« Il y a des raisons à toute chose », dit la femme
à la bûche, en spinoziste convaincue, dans l’introduction du premier épisode de
la première saison de Twin Peaks. « Ces
raisons peuvent même expliquer l’absurde », poursuit-elle. L’absurde :
une bûche entre les bras d’une femme portant des lunettes et s’adressant au
spectateur. On ne doute pas que la femme à la bûche soit myope et que, par
conséquent, elle ait besoin de ses lunettes – d’ailleurs, on ne l’appelle pas
la femme à lunettes. On ne comprend pas, en revanche, qu’elle tienne sa bûche
comme un nourrisson alors que sa bûche n’est, selon toute vraisemblance, pas un
nourrisson. Mais la vraisemblance des images ne prouve en rien que celles-ci
soient vraies ; de même, l’invraisemblable n’est qu’une opinion a-priori
tendant à rejeter la chose vue plutôt que de la comprendre. Il se peut que la
bûche soit véritablement l’enfant de la femme à la bûche – dès lors on
comprendrait et on accepterait le lien unissant ces deux corps. Il se peut aussi
que la femme à la bûche ait une vue parfaite et que porter des lunettes ne soit
rien d’autre qu’une façon de se moquer de nous. L’absurde est une morale, et,
comme le dit Deleuze expliquant la philosophie de Spinoza : « parce
que la conscience est essentiellement ignorante, parce qu’elle ignore l’ordre
des causes et des lois, des rapports et de leurs compositions, parce qu’elle se
contente d’en attendre et d’en recueillir l’effet, elle méconnaît toute la Nature. Or, il suffit de ne pas
comprendre pour moraliser. » Facile donc de faire du cinéma le royaume de
l’absurde : il suffit de mettre en rapport des choses sans expliquer ce
qui les lie, par exemple une femme et une bûche. Ce n’est pas du tout,
contrairement à ce qu’on pense communément, l’intention de David Lynch. Si le
cinéaste représente l’absurde, il s’en empare comme si c’était une matière où
la pensée peut s’exercer, où l’entendement peut petit à petit dénouer le
gratuit du nécessaire. Le personnage de Dale Cooper en est la preuve incarnée.
Que sait-on de Dale Cooper ? Il est agent du FBI, il
vient d’ailleurs, il enregistre pour une certaine Diane des messages sur son
dictaphone la tenant informée de ses faits et gestes (Diane est le hors-champ
absolu de Twin Peaks : on ne la
verra jamais), il a de l’appétit pour les tartes et un goût prononcé pour le
café noir, et il aime l’odeur des arbres de la région. D’ailleurs, il ne se
contente pas d’aimer leur odeur, il veut aussi connaître leur nom. Cela lui
importe tout autant que de savoir qui a tué Laura Palmer. Il n’y a pas, chez
Cooper, une échelle de gravité dans les informations qui lui parviennent. Il
n’y a pas de valeur, il n’y a que la nécessité de faire des liens, de donner un
nom à une odeur, de déceler l’amour unissant le shérif à Josie, de comprendre
pourquoi une jeune fille si belle a été assassinée.
L’agent du FBI ne cesse de dépasser ses affections pour
accéder à la connaissance de ce qui les crée. La connaissance des causes permet
d’agir, en rejetant ou en adoptant les idées générales qu’elles enveloppent. L’arrivée
de Dale Cooper à Twin Peaks est une bouffée d’air frais, tout le monde
s’entiche de lui, de cette sympathie qu’il inspire, de son enthousiasme scoot
mais franc éclatant au milieu du drame dans lequel chacun est plongé. Aussi semble-t-il
animé de passions joyeuses, actives, quand tout le monde est sous le joug d’affects
tristes et d’idées inadéquates. Il est l’homme spinoziste par excellence.
Spinoza ouvre la troisième partie de L’éthique par cette proposition : « Notre Esprit agit en
certaines choses, et pâtit en d’autres, à savoir, en tant qu’il a des idées
adéquates, en cela nécessairement il agit en certaines choses, et, en tant
qu’il a des idées inadéquates, en cela nécessairement il pâtit en
d’autres. » Il s’agit donc de composer, entre notre corps et le monde, et
entre notre esprit et le monde, des rapports adéquats – de trouver ce qui, dans
le monde, fortifie corps et esprit : l’indice adéquat, la tarte adéquate.
Cooper, en nouveau venu, n’a de cesse, dans les premiers épisodes, d’aller au
devant des rencontres heureuses pouvant augmenter sa puissance d’agir. Spinoza définit ainsi l’affect : « Par
affect, j’entends les affections du Corps, qui augmentent ou diminuent, aident
ou contrarient, la puissance d’agir de ce Corps, et en même temps les idées de
ces affections. Si donc nous pouvons être
cause adéquate d’une de ces affections, alors par Affect j’entends une
action ; autrement, une passion. » L’affect n’est donc pas
nécessairement indésirable. L’homme spinoziste n’est pas froid ni réservé. Il
n’est pas un monstre de cartésianisme. Il est plutôt l’homme qui détermine,
parmi la somme des affects qu’il rencontre, ceux qui lui permettent de
persister dans son être parce qu’ils font sens ou parce qu’ils sont
nécessaires, et qui exclue les autres parce qu’ils lui nuisent et lui imposent
des idées inadéquates le mettant en danger – le danger le plus probable étant
l’arrêt de la pensée, ou l’empoisonnement du corps, l’illusion qui détourne de
la vérité, ou le mode de vie nuisant à la santé. Tout homme spinoziste est donc
un homme qui ne cesse de mener une enquête, sur sa propre vie comme sur celle
des autres, sur lui comme sur le monde qui l’environne. Aussi l’agent Cooper
n’esquive-t-il pas la drague tonitruante de Audrey Horne. « Le Désir est
l’essence même de l’homme, en tant qu’on la conçoit comme déterminée, par suite
d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose. (…) Le Désir est
l’appétit avec la conscience de l’appétit. (…) Et l’appétit est l’essence même de
l’homme, en tant qu’elle est déterminée à faire ce qui est utile à sa propre
conservation. » Qui de plus spinoziste que Dale Cooper ?
Cependant, quand la femme à la bûche l’aborde au diner
Double-R pour lui annoncer que sa bûche a quelque chose à lui dire, il hésite
et passe à côté d’un élément important pour l’enquête sur les causes de la mort
de Laura Palmer. Son scepticisme est tout entier contenu dans la mâchoire de
l’acteur Kyle MacLachlan, seule zone véritablement crispée d’un visage
autrement très ouvert, seule résistance à une pleine et entière connaissance du
monde et de la nature des choses et des êtres qui le peuplent. Cette crispation
est la transcription cinématographique la plus parfaite de ce qui reste à abattre
pour passer du deuxième au troisième genre de connaissance, et qui est si
subtil, parce qu’il ne s’agit pas d’abattre la rationalité (l’esprit serait
alors aux prises avec des idées inadéquates) mais de la franchir. Reléguer la
femme à la bûche au rang des absurdités de ce monde, c’est, non seulement
manquer de logique, mais surtout refuser d’emprunter un passage menant l’esprit
à une perception plus vaste du monde où il pourrait être amené à former des notions communes.
“Behind all things are reasons” est la phrase originale
prononcée par la femme à la bûche. Les raisons seraient donc, selon elle, derrière les choses. Derrière
l’image ? Cela intéresse peu David Lynch, qui ne cherche pas à nous faire
croire que les images sont plus que des surfaces. Le cinéaste procède par
étalement plutôt que par creusement ou par renversement. Lynch n’est pas un
cinéaste profond, l’image n’étant
chez lui jamais sujette à transcendance. Il s’occupe plutôt de trouver ce qui
dans la surface en appelle une autre, ce qui dans les figures mises en place
soudain déraille. C’est pourquoi la nuit est si présente dans ses films :
elle abolit le paysage et concentre le regard sur le visage, souvent éclairé
par un faisceau lumineux, de la personne qui traverse l’image noire. Que
reste-t-il de ce qu’on voit ? Qu’est-ce qui persiste ? Qu’est-ce qui
s’altère ou se détériore ? C’est le grand enjeu de la nuit, qui n’est
autre qu’un test, ou le révélateur des êtres qui s’y confrontent. J’y
reviendrai.
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