composant le plan. Le vert du champ de lin nous saute à la figure, le ciel bleu l'écrase, le menace.

Le film développe, incidemment, avec son titre, une théorie sur le hasard. D'un côté, les agriculteurs espérant que le temps soit clément pour le lin - et avec l'espoir vient la résignation, la fatalité des suppressions d'emploi, la participation à un système sur lequel ils ne peuvent exercer aucune forme de contrôle, et voué à l'effondrement. De l'autre, une réalisatrice, qui, filmant chez elle, crée les conditions d'un hasard heureux, d'un hasard créateur, n'ayant que faire de la pluie et du beau temps, puisqu'elle est là, de toute façon, et peut revenir le lendemain si le soleil est nécessaire au plan, et peut aussi filmer s'il pleut, pour voir ce que la pluie inattendue ajoute à son idée. Le hasard est à ses côtés, dans le cadre, dans le champ.

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