L'exposition s'ouvre sur une photographie de Florence Paradeis, Drink in a park, où une femme assise sur un banc boit un verre d'eau et regarde vers la première salle que l'on ne voit pas encore. C'est la question du hors-champ, que pose cette photographie, hors-champ d'autant plus imposant que le champ contient un élément transparent (le verre d'eau).
Quelques oeuvres m'ont particulièrement marqué. Le film de Mark Leckey, Shades of destructors, est une splendeur. Composé de photogrammes d'un film tourné pour la BBC adaptant une nouvelle de Graham Greene, de sa bande-son légèrement déformée (ralentie ?), et de photographies prises par l'artiste dans son atelier, c'est un véritable travail de réappropriation d'une oeuvre, par son détournement romantico-anarchiste. Les images arrêtées donnent, on le sait depuis La jetée, l'impression d'un futur. Et ce futur semble être un futur d'après la catastrophe. Il y a une joie dans cet après, en même temps qu'une langueur confinant au nihilisme. On voit, par des fondus enchaînés, des visages se déformer, grimaçant, convulsés. C'est l'anti-pose. C'est la redéfinition de ce qu'est un visage par le mouvement arrêté de l'image volée. Le pirate réinvente les figures.
La réappropriation est fertile. Toutes les images inventées par l'auteur témoignent d'un hors-champ de l'oeuvre pré-existante, hors-champ qu'il a investi par le rêve et par l'action, en photographiant son atelier comme l’espace possiblement pris d’assaut par les héros du téléfilm. Et c’est peut-être la furie destructrice de la nouvelle de Graham Greene qui est elle-même venue semer le désordre dans l’atelier de l’artiste par le biais de la BBC.
La question du hors-champ est vraiment centrale dans cette exposition. Je garde du film une image bien précise : des hommes contre un pan de mur très seul dans un vaste chantier. Après rage against the machine, c'est rage against the wall. Une photographie de Bill Owens, Dinner in pool, lui fait écho quelques salles plus loin - un couple dînant dans une piscine vide, avec derrière eux leur villa californienne et leur chien. On retrouve, sans s’en apercevoir, le motif de la photographie de Florence Paradeis : le verre d’eau. Elle semble avoir extrait de cette photographie une figure, une seule – et la femme ne regarde plus son mari mais l’inconnu.
En vérité, peut-être plus encore que le hors-champ, la question véritable des artistes mis en présence dans cette prospective, est celle-ci : que faire de ce qui nous préexiste ? comment rêve-t-on les oeuvres d'art ? La réponse de Ryan Gander, dans Basquiat or I can’t dance to it, one day but not now, one day I will but that will be it, but you won’t know and that will be it, est parfaite. Il demande à son galeriste de réinterpréter une scène du film Basquiat de Schnabel, et d'écrire et de dire un texte mettant en lumière son travail. Quel chemin parcourt-on dans une oeuvre ? Comment une oeuvre ouvre un ailleurs qu'il nous faut habiter parfois de toute urgence ? "Ce qui a été rayé, c'est la chose que l'on devrait chercher", dit le galeriste.
Plus loin, Emilie Pitoiset nous propose d'entendre sa version de L'année dernière à Marienbad dans Je ne me souviens plus de l’été dernier. La bande-son passe sur un vinyle grésillant, marque d'un temps, et d'une désagrégation. Marienbad est un film sur le souvenir. Et Emilie Pitoiset se demande comment on se souvient d'une oeuvre sur le souvenir. La bande-son est extraite - procédé d'extraction, comme on dit d'un minerai. Les trois photographies, intitulées Just because, qu'Emilie Pitoiset présente hors de la salle où l'on entend Marienbad, montrent trois personnes, en noir et blanc, dans les années 50, une carabine en main dans un stand de tir, pointée dans notre direction. Le verre qui protège la photographie est brisé à l'endroit du probable impact de la balle. En même temps que ces photographies sorties de l'oubli, l'artiste a ressuscité le tir qui les a précédées.
On trouve beaucoup de choses passionnantes dans cette exposition, comme ces deux pièces tenues à distance par Michel François, installation nommée Déjà-vu. Deux pièces identiques, avec du papier-peint représentant des bouleaux, et une pile de journaux au centre maculée d'encre noire qui tombe au goutte-à-goutte depuis le plafond. Une fuite. Le sentiment d'être observé par tous les yeux de ces boulots. Peut-être sont-ils les arbres qui ont servi à produire ce papier que nous voyons. Peut-être est-ce le temps, une réflexion sur le destin de la matière. Revoir cette même salle, après un long temps de déambulation dans l'exposition, est une expérience troublante.
Bruno Serralongue propose trois photographies splendides de Calais. En marge de Calais. Là, ce n'est pas une oeuvre qui est revisitée, mais une actualité : celle des migrants en attente. Deux visages forts nous regardant, un chemin dans une lumière d'aube, la relique d'un sac de couchage dans des buissons : voilà une réalité que nous n'avions jamais vue. Bruno Serralongue propose un autre angle, un autre point de vue, et définit avec une précision inouïe ce qui échappe au médiatique.
Enfin, l'oeuvre de Mario Garcia Torres, What happens in Halifax stays in Halifax, qui clôt l'exposition, est une merveille. L'artiste enquête sur une oeuvre tenue secrète, conceptuelle, sans réalité matérielle, n'existant qu'entre quelques étudiants, et n’existant que parce qu'elle est secrète. Cette oeuvre a été produite dans les années 70, sur l’impulsion de l’artiste Robert Barry. Mario Garcia Torres se lance à la recherche des étudiants, qui ne livrent pas le secret de cette oeuvre, mais le souvenir qu'elle leur évoque. Souvenir vague : eux-mêmes ne se souviennent plus, prétendent-ils, de ce que c'était. Hors-champ enfoui dans l'oubli, pièce manquante, retranchée du monde et du temps.
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