Vestiges, troisième partie de A l'ouest des rails
Rouille II termine sur une mort. Cette mort agit comme une trouée dans un ensemble compact, qui permet de voir de l'autre côté. De l'autre côté de l'usine, le quartier. C'est Vestiges.
Malgré sa dimension fantomatique (et la promesse de son effondrement), l'usine était un corps. Elle contenait. Au quartier, nous avons du mal à discerner ce corps. Les premières images que l'on voit frappent par leur absurdité. On récupère des bouts de bois sous la neige et des petits tickets de loterie sur le sol au nouvel an. Les humains sont pourvus de chariots et de sacs, ils ramassent, ils jettent, ils transportent. C'est La route de Cormac Mac Carthy, mais sans route. C'est le terrain très vague.
Sans route, mais à un moment le présentateur de la tombola demande au public si l'acteur qu'il présente n'a pas l'air de venir du Sud. C'est donc que le Sud, ici aussi, est une sorte d'espoir (mais on n'y va pas).
Tant qu'on n'a pas la sensation du quartier et de sa contention, on voit des corps très seuls et très lourds. Les crachats, les vêtements : on est loin de la nudité édénique de l'usine - la facilité avec laquelle les corps des ouvriers allaient vers la nudité, même si c'était plutôt nus comme des vers et surtout désarmés, s'oppose à la difficulté de tenir son habit propre au quartier. Dialectique des souliers vernis et des rues en terre battue quand il pleut. On pense : "ces putains de corps, cette putain de matière !" Les ouvriers étaient travaillés par le plomb, les habitants le sont par la boue.
Wang Bing propose, pour nous faire entrer dans le quartier, une histoire d'amour : Bobo et la fille qui ne veut pas mais qui ne dit pas non. Par cette histoire, plus qu'une idée de l'amour, on a une idée de la république. Chaque chose est soumise à la discussion des uns et des autres. Ainsi, autour de la lettre d'amour que Bobo a écrite, se développe une série de critiques virulentes (l'une trouve que celles de son mari sont mieux, l'autre estime qu'il y a trop de fautes d'orthographe, un autre encore met en doute la sincérité de Bobo, pense que la lettre n'est pas de lui).
Un autre portrait : le fouteur de merde "genre mafia". Cette troisième partie de A l'ouest des rails laisse poindre des individualités, quand les deux précédentes étaient noyées dans l'impression de la masse et l'impossibilité de saisir l'ensemble. Les angles ici sont plus clairs, et la place du cinéaste à la fois plus explicite et plus mystérieuse (on voit qu'un lien unit le cinéaste et son sujet, mais on est incapable de le définir exactement : une amitié ? non, quelque chose que seul le cinéma - ce cinéma - peut créer). En ce sens, cette partie est particulièrement proche du travail de Pedro Costa avec Ventura et Vanda.
La différence entre Pedro Costa et Wang Bing tient au sens de la vampirisation. Chez Costa, Ventura et Vanda sont les vampires, ils captivent. Chez Wang Bing, c'est la caméra, c'est l'action de filmer qui vampirise.
D'où, chez Costa, une recréation permanente, une réécriture, une mise en scène : parce qu'il faut ressusciter l'impression. Chez Wang Bing, c'est la caméra qui crée la scène. On enregistre avant que ça ne se volatilise. L'impression naît de la captation immédiate. C'est le toujours contre le trop tard.
Expulsés et relogés, alors que les usines ferment et que les terrains où ils vivent sont revendus, les habitants font une brocante. Tous leurs objets exposés, un pantalon, des rollers, une corde. Un attroupement autour d'un bout de corde.
Ceux qui ne veulent pas partir se réunissent. Ils discutent de chaque chose, de chaque mètre carré. C'est la question de l'être-là. Des conditions qu'on pose, et des conditions qui nous sont imposées. Le problème de la modalité.
La froideur avec laquelle les employés coupent les cables électriques, la froideur avec laquelle ceux qui bientôt n'auront plus d'électricité observent le travail de ceux qui les en privent. Ce sont des hommes sur un poteau, contre des hommes dans la rue. Comme s'il n'y avait pas de lien direct
1) entre le poteau et l'électricité ;
2) entre la coupure définitive du courant et l'expulsion.
Le quartier peu à peu se vide. Wang Bing filme les familles, les groupes. une série de veillées, de derniers repas, de cigarettes, de parties de mah-jong, de découragements passagers, d'endurance du froid, de moments d'inconscience face au danger. Il filme aussi un homme seul, qui se dit aussi résistant qu'un tigre, misanthrope, débinant sur toutes les autres personnes du quartier. On le voit totalement reclus. Seul contre le monde entier.
Exemple de ce que cherche le cinéma de Wang Bing : parcourir les rues vides sous la neige et dans le froid, donner l'impression du désert, jusqu'à rencontrer quelqu'un et le filmer plus tard jouant avec ses chiens. Filmer ce qui reste, ce qui refuse de se soustraire.
L'ennemi, c'est la fin. Normal alors que le film dure neuf heures. L'arme du film est sa durée.
L'avant-dernière scène : une famille dans la nuit attend un signe d'une défunte, la déterrant pour l'amener au nouvel endroit. Ils ont capitulé.
La dernière scène : non, il y a encore quelqu'un, et le téléphone sonne.
Rouille II termine sur une mort. Cette mort agit comme une trouée dans un ensemble compact, qui permet de voir de l'autre côté. De l'autre côté de l'usine, le quartier. C'est Vestiges.
Malgré sa dimension fantomatique (et la promesse de son effondrement), l'usine était un corps. Elle contenait. Au quartier, nous avons du mal à discerner ce corps. Les premières images que l'on voit frappent par leur absurdité. On récupère des bouts de bois sous la neige et des petits tickets de loterie sur le sol au nouvel an. Les humains sont pourvus de chariots et de sacs, ils ramassent, ils jettent, ils transportent. C'est La route de Cormac Mac Carthy, mais sans route. C'est le terrain très vague.
Sans route, mais à un moment le présentateur de la tombola demande au public si l'acteur qu'il présente n'a pas l'air de venir du Sud. C'est donc que le Sud, ici aussi, est une sorte d'espoir (mais on n'y va pas).
Tant qu'on n'a pas la sensation du quartier et de sa contention, on voit des corps très seuls et très lourds. Les crachats, les vêtements : on est loin de la nudité édénique de l'usine - la facilité avec laquelle les corps des ouvriers allaient vers la nudité, même si c'était plutôt nus comme des vers et surtout désarmés, s'oppose à la difficulté de tenir son habit propre au quartier. Dialectique des souliers vernis et des rues en terre battue quand il pleut. On pense : "ces putains de corps, cette putain de matière !" Les ouvriers étaient travaillés par le plomb, les habitants le sont par la boue.
Wang Bing propose, pour nous faire entrer dans le quartier, une histoire d'amour : Bobo et la fille qui ne veut pas mais qui ne dit pas non. Par cette histoire, plus qu'une idée de l'amour, on a une idée de la république. Chaque chose est soumise à la discussion des uns et des autres. Ainsi, autour de la lettre d'amour que Bobo a écrite, se développe une série de critiques virulentes (l'une trouve que celles de son mari sont mieux, l'autre estime qu'il y a trop de fautes d'orthographe, un autre encore met en doute la sincérité de Bobo, pense que la lettre n'est pas de lui).
Un autre portrait : le fouteur de merde "genre mafia". Cette troisième partie de A l'ouest des rails laisse poindre des individualités, quand les deux précédentes étaient noyées dans l'impression de la masse et l'impossibilité de saisir l'ensemble. Les angles ici sont plus clairs, et la place du cinéaste à la fois plus explicite et plus mystérieuse (on voit qu'un lien unit le cinéaste et son sujet, mais on est incapable de le définir exactement : une amitié ? non, quelque chose que seul le cinéma - ce cinéma - peut créer). En ce sens, cette partie est particulièrement proche du travail de Pedro Costa avec Ventura et Vanda.
La différence entre Pedro Costa et Wang Bing tient au sens de la vampirisation. Chez Costa, Ventura et Vanda sont les vampires, ils captivent. Chez Wang Bing, c'est la caméra, c'est l'action de filmer qui vampirise.
D'où, chez Costa, une recréation permanente, une réécriture, une mise en scène : parce qu'il faut ressusciter l'impression. Chez Wang Bing, c'est la caméra qui crée la scène. On enregistre avant que ça ne se volatilise. L'impression naît de la captation immédiate. C'est le toujours contre le trop tard.
Expulsés et relogés, alors que les usines ferment et que les terrains où ils vivent sont revendus, les habitants font une brocante. Tous leurs objets exposés, un pantalon, des rollers, une corde. Un attroupement autour d'un bout de corde.
Ceux qui ne veulent pas partir se réunissent. Ils discutent de chaque chose, de chaque mètre carré. C'est la question de l'être-là. Des conditions qu'on pose, et des conditions qui nous sont imposées. Le problème de la modalité.
La froideur avec laquelle les employés coupent les cables électriques, la froideur avec laquelle ceux qui bientôt n'auront plus d'électricité observent le travail de ceux qui les en privent. Ce sont des hommes sur un poteau, contre des hommes dans la rue. Comme s'il n'y avait pas de lien direct
1) entre le poteau et l'électricité ;
2) entre la coupure définitive du courant et l'expulsion.
Le quartier peu à peu se vide. Wang Bing filme les familles, les groupes. une série de veillées, de derniers repas, de cigarettes, de parties de mah-jong, de découragements passagers, d'endurance du froid, de moments d'inconscience face au danger. Il filme aussi un homme seul, qui se dit aussi résistant qu'un tigre, misanthrope, débinant sur toutes les autres personnes du quartier. On le voit totalement reclus. Seul contre le monde entier.
Exemple de ce que cherche le cinéma de Wang Bing : parcourir les rues vides sous la neige et dans le froid, donner l'impression du désert, jusqu'à rencontrer quelqu'un et le filmer plus tard jouant avec ses chiens. Filmer ce qui reste, ce qui refuse de se soustraire.
L'ennemi, c'est la fin. Normal alors que le film dure neuf heures. L'arme du film est sa durée.
L'avant-dernière scène : une famille dans la nuit attend un signe d'une défunte, la déterrant pour l'amener au nouvel endroit. Ils ont capitulé.
La dernière scène : non, il y a encore quelqu'un, et le téléphone sonne.
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