Rouille I
Le titre de cette partie m'aurait semblé plus fort au pluriel. Rouilles I. Au singulier, il y a quelque chose de l'ordre du divin, ou du transcendantal, un peu à côté de ce que l'on voit.
On peut se demander si le cinéma n'a pas été créé spécialement pour enregistrer les fermetures d'usine. Un art à échelle industrielle, faisant fortune spirituelle des faillites matérielles. Sentiment paradoxal : plus la réalité est malheureuse, plus le film est joyeux. Le cinéma comme parasite, comme de gracieuses méduses entourant le destin de quelques humains menacés (sans participer à la menace, sans la repousser non plus - quand part le premier coup de poing, la caméra de Wang Bing s'affole, avance jusqu'au couloir, renonce à filmer la suite, mais ne recule pas pour autant, reste dans l'entre-deux).
La mémoire, oui, mais pas seulement : car quelque chose se fabrique à partir de l'humain, qui échappe à l'humain. Ici, le sentiment est d'autant plus fort que le film s'adresse clairement aux Européens. Certaines paroles ne sont prononcées que parce qu'elles seront expatriées.
On a l'impression de fantômes. L'usine comme un entre-monde pour les âmes damnées. L'impression aussi d'une mauvaise blague qu'on aurait faite à quelques humains. Sans cesse la question : qu'est-ce qu'ils font là ? La logique est aussi invisible que les patrons (dont on apprend qu'ils changent de chauffeur lorsqu'ils ne veulent pas être reconnus).
Quelques images : l'homme et la femme hurlant dans leur micro pour la nouvelle année ; le chef d'équipe qui arrive et distribue des cigarettes. Plus que des images, ce sont des scènes. Le film de Wang Bing sait condenser son propos sur quelques scènes où rien n'est dit, mais où tout se joue.
Alternance de plans contemplatifs et de scènes de cet ordre : situer le film à la fois dans l'espace et dans la durée. Mais plus on voit le lieu, moins où voit où on est. C'est pour ça qu'il m'est difficile de considérer ce film comme un cinéma de mémoire - au contraire, c'est un cinéma de la disparition, qui participe à la disparition, qui isole. Wang Bing définit une zone. On pense à Stalker.
Une seule réserve à l'issue de la première partie, ou plutôt un doute : sur la distance entretenue avec les personnages. Les films Medvedkine leur donnait le pouvoir - là, on les observe avec ce sentiment que c'est déjà trop tard. Chez Pedro Costa, autre chose se joue : il n'y a pas de pouvoir, mais il n'y pas de constat - il y a de l'amitié.
Rouille II
Filmer ce qui va disparaître, mais aussi filmer ce qui a déjà disparu. Lorsque le personnage s'adresse à Wang Bing et lui conseille de filmer cette usine car elle n'existera bientôt plus, on a le sentiment qu'elle n'existe déjà plus. Dès lors que l'on peut dire "demain c'est fini", c'est déjà fini.
Chaque plan diffuse le sentiment tragique d'un écart irrémédiable avec le monde. D'un éloignement. Ce sont des vies très concrètes dans des lieux qui se sont effondrés : on ne comprend pas comment ces vies peuvent revenir au monde (comment elles peuvent continuer sans ce lieu, hors de ce lieu).
Des hommes filmés dans des salles d'attente. Que sont ces lieux ? Des vestiaires, des salles de pause, des salles communes. Il y a les douches au bout du couloir. Un purgatoire, des prisons.
Un mouvement récurrent dans la façon qu'a Wang Bing de filmer : en arrêt, mouvement giratoire, choix d'une direction, avancée soudaine coupée avant qu'on en connaisse la destination (si destination il y a). De même, on voit des gens faire des choses et on ne sait pas où vont ces choses ni à quoi elles servent. Tout semble absurde. Pourquoi porter ces sacs, pourquoi inspecter ces plaques ? On ne voit que les toutes petites parties d'un très grand ensemble qu'un seul esprit ne peut concevoir.
Dans les usines fermées, désertes, les chemins qu'empruntent le cinéaste semblent aléatoires. Comment décrire ce qui a disparu ? Par la lumière d'abord. L'usine comme une cage de lumière, comme un abri. Par les souterrains ensuite. La privation de la lumière et l'humidité - dans l'air et dans le sang : le plomb. Ces hommes qui travaillent la matière sont travaillés par la matière.
Une fois les usines fermées et évacuées, on pense que c'est fini - mais non : l'hôpital pour un mois Sensation exacerbée de mortalité.
Quelques scènes : la prise de sang de l'homme au gros bras, le type à vélo sur la voie ferrée, le sérieux avec lequel on peut regarder un film porno en groupe, la partie de pèche, les commentaires sur la mort d'un des leurs.
Plusieurs pensées :
- pour Shimkent Hotel de Charles de Meaux, et sa façon de filmer les usines comme des monstres ;
- pour Grido de Pippo del Bono, lorsque Bobbo retrouve l'hôpital psychiatrique où il a vécu, et qui n'est plus qu'une ruine où subsistent quelques douches dégueulasses ;
- pour En avant jeunesse de Pedro Costa, pour la menace planant sur un lieu où l'on s'est incarné comme on a pu, pour les scènes du quotidien qui sont d'immenses filtres aux travers desquels on voit la totalité du monde (alors qu'on parle de biscuit, de seringue, ou de couche) ;
- pour la première scène de The world, de Jia Zhang-Ke, où une danseuse traverse un couloir et ouvre des portes à la recherche d'un sparadrap, qui donne cette même sensation du travail comme partie d'un tout inconcevable ;
- et pour 24 city bien sûr, qui me semble être une excroissance d'A l'ouest des rails.
Le titre de cette partie m'aurait semblé plus fort au pluriel. Rouilles I. Au singulier, il y a quelque chose de l'ordre du divin, ou du transcendantal, un peu à côté de ce que l'on voit.
On peut se demander si le cinéma n'a pas été créé spécialement pour enregistrer les fermetures d'usine. Un art à échelle industrielle, faisant fortune spirituelle des faillites matérielles. Sentiment paradoxal : plus la réalité est malheureuse, plus le film est joyeux. Le cinéma comme parasite, comme de gracieuses méduses entourant le destin de quelques humains menacés (sans participer à la menace, sans la repousser non plus - quand part le premier coup de poing, la caméra de Wang Bing s'affole, avance jusqu'au couloir, renonce à filmer la suite, mais ne recule pas pour autant, reste dans l'entre-deux).
La mémoire, oui, mais pas seulement : car quelque chose se fabrique à partir de l'humain, qui échappe à l'humain. Ici, le sentiment est d'autant plus fort que le film s'adresse clairement aux Européens. Certaines paroles ne sont prononcées que parce qu'elles seront expatriées.
On a l'impression de fantômes. L'usine comme un entre-monde pour les âmes damnées. L'impression aussi d'une mauvaise blague qu'on aurait faite à quelques humains. Sans cesse la question : qu'est-ce qu'ils font là ? La logique est aussi invisible que les patrons (dont on apprend qu'ils changent de chauffeur lorsqu'ils ne veulent pas être reconnus).
Quelques images : l'homme et la femme hurlant dans leur micro pour la nouvelle année ; le chef d'équipe qui arrive et distribue des cigarettes. Plus que des images, ce sont des scènes. Le film de Wang Bing sait condenser son propos sur quelques scènes où rien n'est dit, mais où tout se joue.
Alternance de plans contemplatifs et de scènes de cet ordre : situer le film à la fois dans l'espace et dans la durée. Mais plus on voit le lieu, moins où voit où on est. C'est pour ça qu'il m'est difficile de considérer ce film comme un cinéma de mémoire - au contraire, c'est un cinéma de la disparition, qui participe à la disparition, qui isole. Wang Bing définit une zone. On pense à Stalker.
Une seule réserve à l'issue de la première partie, ou plutôt un doute : sur la distance entretenue avec les personnages. Les films Medvedkine leur donnait le pouvoir - là, on les observe avec ce sentiment que c'est déjà trop tard. Chez Pedro Costa, autre chose se joue : il n'y a pas de pouvoir, mais il n'y pas de constat - il y a de l'amitié.
Rouille II
Filmer ce qui va disparaître, mais aussi filmer ce qui a déjà disparu. Lorsque le personnage s'adresse à Wang Bing et lui conseille de filmer cette usine car elle n'existera bientôt plus, on a le sentiment qu'elle n'existe déjà plus. Dès lors que l'on peut dire "demain c'est fini", c'est déjà fini.
Chaque plan diffuse le sentiment tragique d'un écart irrémédiable avec le monde. D'un éloignement. Ce sont des vies très concrètes dans des lieux qui se sont effondrés : on ne comprend pas comment ces vies peuvent revenir au monde (comment elles peuvent continuer sans ce lieu, hors de ce lieu).
Des hommes filmés dans des salles d'attente. Que sont ces lieux ? Des vestiaires, des salles de pause, des salles communes. Il y a les douches au bout du couloir. Un purgatoire, des prisons.
Un mouvement récurrent dans la façon qu'a Wang Bing de filmer : en arrêt, mouvement giratoire, choix d'une direction, avancée soudaine coupée avant qu'on en connaisse la destination (si destination il y a). De même, on voit des gens faire des choses et on ne sait pas où vont ces choses ni à quoi elles servent. Tout semble absurde. Pourquoi porter ces sacs, pourquoi inspecter ces plaques ? On ne voit que les toutes petites parties d'un très grand ensemble qu'un seul esprit ne peut concevoir.
Dans les usines fermées, désertes, les chemins qu'empruntent le cinéaste semblent aléatoires. Comment décrire ce qui a disparu ? Par la lumière d'abord. L'usine comme une cage de lumière, comme un abri. Par les souterrains ensuite. La privation de la lumière et l'humidité - dans l'air et dans le sang : le plomb. Ces hommes qui travaillent la matière sont travaillés par la matière.
Une fois les usines fermées et évacuées, on pense que c'est fini - mais non : l'hôpital pour un mois Sensation exacerbée de mortalité.
Quelques scènes : la prise de sang de l'homme au gros bras, le type à vélo sur la voie ferrée, le sérieux avec lequel on peut regarder un film porno en groupe, la partie de pèche, les commentaires sur la mort d'un des leurs.
Plusieurs pensées :
- pour Shimkent Hotel de Charles de Meaux, et sa façon de filmer les usines comme des monstres ;
- pour Grido de Pippo del Bono, lorsque Bobbo retrouve l'hôpital psychiatrique où il a vécu, et qui n'est plus qu'une ruine où subsistent quelques douches dégueulasses ;
- pour En avant jeunesse de Pedro Costa, pour la menace planant sur un lieu où l'on s'est incarné comme on a pu, pour les scènes du quotidien qui sont d'immenses filtres aux travers desquels on voit la totalité du monde (alors qu'on parle de biscuit, de seringue, ou de couche) ;
- pour la première scène de The world, de Jia Zhang-Ke, où une danseuse traverse un couloir et ouvre des portes à la recherche d'un sparadrap, qui donne cette même sensation du travail comme partie d'un tout inconcevable ;
- et pour 24 city bien sûr, qui me semble être une excroissance d'A l'ouest des rails.
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