mardi 29 mars 2011

Cinéma du réel, jour 6 : Voir ce que devient l'ombre, Aux rêveurs tous les atouts dans votre jeu & Les champs brûlants de Libert & Canapa

Voir ce que devient l'ombre, de Matthieu Chatellier

Pour les documentaires-portraits, plus la personne portraitisée est âgée, moins le documentariste dirige son film. Avec les années, les humains élaborent des stratégies d'évitement invraisemblablement performantes, qui font d'eux des tyrans en puissance. Matthieu Chatellier prend donc un risque d'asservissement très fort en filmant non pas un vieux, mais deux. Et pas des moindres : Cécile Reims et Fred Deux, un couple d'artistes octogénaires. Leur deux rythmes s'imposent au cinéaste, qui, au mieux les suit, au pire les attend : elle, dans l'insistance bornée, lui, dans cette mélancolie qui va jusqu'à l'effacement, jusqu'à l'envie de mourir. Et si le film est réussi, c’est parce que la cinéaste va au bout de cet asservissement volontaire et passionné.

Fred Deux et Cécile Reims sont d'autant plus les maîtres du film qu'ils sont des artistes relativement célèbres, en tout cas pas sortis de l'oubli in extremis par Matthieu Chatellier. Ce qu'ils font là, en acceptant d'être filmés, a une valeur ouvertement testamentaire. D'ailleurs, ils sont en train de léguer lettres, livres, oeuvres de jeunesse et inédits, avant de mourir, pour que tout soit conservé, pour que tout leur survive. Ce film sera une trace de leur activité.

Le duo est impressionnant, même si c'est plus souvent leur histoire que nous entendons que leur intimité qui transparaît. Impressionnant dans les différences qui se dessinent entre eux, notamment en ce qui concerne leur rapport au monde. L'un, exalté, se relevant la nuit pour voir la lune, l'autre suivant parfois, épouvantée par ces trucs qui ne cessent de tourner dans le ciel, sans que personne ne puisse dire pourquoi et vers où. Bizarrement, c'est le plus exalté des deux qui a le plus envie de mourir, de tout brûler, et d'en finir. Et c'est la plus ombrageuse qui dirige l'enlèvement des oeuvres et leur conservation post-mortem.

La fin donne une idée de l'emprise exercée par les deux artistes sur le cinéaste. Chatellier, sortant de chez eux, prend la route, décide de ne pas rentrer pas chez lui, roule toute la nuit, jusqu'à l'aube, pour voir le soleil se lever sur Laloux, une ville en montagne où le couple a vécu, et où pour eux tout a commencé. De cinéaste soumis, il devient cinéaste carrément guidé, poussé bien plus loin que prévu. Cette fin est ce que Chatellier pouvait offrir de mieux à son film : finir par une aube, finir par où tout a commencé, et, d'une certaine manière, rendre aux artistes ces images, qui leur reviennent puisque leur art y est né.

Aux rêveurs tous les atouts dans votre jeu, de Mehdi Benallal

Quatre personnes racontent leur rêve. Entre chaque rêve, les images d'un pont.

Le principe est littéraire, aussi symbolique que dans la littérature onirique. Aux rêveurs tous les atouts dans votre jeu, avec son titre inspiré des surréalistes, est une rêverie sur les rêves, opposant la durée d'une parole à la durée d'une vision. Dans la vision, rien que de l'insoupçonnable. Dans la parole, l'insoupçonné. Mais tout remue, et le temps qui passe entre les rêves, autour de ce pont, est un temps plein d'interrogations : vers où glisse-t-on ?

Il y a en hors-champ et hors-temps de ce film, une nuit, de laquelle quatre personnes sont revenues avec des récits chargés de vie et d'expériences, des récits de héros. Cette nuit mythique, préhistorique, qui semble les avoir façonnées pour les placer là, devant une caméra, et témoigner de leur épopée.

Le film termine sur cette phrase : "achetons des patins, il faudra bien traverser ces lacs pour aller au cinéma". Car c'est d'un hommage qu'il s'agit, hommage aux nuits et aux films, hommage aux secrets.

Les champs brûlants, de Catherine Libert et Stefano Canapa

Le plus beau des films vus jusqu'à présent.

Les champs brûlants est l'histoire d'un film pas fait, pas encore, et qui ne se fera peut-être jamais. Beppe Gaudino et Isabella Sandri, un couple de cinéastes indépendants que le critique italien Enrico Ghezzi, présentateur des nuits de la RaiTre, nomme Gaundri, ont écrit un film sur Pompéi. Ghezzi l'a lu malgré lui - il n'aime pas lire les scénarios, et ça se comprend, un scénario, c'est une splendeur promise, mais il sait bien qu'en Italie les films ne se font plus, ou rarement, par charité, et les promesses de splendeur sont rarement tenues. Sandri et Gaudino, depuis quinze ans, tentent de faire ce film, sans succès. Un producteur s'était lancé dans l'aventure, mais, cinq jours avant le début du tournage, annonce aux réalisateurs qu'il a fait faillite. Depuis, plus rien.

Catherine Libert et Stefano Canapa suivent Ghezzi et les deux cinéastes, dans Rome puis sur une île de Naples dévastée par un tremblement de terre. Mais ils ne se contentent pas de les suivre. Ils s'essaient à faire le cinéma de Gaundri. Leur cinéma qu'on ne voit pas, on le voit là, dans le film de Libert et Canapa. Il transparaît, il s'y diffuse, sous forme de légende, de ce qui peut encore être donné à voir quand tout s'est effondré.

On se rend compte, au générique, que trois extraits de films de Gaudino et Sandri se sont glissés dans le documentaire. Bien sûr, on peut deviner lesquels (un mouvement de grue, difficilement imaginable dans l'économie du documentaire ; un format de projection différent, soudain, dans l'harmonie du film). Mais si on est surpris, c'est de se rendre compte que Gaudino et Sandri existent vraiment, qu'ils ont vraiment fait des films, que tout ça n'était pas une pure invention. Il y a une telle adéquation entre le travail de Libert et Canapa (qu'on nommera difficilement Canabert, plutôt Libapa), et celui des Gaundri, que celui des Gaundri au fond nous importe peu. Ou disons plutôt qu’il ne nous manque pas. Le travail des Gaundri survit par celui des Libapa (même si maintenant, on rêve de voir les films des Gaundri - Animali che attraversano la strada, Giro di lune tra terra i mare, souvent cités, éveillent notre curiosité).

Cette impression d'équilibre parfait entre la force d’un sujet et la force d’un film vient peut-être du travail plastique, passionnant, des Libapa. Le film est tourné en pellicule, sans doute de vieilles pellicules, parfois noir et blanc, parfois en couleurs, qui nous font croire à des images d'archive. Mais nul masque n'est porté sur l'évidente contemporanéité du paysage : on est en 2010, et on le sait. On est en 2010, et pourtant, on voit 2010 comme 1970. Comme si, en Italie, le temps s'était arrêté. Le temps de la création, disons, car tous les autres temps ont évolué. Mais le cinéma est resté là, sur la touche, plus fait, plus faisable, oublié.

Quand Gaudino parle de son indépendance, il parle d'une lutte constante, et il parle du temps. Du temps comme plaie et comme privilège. Son cinéma est un cinéma des ruines, dixit Ghezzi, un cinéma auscultant le délabrement et ce qui en surgit. Comme dans cette escapade sur une île interdite, Pozzuoli, où les Libapa conduisent les Gaundri en bateau, franchissent les palissades, et regardent la ville désertée, perchée au milieu de la mer, où les façades modernes abattues laissent entrevoir les façades antiques délabrées. D'une ruine à l'autre. L'abandon n'en finit plus. Cette séquence est plus que miraculeuse : elle conjugue la joie d'une aventure interdite à l'imagination d'un film impossible à faire. Cette séquence devient le film à faire, devient le film de Gaundri rendu possible. (Sans toutefois le remplacer, car il y a dans cette escapade une forme de générosité : comme l'envie de donner à voir à deux cinéastes en panne ce que leur film pourrait être, pour leur redonner du courage. Le documentaire accompagne. Et annonce leur retour.)

Le travail esthétique extraordinaire des Libapa parle justement de ces ruines et de ces espaces qu'on traverse parce qu'on ne les supporte plus. Chaque séquence est un essai à partir de ce qu'on entend du travail des Gaundri par eux-mêmes et par Ghezzi. Et chaque essai éblouit : des bateaux se décomposent devant nous en quelques secondes, le long couloir d'une cité romaine est envahie par un ballet de présences rageuses, une île disparaît dans une matière jaune qui relève moins du soleil que de la bile. Essais sur la persistance des formes du passé dans les ruines du présent, essais sur le temps qui enfouit mais ne parvient jamais à effacer complètement.

L'île interdite de Pozzuoli est, selon Gaudino, "une mémoire qui n'a pas valeur de mémoire", c'est-à-dire une mémoire qui n'est pas reconnue comme telle. Pourquoi cette île est-elle interdite, alors que tant de passé y surgit ? Pourquoi, sinon par déni ? La question que pose cette île est semblable à celle que posent les Libapa : pourquoi le film des Gaundri est-il proscrit, si ce n'est pas déni ? Filmer les Gaundri, comme filmer l’île Pozzuoli, c'est filmer un mythe qui n'en est pas encore un, et transformer aussitôt ce mythe en légende, en ce qui peut se transmettre.

Les champs brûlants n'est donc pas seulement un hommage ou un documentaire sur des artistes méconnus, ni même une leçon orale de cinéma, mais c'est aussi un film qui vaut pour tous les autres, qui relève tous les autres de l'oubli auquel ils sont tenus.

Les Libapa ont entrepris de réaliser une série de dix films, nommée Chemins de traverse, sur le cinéma indépendant italien. Espérons que les prochains se fassent et nous parviennent.