Landscape Suicide est construit sur la logique du double : deux faits divers (Bernadette Protti, adolescente qui en assassina une autre, et Ed Gein, qui inspira Hitchcock pour le personnage de Norman Bates), deux lieux (Orinda en Californie pour Protti, Plainfield au Wisconsin pour Gein), deux temps (1984 et 1957), deux saisons (l’été et l’hiver), deux mots inscrits sur des cartons (« pain » et « place », douleur et lieu), et à chaque fois un acteur interprétant le rôle du meurtrier lors de sa déposition devant la police (deux interprétations confondantes, hilarantes et effroyables, où l’on entre dans la logique d’une parole dissimulatrice et psychotique avec une évidence déconcertante).
Cette dualité s’inscrit au cœur du film : Benning sépare, ou plutôt montre à quel point sont séparés, inaliénables, récit des faits et paysages où ils ont eu lieu. Dans le premier cas, Benning commence par la déposition de Bernadette Protti, puis filme l’été dans une petite ville californienne. Dans le deuxième, ce sont d’abord les paysages hivernaux du Wisconsin, et ensuite la déposition de Gein. Le cinéaste dépèce un genre cinématographique : le thriller psychologique – à l’image de ce dernier plan saisissant où un cerf mort est éventré, organes arrachés, et ne restent plus que les os et la peau tandis qu’un tas de boyaux s’égoutte dans la neige.
Ce sont aussi les deux premiers plans du film qui annoncent la structure en miroir de l’ensemble : d’abord, une joueuse de tennis répétant son service, lançant balle après balle, toujours de la même façon, avec à chaque fois le bruit de la balle qui éclate et le souffle de la joueuse qui se transforme en cri ; ensuite, le contrechamp sur les balles qui s’accumulent de l’autre côté du filet. L’acte et ses répercussions sur le paysage, dissociés.
Le travail sur le son est particulièrement remarquable. Lors de la déposition de Bernadette Protti, on entend une machine à écrire. Lorsque Bernadette Protti se lève et quitte l’écran pour aller aux toilettes, la machine à écrire continue. De même, lors de la déposition de Ed Gein, on entend le sifflet d’une bouilloire, et des coups métalliques portés sans régularité. Là encore, impossible de faire se rejoindre, de façon réaliste, deux données, l’image et le son.
Dans les plans sur les deux villes, il y a quelque chose de frappant : les êtres humains semblent se cacher. On entend une chanson de Michael Jackson, une messe, des enfants qui jouent, des voitures qui démarrent, mais on ne voit rien. Rien qui bouge. Comme si toutes ces musiques faisaient tourner un monde mort. Soudain, on aperçoit un homme en train de courir. Sans doute est-ce un joggeur, mais on pourrait croire qu’il s’enfuit. Benning filme les façades, et la honte, inscrite en creux dans le paysage, derrière lequel une poignée d’êtres humains se protègent de quelque chose. Le mal est de l’ordre de l’impensable.
Deux séquences extraordinaires tentent de montrer l’envers de ces façades : une jeune fille sur un lit, au téléphone, entourée de coussins et de peluches, dont la conversation est couverte par une chanson se répétant sans cesse ; une femme au foyer dansant de façon hypnotique dans un univers de papier peint et de canapés. Deux clichés capitalistes, l’enfant choyé et la femme épanouie à la maison, qui se retrouvent broyés dans des scènes trop longues, dévitalisés, irréels. Je ne sais pas si David Lynch a vu Landscape Suicide, mais ces deux séquences ont quelque chose à voir avec Twin Peaks.
Landscape Suicide est un film qui ressemble à un plan de 13 lakes. Un meurtre, se reflétant dans un autre, et créant à la fois une rime et un infini – un inconnaissable.
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