mardi 19 octobre 2010

La femme aux 5 éléphants - Die Frau mit den 5 Elefanten - Vadim Jendreyko

La femme aux 5 éléphants est un portrait de Svetlana Geier, responsable des nouvelles traductions de Dostoïevski en allemand. On la voit au travail, avec la dame qui vient chaque matin chez elle pour taper à la machine ce que Svetlana lui dicte, puis avec le chanteur qui vient lire et remettre en question chaque détail, chaque virgule : un ange dévoué, et un tortionnaire qui ne l'est pas moins. Soit deux temps de la création personnifiés : la pratique, et la critique. Autrement dit, deux jambes, qui font avancer loin, et vite.
Le cinéaste prend le temps de montrer ces échanges, même si nous ne savons pas de quel passage ni de quel livre il est question, pariant sur le fait que traduire est un phénomène cinématographique bien plus intéressant que l'objet traduit en lui-même. Misant donc sur un angle très étroit mais précis, pour dire la substance d'un travail dans sa globalité.
Une seule séance. Après cela, un incident survient dans la famille de Svetlana. Son fils a eu un accident, il est à l'hôpital, hémiplégique. Elle interrompt ses traductions, ses cours à l'université, tout ce qui faisait sa vie, pour préparer à manger pour son fils et le lui porter. Le cinéaste aurait pu s'éclipser, attendre pudiquement que la femme redevienne traductrice, mais il reste. Il reste parce qu'il s'aperçoit que tout, dans la vie de Svetlana Geier, est une traduction.

A l'origine, il y a l'histoire d'un père qu'elle n'a pas entendue. Le père de Svetlana est sorti du goulag après dix-huit mois d'emprisonnement. Sa femme et sa fille le conduisent à la datcha, où il mourra six mois plus tard. Il dit : "je vais vous raconter ce qu'il s'est passé, mais ne me demandez jamais rien." Et il raconte. Mais Svetlana n'entend pas. Elle a alors seize ans. Sa mère part travailler tous les matins. Et tous les jours elle nourrit son père qui a l'estomac perforé. Son fils est dans la même situation, et c'est sans doute pour cela que ce souvenir resurgit. Et dans les mots non-entendus du père, il y a le mystère d'une langue qui échappe, qui ne dira jamais toute la vérité - il y a très certainement la clef d'une vocation. Traduire sans regarder le texte, la tête haute, c'est ce qu'un professeur lui apprendra : "la traduction n'est pas un ver qui rampe de gauche à droite sur les pages d'un livre". Il faut lire, relever la tête, et trouver la phrase juste. Il faut se détacher des mots, pour vraiment entendre.

Tout est ainsi, pour Svetlana Geier : couper un oignon, c'est parler de la phrase dostoïevskienne, sans centre, contenant toujours en elle la phrase à venir ; une nappe brodée, et c'est l'occasion d'expliquer les similitudes, non seulement étymologiques mais aussi philosophiques, entre texte et textile. Le cinéaste Vadim Jendreyko saisit et colle entre elles chacune de ces illuminations, langagières et concrètes.

Le film, qui aurait pu se contenter d'être le portrait simple et rigoureux d'une femme au travail, devient alors un voyage bouleversant de retour au pays natal, l'Ukraine, que la traductrice a fui pendant la seconde guerre mondiale, et dans lequel elle n'était jamais revenue. Elle fait ce voyage avec sa petite-fille. Ce sont deux femmes ensemble dans des trains et des paysages enneigés, tachant de retrouver les traces de leur passé. Et ce n'est plus seulement un portrait, mais une histoire du XXème siècle qui se dessine. L'extermination des 30000 juifs de Kiev, l'oppression stalinienne, le régime nazi - Svetlana Geier passe par toutes ces épreuves, et chacune d'elles imprègne la sagesse de cette femme et son travail sur les livres de Dostoïevski.
On sort du film remué, espérant nous aussi trouver "ce poisson qu'on sera le seul à comprendre, contre toutes les lois de la nature et de la science".

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