samedi 24 septembre 2011

L'Apollonide - Bertrand Bonello - Souvenirs de la maison close


Cette année, il n'y a pas eu de cinéma. Il y a eu du cinéma qui a réfléchi au cinéma, il y a eu du cinéma qui a oublié de réfléchir, il y a eu des choses énergiques et laides, et d'autres très belles mais très molles. L'Apollonide est peut-être le seul film sorti cette année ; le reste n'existait que pour nous faire patienter : on voyait des trucs rétrogrades, films à moustache et slip kangourou engoncés dans un sérieux sans joie, des bidules atrocement modernes qui nous parlent de maintenant avec les armes de maintenant, des machins post-modernes qui passent deux heures à inventer de nouvelles armes et oublient un peu de tirer - et rien qui échappe à ça, rien qui échappe au temps. On ne peut pas dire que L'Apollonide échappe à quoi que ce soit, mais rien ne l'emprisonne. Toutes ces catégories, le film les traverse avec une aisance déconcertante - Bonello nous avait habitué à des films brouillons, pleins de tentatives mais tombant souvent un peu à côté de sa puissance, et aujourd'hui il présente un film qui, sans rien renier de ses audaces ni de ses désirs, emprunte une voie royale, côtoyant dans un même mouvement Gus Van Sant, Stanley Kubrick et David Cronenberg. Bonello ne cherche pas à leur ressembler, mais à acquérir leurs pouvoirs, et c'est chargé de ces pouvoirs qu'il s'en va faire un film absolument singulier.

Dire d'abord que L'Apollonide n'est pas sainte-nitouche. La matière des images est bien celle du plaisir, lequel n'est jamais feint et jamais nié : i
l est ce qu'il est, et c'est sa présence, si ténue soit-elle parfois, que le film capte. Les scènes de sexe ne sont pas des scènes de procès : l'homme jouit, et ce n'est pas cela qui empêche la femme d'être libre. Le rapport de force est ailleurs. Le sarcasme post-coïtal de la femme qui fait la poupée est plus un trait d’humour qu’un reniement.
Au contraire, chacune des scènes de sexe prend soin de dessiner les contours des personnages mis en présence, avec une douceur bou
leversante. Cet homme, Louis-Do de Lencquesaing, qui veut voir l'intérieur du sexe des femmes et demande à la nouvelle de parler japonais ; cet autre qui laisse sa panthère sur le canapé tandis qu'il monte à l'étage ; ce petit vieux qui ne veut blesser aucune des prostituées : ce ne sont pas des clients que Bonello nous montre, mais des humains. Et le cinéaste ne s'en sert pas pour dire quelque chose du monde extérieur. Il y a le monde qui surgit à sa manière, parfois par l'entremise des hommes, parfois par des lettres ou par des livres, mais les hommes sont distincts du monde (aussi, quand les femmes sortent enfin pour un déjeuner sur l’herbe, elles restent entre elles) - et cette distinction très politique nous prépare à ce que le film avance peu à peu : une aristocratie, non sans indolence, qui finit par faire discours, en tout cas pose problème, et c’est le propre des grands films que de poser problème.

Le monde n'est pourtant pas nié, la maison n'est pas close sur elle-même, la maison est le monde, petit substrat du monde où la totalité du monde se reflète.
C'est avec un amour absolu et non sans nostal
gie que Bonello s'immerge dans le XIXème siècle. Le XXème y est appréhendé avec un effroi de dandy. Et le XXIème surgit, terrible rupture esthétique à la fin du film. L'Apollonide joue sur trois temps : passé, présent, futur. Et ce qui les relie est de l'ordre de la vision. Tout n'est peut-être que souvenirs, prémonitions.
Il s'agit, d'abord, d'une reconstitution, d'un film d'époque, en costumes. Mais l'homme qui filme est un cinéaste d'aujourd'hui et ne s'en cache pas. Le regard vient du futur, la matière est prise dans l'écrin du passé : plus qu'un film d'époque, L'Apollonide a l'étrangeté d'un film de science-fiction. Un monde s'y déploie qui ne joue pas l
a carte de l'enseignement (voyez comme on vivait au XIXème), parfois celle de la référence avec de rares ancrages temporels (la syphilis, le métro) aussitôt rattrapés par de glorieux décalages : de la soul, des split-screens, une citation de Michaux. Le temps du film est un temps percé : trois siècles enlacés, et peut-être bien plus. On échappe au temps, on entre dans le mythe. Le mythe est l’érotisme du temps.
Aussi cette fin, incursion aux abords du périphérique en 2011, où les prostituées sont chinoises et sans toit, où le bruit des voitures est la seule musique, a quelque chose d'un peu volontaire. En avait-on vraiment besoin ? Et pourquoi soudain passer d'une image superbe à celle d'un téléphone portable faisant de toute couleur au mieux une nuance de gris, au pire un pixel bav
eux ? La réponse sort d'une voiture : la prostituée la plus belle, celle qui par l'opium touche à l'infini de sa condition d'être humain, l'extraordinaire Céline Sallette, revient débarrassée de ses grandes robes élégantes, elle a mille ans, et elle est dans la rue. Le mythe est encore là. Du monde d'avant, rien n'est perdu. Il n'a plus la même forme, mais le désespoir est intact.

On a donc, d'un côté, le personnage de Céline Sallette qui traverse le temps, et de l'autre celui d'Alice Barnole qui le voit.
Alice Barnole, c'est Madeleine, la femme qui rêve et se retrouve défigurée. Le rêve sera prémonitoire, mais sa teneur moins heureuse que ce que Madeleine p
ensait. Madeleine rêvait d'un mariage, d'un bijou offert par un client. Et si elle se marie, c'est avec l'ombre désormais, car le client lui entaille les lèvres, et la fait devenir femme qui rit, reléguée à l'étage pour quelques rares clients curieux, et c'est plus cher. Elle, qu'on appelait la Juive, on la tient maintenant dans l'ombre jusqu'à ce qu'il faille la sacrifier, car elle peut sauver la maison. Elle sera sacrifiée, mais ne sauvera rien du tout : la maison fermera. Pourtant, comme dans son rêve, elle pleurera des larmes de sperme. Et, ce faisant, trouvera sa fin, trouvera comment, dans la vision, disparaître.
Comme Melancholia, L'Apollonide s'articule autour des visions d'une femme données d'emblée. Le début du film dit déjà sa fin. Le film sera l'expérience d'un
e durée entre ces visions, prises dans un temps cyclique, répétitif, jamais fini. La vision est l'issue qui permet à cette femme de passer de l'éternité (dans laquelle se tient le personnage de Céline Sallette) à l'immortalité. Aussi le film joue-t-il de ce passage : ce que nous voyons, c'est bien le rêve de l'immortelle, mais nous le voyions comme à travers les yeux de la fumeuse d'opium. Les souvenirs se précisent, les durées du souvenir se décalent (telle cette gradation appliquée à la scène séminale du film, celle de la défiguration de Madeleine : d'abord, la lame sur les seins ; plus tard, la lame tranchant la joue ; plus tard encore, la lame enfoncée dans la bouche et faisant sonner les dents – l’effroi se déplace, d’un plaisir partagé à un plaisir contraint, en passant par le sang : le déplacement n’est pas linéaire, le cinéaste ne quête que l’intensité). La volute opiacée est la forme du film, son flux, sa langueur - langueur chargée de fulgurances. Quelque chose d'électrique habite le film, et cette chose tient à la violence de ce rapport : nous savons tout, nous ne faisons rien. L'immortalité est à portée d'oeil. Nous nous tenons dans les fantasmes qu'elle nous inspire. J'ai gardé sur ce film les yeux grands ouverts, il y avait toujours quelque chose à voir, et pourtant rien à faire.
"Faîtes du bruit, nous en aurons besoin", dit l'un des visiteurs à la tenancière le soir de la fermeture, et cette phrase, bien qu'un peu appuyée comme peuvent
me le sembler les dix ou quinze dernières minutes du film, prend un sens très singulier - Bonello dit à travers elle que la révolution est déjà là, mais qu'elle ne s'érige pas de façon collective ou mondiale, que seuls quelques individus l'empruntent. C'est d'ailleurs ce qui fait qu'un tel film, bien qu'intense et riche et beau et opulent, aura moins de succès que La guerre est déclarée : La guerre est déclarée dit nous vaincrons et rassemble largement, n'excluant personne, ni les lesbiennes de gauche ni les lecteurs du Figaro ; L'Apollonide dit quelques uns, peut-être, et rien n'est sûr. C'est bien le même combat qui se livre (la constitution d'un Royaume), mais pas la même victoire.

Parmi les grands moments du film, il y a celui-ci : la femme qui rit se retient d’éclater de rire. Eclater est le terme exact. C’est ce qui peut lui arriver. Quelque chose sur son visage peut se déchirer. Nous y pensons à chaque image où elle apparaît. Et finissons par le penser pour toutes les images du film : c’est de chair qu’elles sont faites, intenses mais fragiles, joyeuses mais sanglantes.

ajout du 30 septembre : Le premier paragraphe est là pour provoquer un peu, certes, mais pas seulement. Il exprime aussi cette chose : en voyant L'Apollonide, j'ai eu l'impression d'avoir oublié ce qu'était le cinéma. Je n'avais pas de contrat à passer avec les images, elles s'imposaient. Je pouvais en discuter - et certaines m'ont semblé discutables d'ailleurs - mais si j'en discutais c'était de l'intérieur. Je n'ai eu aucune concession à faire pour aimer ce film, rien à retrancher.
Mais, bien sûr, il y a eu du cinéma ailleurs cette année. Cinéma, de toute façon, c'est un mot dans lequel on place beaucoup de choses très intimes - je m'en rends compte à chaque fois que j'aime un film absolument et que d'autres ne l'aiment pas aussi absolument que moi. C'est la même chose avec la personne qu'on aime : on l'aime absolument, elle nous fait aimer le monde entier, mais on se rend compte que le monde entier ne l'aime pas nécessairement (tant mieux, d'ailleurs). Alors, si j'emploie le mot cinéma dans le premier paragraphe, c'est pour ne pas parler de choc amoureux.

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