Pour parler de ce film, j'ai envie de citer la fin d'une nouvelle de Raymond Carver, Intimité, qui se trouve dans le recueil Les trois roses jaunes, et où le narrateur rend visite à son ex-femme. Elle l'a insulté pendant toute la durée de la visite, il n'a rien trouvé à lui répondre, si ce n'est qu'il est d'accord avec elle, et il s'est mis à genoux devant elle, sans raison, sans pleurer, juste pour se mettre à genoux et toucher le bas de sa jupe. En sortant de chez elle, voilà ce qu'il dit :
"Je m'éloigne le long du trottoir. A l'autre bout de la rue, des enfants se font des passes avec un ballon ovale. Mais ces enfants ne sont pas à moi, et ils ne sont pas à elle non plus. La rue est jonchée de feuilles mortes. Même les caniveaux en sont pleins. Partout où se posent mes yeux, il y a des tas de feuilles mortes. Et il en tombe d'autres sur mon passage. A chaque pas, j'en écrase sous mes semelles. Il faudrait que quelqu'un fasse un effort. Il faudrait que quelqu'un prenne un râteau et mette un peu d'ordre là-dedans."
J'ai cité cet extrait pour plusieurs raisons. La première, la plus évidente, c'est que mettre de l'ordre est l'obsession jamais réalisée de Betty, mère de famille élevant seule ses deux filles depuis que son mari est mort (mort, mais il l'avait quittée avant, ne cesse-t-elle de préciser, pour nous donner un aperçu plus juste de la mouise dans laquelle elle est). Son influence à elle, rayon gamma radioactif, sur ses deux marguerites de filles, a des effets variés. La plus jeune est gorgée de peur et s'enferme dans la silence d'une vie pré-laborantine. L'autre est gorgée de haine et hurle la nuit et parfois fait des crises d'épilepsie - son seul soulagement est d'imiter sa mère lisant le journal pendant les cours de théâtre au lycée. Cette mère, toxique, tente d'inculquer sa haine de la vie à ses deux filles. La plus jeune s'en démarque. Sa passion pour les sciences ouvre un monde bien plus vaste que ce que sa mère prétend. Elle a compris depuis bien longtemps que le fameux cheese-cake qui a fait la gloire de Betty en vérité n'existe pas, et n'existera jamais, malgré les promesses répétées d'une fête toujours remise au lendemain.
La deuxième raison, c'est que le film est plein de ce qui a fait la force de la littérature américaine des années 40 à 70. On trouve Carver pour l'alcoolisme et le sentimentalisme horrifique qui en émane, les petites gens, l'indécision chronique, l'impression permanente d'avoir gâché sa vie et de pouvoir la gâcher un peu plus encore (incroyable scène où Betty, apprenant qu'elle va devoir monter sur scène si sa fille reçoit un prix pour son expérience scientifique, panique, infantile, et répète, terrorisée, les mots qu'elle dira : "mon coeur est plein de joie") ;
on trouve Carson Mac Cullers, pour la poisse et le délabrement humain dont ne cesse de témoigner l'architecture, et aussi pour ce personnage de jeune fille (Matilda) géniale et renfermée, et celui de son professeur de sciences si poétique et tendre qu'on le soupçonne d'être pédé, voire pédophile (pourquoi demande-t-il de fermer la porte de la classe alors qu'il est en train de toucher la main d'une élève ? pourquoi a-t-il offert un lapin à Matilda ? d'où peut venir cette profonde gentillesse, si ce n'est de quelque tare mentale ou sexuelle ? - on est dans une petite ville, et les gens qui y vivent y sont nés, aussi les soupçons vont-ils très vite, les rumeurs enflent et figent les personnages sous des masques de faits divers);
Tennessee Williams également, pour cette Betty alcoolique, prisonnière d'une gloire passée absolument imaginaire, de cette époque où, dit-elle, elle était la reine du lycée, toujours un mot pour rire, toujours déléguée. Le film est d'ailleurs tiré d'une pièce de théâtre de Paul Zindel, auteur qui m'est complètement inconnu. Quoiqu'il en soit, c'est la littérature d'un pays et d'une époque qu'on sent vibrer dans chaque image du film de Paul Newman.
Du cinéma aussi : Joanne Woodward est une Gena Rowlands parmi d'autres, ou bien une Barbara Loden (la femme de Elia Kazan qui réalisa le terrible Wanda), bref, une actrice prête à s'avilir au maximum pour toucher, par des moyens bouffons et pathétiques, à l'émotion la plus profonde. Dire toutes les couches, toutes les strates d'un être brisé, perdu au fond de lui-même et ne trouvant plus l'issue. Joanne Woodward accepte ça, sans doute parce que c'est son mari qui la filme. Son mari, Paul Newman, qui, comme acteur, m'a toujours paru profondément bon, humain, aimable, et qui fait là un vrai film de démocrate. Un film qui s'intéresse aux paumés sans les stigmatiser (tout le contraire de Clint Eastwood), qui leur fait une place sans prétendre changer leur vie, qui les admire, même, d'une façon ambigüe, où cruauté et tendresse se confondent.
"Je m'éloigne le long du trottoir. A l'autre bout de la rue, des enfants se font des passes avec un ballon ovale. Mais ces enfants ne sont pas à moi, et ils ne sont pas à elle non plus. La rue est jonchée de feuilles mortes. Même les caniveaux en sont pleins. Partout où se posent mes yeux, il y a des tas de feuilles mortes. Et il en tombe d'autres sur mon passage. A chaque pas, j'en écrase sous mes semelles. Il faudrait que quelqu'un fasse un effort. Il faudrait que quelqu'un prenne un râteau et mette un peu d'ordre là-dedans."
J'ai cité cet extrait pour plusieurs raisons. La première, la plus évidente, c'est que mettre de l'ordre est l'obsession jamais réalisée de Betty, mère de famille élevant seule ses deux filles depuis que son mari est mort (mort, mais il l'avait quittée avant, ne cesse-t-elle de préciser, pour nous donner un aperçu plus juste de la mouise dans laquelle elle est). Son influence à elle, rayon gamma radioactif, sur ses deux marguerites de filles, a des effets variés. La plus jeune est gorgée de peur et s'enferme dans la silence d'une vie pré-laborantine. L'autre est gorgée de haine et hurle la nuit et parfois fait des crises d'épilepsie - son seul soulagement est d'imiter sa mère lisant le journal pendant les cours de théâtre au lycée. Cette mère, toxique, tente d'inculquer sa haine de la vie à ses deux filles. La plus jeune s'en démarque. Sa passion pour les sciences ouvre un monde bien plus vaste que ce que sa mère prétend. Elle a compris depuis bien longtemps que le fameux cheese-cake qui a fait la gloire de Betty en vérité n'existe pas, et n'existera jamais, malgré les promesses répétées d'une fête toujours remise au lendemain.
La deuxième raison, c'est que le film est plein de ce qui a fait la force de la littérature américaine des années 40 à 70. On trouve Carver pour l'alcoolisme et le sentimentalisme horrifique qui en émane, les petites gens, l'indécision chronique, l'impression permanente d'avoir gâché sa vie et de pouvoir la gâcher un peu plus encore (incroyable scène où Betty, apprenant qu'elle va devoir monter sur scène si sa fille reçoit un prix pour son expérience scientifique, panique, infantile, et répète, terrorisée, les mots qu'elle dira : "mon coeur est plein de joie") ;
on trouve Carson Mac Cullers, pour la poisse et le délabrement humain dont ne cesse de témoigner l'architecture, et aussi pour ce personnage de jeune fille (Matilda) géniale et renfermée, et celui de son professeur de sciences si poétique et tendre qu'on le soupçonne d'être pédé, voire pédophile (pourquoi demande-t-il de fermer la porte de la classe alors qu'il est en train de toucher la main d'une élève ? pourquoi a-t-il offert un lapin à Matilda ? d'où peut venir cette profonde gentillesse, si ce n'est de quelque tare mentale ou sexuelle ? - on est dans une petite ville, et les gens qui y vivent y sont nés, aussi les soupçons vont-ils très vite, les rumeurs enflent et figent les personnages sous des masques de faits divers);
Tennessee Williams également, pour cette Betty alcoolique, prisonnière d'une gloire passée absolument imaginaire, de cette époque où, dit-elle, elle était la reine du lycée, toujours un mot pour rire, toujours déléguée. Le film est d'ailleurs tiré d'une pièce de théâtre de Paul Zindel, auteur qui m'est complètement inconnu. Quoiqu'il en soit, c'est la littérature d'un pays et d'une époque qu'on sent vibrer dans chaque image du film de Paul Newman.
Du cinéma aussi : Joanne Woodward est une Gena Rowlands parmi d'autres, ou bien une Barbara Loden (la femme de Elia Kazan qui réalisa le terrible Wanda), bref, une actrice prête à s'avilir au maximum pour toucher, par des moyens bouffons et pathétiques, à l'émotion la plus profonde. Dire toutes les couches, toutes les strates d'un être brisé, perdu au fond de lui-même et ne trouvant plus l'issue. Joanne Woodward accepte ça, sans doute parce que c'est son mari qui la filme. Son mari, Paul Newman, qui, comme acteur, m'a toujours paru profondément bon, humain, aimable, et qui fait là un vrai film de démocrate. Un film qui s'intéresse aux paumés sans les stigmatiser (tout le contraire de Clint Eastwood), qui leur fait une place sans prétendre changer leur vie, qui les admire, même, d'une façon ambigüe, où cruauté et tendresse se confondent.
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