lundi 4 avril 2011

Syndromes and a century - Apichatpong Weerasethakul

Dans Syndromes and a century, il y a une séquence, au début du film, qui est à l’image de ce que nous verrons se déployer ensuite. Un homme et une femme sortent du bureau d’un hôpital de campagne, et empruntent un couloir tandis que la caméra se dirige dans la direction opposée. On continue à entendre les personnages, mais on ne les voit plus. Ce qu’on voit, c’est un champ, et la nature qui l’entoure.

Plusieurs idées apparaissent à la vision de cette séquence.

La première est une impression chromatique. Le dialogue des deux collègues, futile, anodin, portant sur une rencontre amoureuse dans un bar, se trouve soudain soutenu par cette vision du champ, du lointain vert. La qualité d’une couleur influe sur les mots échangés – on pourrait parler de dialogue vert. On trouvera cette attention à la couleur dans la tunique safran des moines en consultation médicale, dans les blouses blanches des médecins de l’hôpital citadin, dans les t-shirts unis des personnes défilant en lignes selon la couleur qu’ils portent dans les couloirs d’un bâtiment. Jusqu’à la fin du film, où toutes ces couleurs, le temps d’une pause, se réunissent dans un parc pour danser. On se croirait face à un cours d’hématologie, où globules blancs et rouges circulent dans les vaisseaux d’un corps humain. La fin du film organise une sortie hors de ce corps, l’hôpital, où circulaient de façon très ordonnée toutes ces couleurs. La danse les mélange. La fin du film est la réunion de toutes ces impressions lumineuses.

L’autre idée, c’est l’échappée. Le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul est fugueur. Plutôt que de suivre ses personnages, il filme le paysage. Mais ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un et l’autre. Le son des personnages, et l’image du paysage. Le cinéaste pratique cette figure de style propre au cinéma, celle du « à la fois ».

La première partie du film (à l’hôpital de campagne) est construite sur le motif narratif de la fugue, si bien qu’on dirait qu’elle coule, qu’elle ne peut s’arrêter. Deux moines consultent une femme pour des problèmes d’insomnie. La femme voit par la fenêtre passer un homme qui lui doit de l’argent. Elle interrompt la consultation brusquement pour le lui réclamer, et revient à ses moines. Plus tard, cette même femme rencontre un médecin qui déclare être amoureux d’elle. Elle lui raconte le jour où au marché elle est tombée amoureuse d’un pépiniériste. Et au sein-même de cette histoire qu’elle raconte, une autre femme lui raconte une autre histoire, qui vient se glisser là à la manière de la Princesse et du Poisson-Chat dans Oncle Boonmee : une histoire de paysans cupides succombant au charme d’un lac aux rives où l’or s’amasse. On ne saura rien des fins de chacune de ces histoires – elles sont là comme des pistes, comme des flux traversant le film, l’ouvrant, lui communiquant leur énergie.

Ainsi, les scènes, subitement interrompues, en révèlent d’autres, comme si elles les contenaient. Cette manière de faire du cinéma est une manière de vivre, de suivre la logique de l’esprit plus que l’impératif linéaire des narrations classiques : Syndromes and a century épouse les sursauts de l’esprit de l’humain, cette capacité à passer d’une affaire à l’autre, évaluant les urgences au fur et à mesure (soigner le moine / récupérer l’argent ; écouter la requête amoureuse d’un homme / lui raconter une histoire). Mais ce qui se passe n’est pas de l’ordre de la rupture. L’auteur du livret qui accompagne le dvd, Antony Fiant, parle de pli. C’est bien cela : un pli, c’est-à-dire un plan unique changeant soudain d’orientation. Ce n’est pas une affaire puis une autre : c’est mêlé. La consultation des moines influe sur la conversation avec l’homme endetté : la jeune femme lui propose, puisqu’il dit ne pas pouvoir lui rendre maintenant la somme qu’il lui doit mais jure de le faire au plus vite, de venir jurer cela devant le moine qu’elle auscultait. De même, lorsque la femme raconte son histoire d’amour à l’homme amoureux d’elle, quelque chose entre eux s’allège, s’égaie.

Pour prolonger cette question du « à la fois » que Syndromes and a century développe, nous pouvons parler de ce plan où une jeune femme approche son visage d’une fenêtre et regarde à travers elle. Sur la vitre, nous voyons à la fois le visage de la femme dans son bureau, et le paysage qu’elle regarde au-dehors. Et l’un et l’autre, visage et paysage, se mélangent dans le plan. Nous ne savons pas si nous sommes dedans ou dehors. A vrai dire, nous sommes dedans et dehors à la fois. Le cinéma peut abolir le confinement de l’être. Ou plutôt, dire ce don d’ubiquité propre à l’esprit, à la fois là et ailleurs.

« A la fois » est donc la figure de style du film. Elle s’opère par la dissociation de l’image et du son, et par l’espace-même du plan. On la trouve aussi dans ses motifs : le vieux moine réclame des somnifères, le jeune moine aurait voulu être DJ, le dentiste donne un concert dans le village, la statue de Bouddha côtoie un panneau de basket – Apichatpong Weerasethakul mêle le profane et le sacré, le sérieux et le léger, l’intime et le privé. Ce qui fait de chaque plan une surprise. Une prise sur une prise sur une prise sur une prise… Un motif sur un autre… Au final, les formes initialement isolées se mêlent de sorte à créer l’impression d’une vérité, d’un temps, d’un lieu. A la manière de cette prairie que le cinéaste filme, tandis qu’une voix-off nous dit qu’autrefois cette prairie était un lac. Ainsi voyons-nous la prairie avec l’idée du lac. Comme nous voyons la ville avec l’idée de la campagne, puisque certaines scènes de l’hôpital de campagne sont rejouées dans l’hôpital de ville.

Ce qui se passe dans l’hôpital de ville est presque la même chose que ce qui se passe dans l’hôpital de campagne. Mais tout tient à ce presque. Les mêmes scènes (un entretien d’embauche, la consultation des moines, et le dentiste) s’y répètent. Seulement, elles sont filmées différemment. Et leur issue n’est pas la même. A l’hôpital de campagne, tout tourne en rencontre amoureuse. A l’hôpital de ville, les cœurs sont déjà pris. Lors de l’entretien d’embauche, par exemple, le médecin postulant, à la question « que signifie les initiales DDT ? », répondra « Dingue De Toi » à la campagne, et pas à la ville.

S’il y a amour en ville, ce n’est pas sous la forme de rencontres, mais d’installations. Chacun a son rendez-vous. A midi, l’homme qui avait apporté à manger à la jeune femme avait été oublié à la campagne pour d’autres questions plus urgentes, tandis qu’à la ville il sera la seule urgence. L’amour se manifeste physiquement : un couple s’embrasse, elle a les mains moites, il bande. L’humain est comme au second plan de la ville : ce qu’on voit d’abord, ce sont les bâtiments blancs, les arbres bruissant, les statues des ancêtres ou des divinités. La campagne est sauvage, la jungle n’est pas loin, l’humain est toujours prêt à bondir sur l’occasion d’un choc amoureux.

Il s’agit, entre les deux lieux, d’établir non pas des oppositions (ou du moins pas seulement), mais des correspondances. La répétition des trois mêmes scènes véhicule des réminiscences. Les scènes de ville sont sans glissements, sans histoires, plus blanches, plus ordonnées, aseptisées pourrait-on dire. Mais elles sont traversées par le souvenir des scènes de campagne qui leur correspondent. Une sauvagerie (une fantaisie) les traverse, bien qu’elles soient policées.

Il faut dire qu’au sous-sol de l’hôpital de ville, vit une curieuse communauté. Des invalides habitent ici, circulent, testent leurs membres de substitution. La ville est à leur image : amputée, mais gardant le souvenir du membre manquant. Dans une jambe en plastique est planquée une bouteille de rhum autour de laquelle médecins et patients se réunissent. Quelque chose du hasard subsiste, quelque chose du caprice et de la liberté.

Cette chronique est lisible à la fois ici et .

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