Pourquoi s’arrêter là ? Pourquoi choisir ce mur, cette maison, ce tas de ferrailles ? La raison est souvent plastique. Des couleurs des bâtiments et de leurs formes, naît une géométrie que le cadre cinématographique synthétise en plan. One Way Boogie Woogie est bien plus qu’un clin d’œil au Broadway Boogie Woogie de Piet Mondrian.
Slapsticks aussi, parce que Benning cherche à ce qu’il se passe quelque chose dans la minute de chacun des plans de son film : c’est l’irruption d’un enfant, c’est une bouteille qui vient se briser contre un tas de briques, c’est une voiture qui freine brusquement et dont le klaxon ne s’interrompt plus… Le cinéaste met en scène l’inattendu : des premières secondes méditatives surgit nécessairement une fulgurance, une épiphanie qui vient clore le plan.
On voit alors beaucoup de femmes et d’enfants, qui sont autant de créatures naissant à la vision. Quelques machines aussi, plus monstrueuses. Et le surgissement d’une violence, latente, à chaque plan. Des effets de lumière, des assombrissements soudains, des transparences inattendues au passage d’une voiture. Tout participe à saisir cette violence. Le son aussi, n’annonçant pas l’image, mais l’invitant à se transformer : ainsi face à un tas de gravier entend-on le bruit d’un train, et le spectateur pense qu’un train va traverser le plan, mais il voit un enfant traînant derrière lui un jouet à roulettes. Il s’agit donc de filmer le paysage, mais aussi d’incarner par des figures marquantes ce qui le traverse.
James Benning, dans cette captation d’une réalité non seulement cadrée mais aussi mise en scène, habillée, illustrée, dit quelque chose de Milwaukee bien sûr, mais aussi des années 70 et de lui-même dans ces années : on sent son désir de jeune homme, on sent son humour, son envie de ne pas passer inaperçu, de proposer un cinéma à la fois moderne et lisible par tous, radical et séduisant. Il y a là, avec le monde filmé, un rapport d’affrontement, acerbe et politique, où la partie peut encore être gagnée.
One Way Boogie Woogie 27 years later est, comme le titre l’indique, le même film, 27 ans plus tard. Benning reprend plan par plan son film de 1977 en 2004. Et ce qui se produit est sidérant. Ce sont deux époques en duel, années 70 contre années 00, un jeu des sept anomalies mélancolique et grinçant.
Le paysage a changé, la région semble avoir été désertée, les maisons abattues, le drapeau américain est devenu mité. Au premier plan, au lieu du surgissement d’un enfant, c’est un jeune homme qui court et regarde derrière lui – on imagine qu’il a volé quelque chose. Au deuxième plan, au lieu d’une sirène, une vieille peau. Et ainsi de suite. Au lieu d’un Mondrian, un portrait de chien. Le paysage est aussi devenu beaucoup moins rouge...
Benning a conservé la bande-son des plans de 1977 pour l’imposer à ceux de 2004. C’est pour le spectateur un repère. Où l’on entendait des oiseaux dans un arbre, on voit un terrain vague ras. Où les voitures ne cessaient de passer, c’est une rue déserte, une rue de ville abandonnée. Le son correspond tellement peu à ce que nous voyons qu’il finit par créer l’illusion d’un hors-champ – mais ce n’est pas un hors-champ spatial, c’est un hors-champ temporel. Un hors-champ de 27 ans, comme un fantôme, comme le passé en surimpression.
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