En regardant la série Twin
Peaks ces derniers jours, il m'est apparu assez clairement qu'il y avait un
grand nombre de liens entre le cinéma de David Lynch et la philosophie de
Spinoza.
La série commence avec la découverte d'un corps dans le
paysage : Laura Palmer sur le rivage, morte, enroulée dans une bâche en
plastique. Son visage fait irruption, bleuté, humide - c'est moins sa mort que
nous voyons que sa beauté. La mort est seconde, le corps est premier. Le
paradoxe est cinématographique : en même temps que nous voyons un cadavre, nous
découvrons un corps. Qu'il soit inanimé importe peu. Sa photogénie le ravive.
La mort - au cinéma - n'existe pas ; on ne peut en effet parler qu'en termes
d'apparition et de disparition, et outre la prégnance du visage de Laura, les
épisodes suivants n'auront de cesse de la faire réapparaître, à travers les
photographies du passé, son journal intime, les récits de ceux qui l’ont
connue, les rêves de l’agent Cooper dans lesquels elle apparaîtra, ou son sosie
qui surgira (la même actrice endossant le rôle de sa cousine).
L’univers de Twin
Peaks multiplie les figures proches du cliché (la famille, l’adolescence,
la passion, le pouvoir, l’amitié) que la musique entêtante d’Angelo Badalamenti
enrobe d’affects dégoulinants (c’est le côté Dallas de la série), et la mort de Laura Palmer n’échappe pas au
drame attendu ; le scénario est l’enquête sur cette mort et la revue faite de toutes les personnes liées à la victime – peu à peu
tout ce que nous tenions pour absurde ou sans cause prendra sens, comme cette
femme borgne ouvrant et fermant des rideaux rouges, et tout ce qui était mièvre
se chargera d’une complexité qui le transfigurera (le meurtre d’une adolescente
aimée et respectée de tous était peut-être aussi celui d’une prostituée cocaïnomane) ;
le cinéma, quant à lui, par la puissance de l’image, annule cette mort et en
fait une présence, une vision de
l’essence singulière d’un visage, qui, par la dimension feuilletonesque à
l’oeuvre, nous apparaît dans ce qui semble être sa totalité. Il y a ainsi trois
niveaux de perception, qui sont comme les trois genres de connaissance de Spinoza.
Le premier genre de connaissance, selon L’éthique, se construit « à partir des signes, par exemple de
ce que, ayant entendu ou lu certains mots, nous nous souvenons de choses, et en
formons certaines idées semblables à celles par le moyen desquelles nous
imaginons les choses ». Ainsi dit-on « Laura Palmer is dead » (comme
au début de Lost Highway nous entendons
« Dick Laurent is dead ») et nous attribuons, au visage de Laura,
l’idée de la mort. Le spectateur sait bien que le visage qu’il voit n’est pas
celui d’une morte, mais celui d’une actrice fermant les yeux. Aussi est-il
appelé à s’en persuader, à imaginer
cette mort.
Le second genre se définit par les notions communes. Il ne s’agit plus, comme le fait Andy, l’adjoint
du shérif, de sangloter en prenant des photographies du cadavre (autrement dit
d’être affecté par l’idée de la mort,
sujet à la passion triste qu’elle
inspire). Si l’on veut accéder à l’idée
adéquate d’une chose, il faut rompre avec le premier genre de connaissance.
Laura Palmer a été assassinée, mais c’est son existence qui demeure mystérieuse
et qu’il faut comprendre en la recomposant (le film va, non pas suivre le
principe naturel de décomposition du cadavre, mais au contraire offrir à Laura Palmer une forme de régénérescence).
Le second genre de connaissance est celui qui vient lier les idées adéquates entre elles, en
composant une chaîne logique, rationnelle, dirigée vers les causes de
l’événement.
Le troisième genre découle du second. Il est le plus
complexe et le plus joyeux. Il n’est pas seulement une compréhension par la démonstration, bien que
la compréhension soit nécessaire à son avènement, mais il est une saisie, une
vision. Gilles Deleuze, dans son essai sur Spinoza, l’exprime en ces
termes : « saisir la puissance du corps au-delà des conditions
données de notre connaissance, (…) saisir la puissance de l’esprit au-delà des
conditions données de notre conscience ». L’agent du FBI Dale Cooper, en
charge de l’enquête au sujet du meurtre de Laura Palmer, atteindra cette
faculté de perception lors d’un rêve dans le deuxième épisode, qui n’aura nulle
valeur de transcendance, mais au contraire d’acuité et de clairvoyance. Une histoire "au-delà du feu, bien que peu de gens puissent comprendre cela", annonce la femme à la bûche dans ce qui deviendra un rituel : l'ouverture de chaque épisode par une adresse au spectateur, face caméra.
"C'est l'histoire d'un grand nombre de gens, mais elle commence avec une personne, et je la connaissais. Celle qui conduit à tous les autres - the one leading to the many - s'appelle Laura Palmer." On aurait pu traduire par "l'une conduisant au multiple", ou "le singulier menant à l'infini".
"C'est l'histoire d'un grand nombre de gens, mais elle commence avec une personne, et je la connaissais. Celle qui conduit à tous les autres - the one leading to the many - s'appelle Laura Palmer." On aurait pu traduire par "l'une conduisant au multiple", ou "le singulier menant à l'infini".
Spinoza explique dans son Court traité que « ce n’est pas nous qui affirmons ou nions
jamais rien d’une chose, mais c’est elle-même qui en nous affirme ou nie
quelque chose d’elle-même. » La mort de Laura Palmer agit ainsi pour tous
les personnages de la série. A son annonce, une jeune fille crie dans la cour
du lycée, le cri parvient dans une salle de classe, un élève brise son stylo,
une autre murmure « Laura » : tout le monde, sans encore savoir,
comprend qu’une partie du monde a été retranchée. Et tout ce que la vie de
Laura brassait d’amitiés, d’amours ou de rivalités se révèle, comme une grande
chaîne d’affects et de causes.
David Lynch utilise la dimension feuilletonnesque de la
série télévisée pour contourner la loi du face-à-face propre aux films de
cinéma. Au lieu des duos imposés, c’est un véritable étoilement qu’il
construit, une toile – à la manière de ces araignées que Spinoza observait. Du
portrait de Laura à l’école on passe au portrait de Laura chez elle :
c’est un même visage qui nous fait accéder à deux mondes séparés. Avec elle, tout
est en regard. Laura Palmer est le contre-champ d’un ensemble d’espaces
disjoints qui par l’événement de sa mort se trouvent réunis (ou du moins
l’événement de sa mort révèle-t-il tous les liens entre ces espaces qui
s’ignoraient, tous les passages d'un monde à l'autre). En zoomant sur l’œil de Laura dans une vidéo ancienne, l’agent
Cooper voit une moto s’y refléter. Cette moto est celle de James, son amant
secret. L’œil de Laura est comme l’oreille de Blue Velvet : une partie d’un tout où le tout se révèle, et où
le tout ne se limite pas seulement au corps à laquelle cette partie était rattachée, mais s'avère être un monde très vaste.
Le deuil n’est pas personnel, il n’est pas même purement
humain, il est politique et cosmique. Quelque chose fait défaut dans l’ordre du
monde et dans la conception que les personnages en ont : il leur faut voir plus
loin, plus largement, pour comprendre ce que ce manque révèle de liens
insoupçonnés et d’aveuglements. Plus ils verront Laura dans ce que sa vie avait
de singulier, plus ils connaîtront largement le monde. Les valeurs universelles
à partir desquelles le second genre de connaissance s’élabore sont nécessaires,
mais elles ne peuvent constituer qu’une étape. De l’universel vient la
possibilité de comprendre le singulier, et du singulier surgit le divin (la substance divine, cause et principe de toute chose, ainsi que cause d'elle-même). La
beauté de Laura est divine, en ce sens qu’elle est la clef ouvrant à une
perception du monde dans sa totalité et sa simplicité, abolissant les idées
inadéquates et s’affranchissant des passions, pour atteindre à une forme de
vérité incontestable et de laquelle rien ne peut être retranché - mathématiquement, on parlerait de plus petit dénominateur commun.
Twin Peaks va contre le premier genre de connaissance, en faisant de la mort un début. Très vite, on comprend que la mort est, cinématographiquement parlant, une idée inadéquate, un leurre : la mort est une apparition depuis laquelle se ramifient toutes sortes de raisons et de visions.
Lien vers l'épisode suivant.
Twin Peaks va contre le premier genre de connaissance, en faisant de la mort un début. Très vite, on comprend que la mort est, cinématographiquement parlant, une idée inadéquate, un leurre : la mort est une apparition depuis laquelle se ramifient toutes sortes de raisons et de visions.
Lien vers l'épisode suivant.
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