lundi 21 février 2011

suite de la rétrospective Jacques Baratier à la Cinémathèque (journal de bord)

La chronique de la première partie de la rétrospective se trouve ici.

20 février

L'or du duc (1965) est un film de fiction qui semble être un autoportrait tant ce qu'il montre ressemble à ce que l'on peut imaginer de la manière dont Baratier fait ses films.
L'histoire est la suivante : un duc désargenté (Claude Rich), père de dix enfants, reçoit de son oncle richissime un bus indien à deux étages, qui lui permet de loger et d'amuser sa famille en attendant de récupérer le château. Mais pour récupérer le château, il faut de l'argent : et le duc ne veut pas, ne peut pas travailler. Ce qu'il ne sait pas, c'est que le bus est en or. D'ailleurs, le serviteur de son oncle (Jacques Dufilho, immense) est à sa poursuite.
C'est une petite comédie miraculeuse, dont la désinvolture fait le charme. On pense à un Wes Anderson (et à La famille Tenenbaum en particulier) plus bordélique dans la forme, mais tout aussi tenu dans son propos.
C'est que Baratier fait partie de ces cinéastes aristocrates, qui ne veulent en aucun cas faire primer le travail sur le plaisir. On ne voit pas les coutures, mais les pièces tiennent ensemble. Parce que, sans doute, sous la désinvolture, il y a un cinéaste avec une idée fixe.
Quelques scènes : la rencontre avec la femme mariée, magique ; Daniel Emilfork parlant sans ses dents puis avec ses dents ; la visite de l'huissier où tout le monde tente de dissimuler une très ancienne tapisserie.

Enfance africaine (1977) et Le berceau de l'humanité (1973), sont des documentaires réalisés pour la télévision par Jacques et sa femme, Néna Baratier, laquelle a été l'assistante de Jean Rouch. On voyait peu les enfants dans les films de Rouch. Aussi s'est-elle intéressée à eux. Ce sont des documentaires intéressants, mais marqués par l'esprit de l'époque (les propos sur l'éducation, notamment).


L'araignée de satin (1984) est une fantaisie saphique avec Ingrid Caven et Catherine Jourdan. Ingrid Caven est directrice d'un pensionnat de jeunes filles, Catherine Jourdan professeur de danse au pensionnat, et kleptomane. Une jeune fille disparaît. Un inspecteur surgit, beau, avec des gants en soie qui surexcitent la professeur de danse.
L'érotisme, suintant dans tous les films des années 60 de Jacques Baratier, est ici plus écrit, plus bourgeois (Catherine Breillat est au scénario). Malgré cette bride parfois pénible, la grande scène du film (une fête païenne sur l'île) est une merveille décadente et délirante.

21 février

Désordre (1948) et Le désordre à 20 ans (1967)

Pour continuer sur cette histoire d'idée fixe chez Jacques Baratier, il faut dire qu'il y en a eu une, constante, qui l'a occupé toute sa vie : le désordre (c'est-à-dire, les dix ou quinze glorieuses années d'après-guerre à Saint-Germain des Prés, avant que les gosses du XVIème ne débarquent au Tabou en se salissant les pieds pour ressembler à la faune locale). Il y a, de ce film, un nombre de versions invraisemblables. J'ai vu ce soir les deux premières. Mais jusqu'à sa mort, Baratier n'a pensé qu'à ça, pressant sa fille Diane de rajouter telle ou telle séquence, de supprimer telle ou telle autre...

Pour quiconque vit à Paris, ces films me semblent essentiels. Essentiels pour comprendre clairement ce qu'il y a eu, et ce qu'il n'y a plus. Pour comprendre que ce dont nous nous plaignons aujourd'hui, on s'en plaignait déjà en 67 : la récupération bourgeoise d'une folie collective créatrice, la transformation d'une nécessité brouillonne en brouillon sur-codé.

Néna Baratier, la femme de Jacques, a travaillé pour Jean Rouch. Aussi, Jacques, qui découvre le cinéma au contact d'une équipe de tournage en Afrique alors qu'il était parti pour peindre et devenir peintre, s'empresse d'appliquer l'anthropologie au quartier qu’il connaît bien et qui l’attire et qui l’excite : Saint-Germain.

Tout le monde est là : les lettristes, les existentialistes, Gréco, Vian, Audiberti, le souvenir d’Artaud, Gabriel Pomerand, le jazz, le rock, le théâtre, Roger Blin, Jean-Pierre Kalfon, Bulle Ogier, Pierre Clémenti – tout le monde, tous ceux qui ont compté, tous ceux qui ne comptent pas encore mais que Baratier sait voir.

Au Désordre, tourné en 1947/1948, et montrant Saint-Germain détruit, désert, pauvre, Baratier ajoute Le désordre à 20 ans, reprenant des images du Désordre mêlées à d’autres tournées en 1967 dans le même quartier, quand la situation commence déjà à se dégrader, quand le Drugstore génère du fric et que Boris Vian est mort en voyant le film qu’on a tiré de son livre. Paris, qui était une oasis, est devenue une plaie, suintant la petite bourgeoisie et les bonnes mauvaises manières. La transformation a déjà lieu, là, en 1967. Et voir Bulle Ogier hurler des trucs invraisemblables sur une scène, ou Greco se balader en chantant parmi les ruines (qui deviendront, 20 ans plus tard, un supermarché, où Baratier lui demandera de chanter la même chanson), est quelque chose de sidérant : à ces gens, à ce quasi-peuple primitif, nous devons tout. Et la plupart de ces gens sont morts. Depuis, à Paris, rien n’a été inventé. Rien de neuf. On a seulement reproduit, en plus fade, plus bourgeois, plus timoré, plus chic, ces formes qui sont nées là.

26 février

Vous intéressez-vous à la chose ? (1974)

C'est un film de commande tourné à une époque où Baratier avait besoin d'argent pour terminer son film, La ville-bidon, qui avait été censuré parce qu'il s'attaquait de trop près aux promoteurs immobiliers. Vous intéressez-vous à la chose ? est une comédie érotique qui se distingue par sa façon de redistribuer les cartes de la sexualité. Tout le monde a le droit à son heure du loup, qu'il s'agisse du beau jeune homme, de la belle jeune fille, de la tante ultra-libérée, de la fille au pair, du père coincé, ou même de la grand-mère. Les dialogues sont très gais, très inventifs, le décor superbe (une belle propriété du Sud de la France autour de laquelle poussent des gratte-ciels que la grand-mère compare à des sexes en béton), les acteurs excellents, les personnages passionnants d'intelligence et de malice, et il y a une scène hilarante où quelques personnages se retrouvent dans une salle de cinéma pour une projection du Dernier tango à Paris, et les images qui passent sur l’écran ne sont pas celles de Bertolucci, mais une version parodiée par Baratier. Mais surtout, ce film permet, sous son aspect mineur, à Baratier de s'attaquer au coeur de ce que je crois être son sujet - à savoir : le cul. C'est-à-dire la sexualité qui circule entre les êtres et les unit.


Jacques Dufilho, le comédien et ses personnages (1963), est un portrait de Jacques Dufilho parsemé d'extraits de ses sketchs.

René Clair (1969), de la collection Cinéastes de notre temps, est un portrait de René Clair, qui, comme souvent dans les films de cette collection, s'avère petit à petit être un autoportrait d'un cinéaste qui en filme un autre. On apprend beaucoup de choses sur le rapport du cinéma à la chanson, et on comprend pourquoi Baratier a tenu toute sa vie à réaliser des comédies.


28 février

Fin de la rétrospective.

Trois courts métrages de Jacques Baratier

Les trois courts-métrages présentés hier soir dessinent une interrogation très claire : il s'agit à chaque fois d'un rapport au monde.
Pablo Casals (1955) raconte l'histoire du musicien espagnol qui après le sacre de Franco décidé de ne plus donner de concerts et se retira à Prades, dans les Pyrénées, en France, où il créa un festival qui devint mondialement célèbre.
Eden Miseria (1968) montre quelques jeunes gens du monde entier qui se sont réunis pour Noël à Katmandou, créant une communauté utopique par dessus la communauté népalaise.
Opération séduction (1974) est le nom donné à la mission de Francisco Meirelles, fonctionnaire du Service de la Protection des Indiens, rentrant en contact pour la première fois avec la tribu des Cintras Largas jusqu'alors inconnue.
Trois rapports au monde, donc : un retrait, façon Glenn Gould, mais plus ouvertement politique, après un immense succès au sein du monde ; une réunion internationale ; une première approche d'êtres humains que le monde ignorait.

Pablos Casals est le court-métrage qui me séduit le plus, par la simplicité de son dispositif. Le musicien est chez lui, à Prades, interrogé par une jeune femme. Il commence par jouer un morceau, il parle, il passe un disque, il reprend la parole, et puis il joue un dernier morceau. En trente minutes et trois morceaux de musique, une vie, et toute la tristesse accumulée.

Eden miseria se fait témoin d'un mouvement mondial. Les images de Baratier sont plus contemplatives qu'explicatives. Joan Baez en accompagnement sonore fait office de prêtresse immatérielle.

Opération séduction comporte une séquence hilarante et troublante à la fois : Baratier a amené sa fille Marie-Ange avec lui à la rencontre des Cintras Largas, lesquels s'évertuent à déboutonner sa chemise. Le père filme ça tranquillement, et la jeune fille se retrouve coincée entre l'excitation des Indiens et le voyeurisme de son père, entre l'étau de deux tribus. Après Désordre, Opération séduction agit comme métaphore de Saint-Germain des Prés, tribu d'un autre genre mais tribu quand même.

Puis il y a eu le film de Diane Baratier sur son père, pour la collection Cinéaste de notre temps, qui est un beau document, où, plutôt qu'un décryptage de l'oeuvre du cinéaste (qui ne considère pas avoir fait une oeuvre, mais des morceaux), propose une sorte de comédie de la tyrannie entre un père et sa fille, finissant sur un grand éclat de rire.



2 commentaires:

tilly a dit…

Merci pour cette excellente revue de la rétrospective Baratier. Pour moi c'était une découverte hier soir, avec L'Or du Duc !

asketoner a dit…

Belle découverte, non ? C'est un plaisir, cette rétrospective. Ca met en lumière beaucoup de choses de notre présent, il me semble. (De ce qui manque à notre présent, peut-être.)