Dans Moonrise Kingdom,
Wes Anderson règle dès les premières scènes la question qui animait jusqu'alors
tous ses films, à savoir celle du plan comme écosystème. Le plan, aux limites
précises, souvent sans hors-champ, était à chaque fois une tentative de représentation
du monde en miniature, ou la cartographie d'un être et de ce qui le relie à
l'univers (qu'on pense aux plans en coupe du bateau de Steve Zissou, à la maison de poupées des Tenenbaum, ou aux cartes postales indiennes du Darjeeling Limited). Quelques travellings suffisent ici à décrire
la maison de l'héroïne et comment elle y circule, à quels objets elle
s'attache, et quel lien elle entretient avec chacun des individus qui peuplent
ce lieu en même temps qu'elle : un tourne-disque, un chaton dans un panier, une
place à part sur une banquette près d'une fenêtre, tout est dit. Une paire de
jumelles qu'elle tient tournée en permanence vers le dehors suffit à nous faire
sentir la menace proche de se réaliser : ce monde ne la satisfait pas. Si ses
trois frères autour du tourne-disque apprennent à écouter, elle apprend à
regarder, et elle voit le mensonge à l'oeuvre : sa mère en aime un autre.
Il en va de même pour le camp scout où évolue le héros.
Chacun a une fonction dans la communauté que le chef scout évalue à l’aune de
principes rigides et désuets, et chacun a sa chaise autour de la longue table
du petit-déjeuner, mais lui, il n'y est déjà plus. Il a découpé une issue dans
la toile de sa tente, il a dissimulé le trou avec une carte de l'île, et il est
parti avec son chapeau à queue de castor et sa pipe. Cette image d'une fuite
dissimulée par un plan a tout l'air d'un manifeste : les surfaces polies
des films précédents masquaient mal les désirs d’évasion des héros, et si les
plans étaient parfaits, ils étaient aussi de parfaites prisons. Enfin Wes
Anderson donne à ses surfaces des profondeurs secrètes, qui ne sont plus
seulement mélancoliques, animées par de vagues regrets qu’une scène de
réconciliation suffirait à faire disparaître. L'image n'aspire plus à faire
tenir ensemble tous ses composants dissemblables. Le but n’est plus l’unité,
mais l’autre. Sortir du plan par le fond est devenu une option envisageable. La
mélancolie est l’apanage des adultes, qui ont tous l’air tristes et fatigués,
tous gâchés ; les héros, eux, qui ont dix ans, vont tout faire sauter,
aidés par une tempête shakespearienne dont l’intensité n’a d’égale que l’amour
qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Puisqu'ils ne parviennent pas à se faire entendre du monde, ils échapperont à son regard, jouant solo, et ne réintégreront l'orchestre que quand celui-ci leur prêtera un peu plus d'attention.
Tout se passe comme si Wes Anderson abandonnait la
composition (dont le plus grand danger est l’inertie) au profit d'un mouvement
nouveau, celui de la fuite, ou, plus précisément, du transport. Le train indien
de Darjeeling ne brassait que des
souvenirs, le bateau de Zissou était
le lieu de recomposition d'une famille éclatée, les deux jeunes protagonistes
de Moonrise Kingdom ont décidé de
tout réinventer, même s’ils viennent chargés de livres et de techniques de
survie. C'est ce qui fait la beauté du film et l'émerveillement qu'il suscite.
La séquence sur la plage est parmi les plus belles de ce cinéma : on
plonge dans l’eau froide, on se perce les oreilles à vif, on se french-kiss et
on danse – des petits corps s’inventent, plus beaux que les grands, pas parce
qu’ils les miment mais parce qu’ils pensent aux corps qu’ils vont devenir et
qui ne ressembleront à rien de ce qu’ils connaissent. Le sublime se crée sous
nos yeux. La grande force du film est de ne jamais mettre en doute ou
ridiculiser l’amour que les deux enfants se portent, et, au contraire, d’en
faire quelque chose d’immense, d’inconcevable, et de destructeur pour ceux qui
ne veulent pas essayer de le concevoir (on pense un peu, parfois, à la Swedish Love Story de Roy Andersson). Le
plus troublant est que l’amour finit par vaincre toute la rigidité du
monde : les scouts, qui n’aimaient pas le garçon, décident d’aider les
amoureux, le shérif s’émeut, et l’aventure, d’individuelle, devient collective
– de fugue devient symphonie. La naïveté du propos, exprimé avec violence,
rage, et insistance, rend chacune des images de ce film absolument cristalline,
c’est-à-dire à la fois fragile et transparente, démunie, tremblante. Wes
Anderson a atteint, je crois, avec Moonrise
Kingdom, à une certaine qualité vibratoire, quasi-mélodique.
1 commentaire:
Je fonce le voir! MERCI pour ces instants de lecture (délicieux instants!!)
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