Sergei Loznitsa, sa Colonie (2001) nous le révèle, travaille la terre. Il fait pousser les morts plutôt que les patates, exhumant les crimes ancestraux au lieu de racines comestibles. Il est un cinéaste de l’indigeste.
Cronenberg, Haneke, Tanrantino et les Coen, en contempteurs de la violence du monde contemporain, peuvent aller se rhabiller : Loznitsa est déjà à poil. Son film My joy miniaturise les tentatives d’Histoire de la violence des pieux hollywoodiens, obsolétise le malaise-malin d’Haneke, fait de l’absurdité coenienne une boutade, et du dialogue tarantinesque un non-événement cartésien.
My joy est un western de l’est, un road-movie stalkerien, un voyage dans le temps et la psyché d’un pays, un recueil de légendes d’aujourd’hui aux racines ancestrales. Légendes au sens William T. Volmannien du terme : ce qui fait monstre sans corne ni feu craché. Nulle figure imposée, les cadavres sont frais, les fantômes très contemporains.
Peu de réjouissances en somme, si ce n’est celle de la somme, du délire dans lequel on se laisse entraîner à partir de la scène du marché où les visages tanguent (comme la caméra de Loznitsa, montée sur ressorts mous, semblant chavirer, bercée par un flux de source très lointaine). Cette scène confirme l’extraordinaire talent de portraitiste du cinéaste, et sa capacité à faire naître dans l’atmosphère une menace avec rien. On reçoit chaque visage comme le présage de quelque chose d’imminent (voire quelque chose de déjà trop tard). A partir de cette scène, on est ailleurs - à la fois ailleurs et absolument là, embarqué dans ce là qu’on pensait pouvoir ignorer. Ce n’est pas un cinéma de petit malin.
Le film est construit comme un recueil de nouvelles sans pages blanches ni titres pour les distinguer. Imbriquées les unes dans les autres, les nouvelles semblent prises dans une continuité filmique – une continuité de parole : My Joy est un film parlant, râlant, rageant, maugréant, crachant, hurlant. Et puis rieur aussi. De ce rire épouvantable a dû naître le titre du film. My Joy, My Pleasure, mon œil.
Il va pouvoir être haï largement, rejeté, ignoré. Mais il semble être là pour ça. Etre cette chose qu’on ne saurait voir. Loznitsa entend bien dire absolument ce qu’il a à dire, sans rien concéder. Le titre est son pied de nez. Provocation, mais au sens de défi, d’honneur à conserver, de rien à perdre, d’impossibilité de faire autrement.
Il faudrait aussi parler de la beauté plastique du film, de ses cadrages époustouflants, de sa puissance esthétique. L’image de My Joy est épaisse, dense, profonde, opaque, matérielle. On ne voit pas au travers, on voit dedans. Elle est presque sans hors-champ (ce qu’on voit suffit largement), mais elle semble stratifiée – mille couches de gravats et de sédiments à son fondement, tordues, pesantes, s’écrasant. La nuit de My Joy est un torrent, et le jour un désert. La route un horizon, le paysage une caverne. La lumière un temps, la neige un poids.
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