Qu'est-ce qui déclenche, chez James Benning, le moment de filmer, et, plus largement, pour nous qui ne filmons pas, le moment de voir ?
Qu'est-ce qui change le regard en vision ?
Les films de James Benning nous mettent dans la position de celui qui voit.
Premier lac.
Montagne et soleil levant, neiges au flanc.
Eau grise avec des reflets roux.
L'infini mouvement de l’eau, contre la fixité du paysage.
Ciel bleu sans atermoiements.
L’expression d’un matin.
Les montagnes roussissent.
Et finalement ce sont elles qui changent le plus vite.
Elles, plus que le lac.
Elles, immobiles mais prises dans l’irrémédiable de la lumière.
Plus que le lac, toujours mouvant, mais d’un mouvement toujours semblable.
Blanc gris.
Formes au loin qu’on prendrait pour des îles, taches minuscules qu’on pourrait croire au bord de l’œil.
Le ciel chargé, la pluie, légère, à la surface du lac.
On ne devine pas l’horizon, pas clairement tracé.
Et le ciel dans le lac devient de la lumière.
La pluie : des trous dans l’eau.
Porosité d’une surface toujours réparée.
Si ridé de vagues qu’il fait dunes de désert.
Jet-skis au loin traçant des lignes.
Lignes dans l’eau et dans le bruit.
L’eau est si claire qu’on voit les algues au fond.
Toute une tribu qui semble dériver sans racine, spectatrices de la course des jet-skis.
L’humain dans le paysage : un point.
Et, si vitesse, si action, une ligne.
L’humain ne fait pas plan.
Il trace.
Et couvre par le bruit l’immensité.
Berce la glace qu’il vient de briser.
Mille morceaux qui n’ont été qu’un.
Leur présence solide sur l’eau nous donne à voir la respiration du lac.
Un poumon.
Comment la vague qui vient s’étouffe sous les morceaux de glace.
La glace se tient au bord – au-delà, l’eau est libre.
Une jetée au loin, un bateau qui s’en va.
On regarde le bateau.
On lui invente une destination.
Un chalutier ?
Une fonction.
Ce ne sont pas des questions qu'on pose à un lac.
Un lac : l’équilibre d’une platitude.
Toujours remise en jeu, jamais parfaitement plate, mais ne cherchant que ça.
Un lac toujours en révision.
Une épure.
Rien sur l’eau rien dans le ciel.
Pure lumière.
Vagues rares.
Sifflets d’oiseaux stridents.
Ligne de l’horizon : cet entre-monde.
En désordre.
Transpercé d’herbes, de rochers.
Perd sa qualité plane, devient marais.
Et le ciel lui-même, zébré de nuages.
L’horizon protégé par la nature.
L’espace n’est pas la nature.
Le bruit d’un passage à niveau.
Un train.
Passage de ce train qu’on ne voit pas.
Première fois qu’on imagine un envers à l’image.
Le regard rétroverse.
Que voyons-nous ? Et d’où le voyons-nous ? Depuis quel point ?
Sous un ciel chargé, traversé de rayons de lumière.
Une eau brune mouvementée.
Entre le lac et la couverture des nuages, il y a un interstice où le vent, que la vision ne matérialise pas en tant que vent, s’engouffre.
Et le vent fait glisser les nuages, fait glisser l’eau.
Bruits d’un orage.
Rideaux de pluie, au loin.
Ici, pour l’instant, tout est presque calme – si ce n’est cette vitesse, suspecte, du ciel et de l’eau.
On sait ce qui vient.
Eau grise et ciel laiteux.
Un pont en diagonale, barrant l’horizon, où des voitures circulent, qu’on n’entend pas.
On entend les vagues.
On devine la rive.
Un lac banal et sans limite, pacifié, dressé.
Ca n’a plus rien d’un paysage.
Ca n’a plus rien d’une vision.
C’est une carte où circuler.
Idylle.
Une île à l’horizon.
Gonflée comme un bouton, comme un rêve.
Et d’incessants oiseaux de passage.
Une île posée sur la ligne de l’horizon.
Qui dit l’ailleurs, le rêve de loin, la possibilité d’autre.
Ce lac est un miroir tordant ce qui se passe en haut.
Ce qui se passe d’immobile en haut.
A l’horizon brume et eau blanche se confondent.
On ne voit pas de ligne, mais un espace.
Cette île figure le plus loin que nous puissions voir.
Elle occupe cette place, dans notre regard qui cherche toujours la limite, toujours le fond.
En tourment polaire.
Montagnes enneigées au loin.
Ciel chargé de nuages indistincts.
Et le vent qui vient de derrière la vision, légèrement de travers, se chargeant de l’eau du lac et la redistribuant à sa surface.
Le vent rase le lac, le vent couteau.
L’eau au loin, plus bleue que le ciel, bleu pétrole d’un lagon.
Ce bleu-là dit froid, l’œil le sait.
Dit très froid ou très chaud.
De toute façon, dit l’excès.
Entouré des mesas des westerns.
La terre orange et le ciel bleu.
Les couleurs franches et sauvages de ce coin-là du monde.
Couleurs sans mélancolie.
Pas un arbre.
Rien que cette terre solaire.
Le lac et l’aridité, ensemble.
Et soudain le passage d’un bateau de tourisme.
On pensait voir surgir coyotes ou cow-boys, mais non.
On n’est pas seul à voir ce lieu qui semble si étranger.
Puis on rejoint les vagues, que le passage du bateau a créées.
La terre flamboie tandis que l’eau noircit.
Soleil ras et couchant – mais l’espace est si vaste et si nu qu’il semble ne pas pouvoir disparaître.
Un pur miroir.
Sans ride.
Reflète exactement couleurs et formes.
Nuages, arbres et parois rocheuses.
Symétrie exacte.
Quelque chose d’irréel.
Le lac devient un lieu qui ne dit rien de lui.
Qui dit ce qui l’entoure sans déformer.
Arrêtant les choses à sa stricte surface.
Des bruits de tirs au loin, et leurs échos – tout est doublé ici, images et même sons.
Des tirs, comme si les chasseurs gardaient le secret de ce lac impassible.
On n’a pas d’autres mots qu’humains pour décrire ce lac - impassible, c'est tout ce qu'on a trouvé.
Il faut dire qu’on n’est pas lac.
Qu’on ne sait pas faire surface à l’exact reflet, trop occupés à tordre tout ce qui nous vient.
A tout laisser nous traverser.
Une eau noire agitée.
Les sacs plastiques de E la nave va.
Mouvement continu, effréné des vagues.
Et le ciel blanc.
Le lac est agité mais le ciel stable.
Les nuages tiennent leur rôle de couvercle.
Une image sans accord.
On pourrait tracer à la règle l’horizon.
Deux natures contraires qui s’opposent, et ne se renvoient rien.
N’échangent rien que leur opposition.
Rien que leur différence.
Se limitant l’une l’autre.
Définissant.
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