vendredi 17 février 2012

Sailor et Lula - David Lynch - Wild at heart - 1990

J’ai longtemps tourné autour de Sailor et Lula comme autour d’une énigme : le film me paraissait cynique, à peu près aussi complaisant que n’importe quel navet vaguement stylisé des frères Coen, je ne voyais pas ce que ça venait faire dans la filmographie de David Lynch. Je me trompais. Il avait tout à faire là, amorçant ce travail de sorcière du contre-champ que des films comme Lost Highway ou Inland Empire magnifieraient par la suite. Quant au cynisme, il n’en était rien. J’en suis à peu près sûr aujourd’hui : il n’y a pas plus grand film d’amour que Sailor et Lula, pas plus simple que cette histoire d’une jeune fille qui veut que son amant lui chante « Love me tender », enfin, malgré la peur qui les cerne, malgré la malédiction qui trouble et segmente la ligne de leur fuite.

Cette malédiction s’incarne par les inserts et contrechamps d’un cinéma qui invente un langage haché, troué, court-circuité. Il y a une histoire d’amour entre un homme et une femme qui ne se sépareront jamais, et il y a toutes les histoires que ces amants traînent derrière eux (en regard d’eux, pourrait-on dire) comme l’inextricable réseau d’un mauvais sort. Ils s’aiment et ne font que s’aimer – les contrechamps jouent la surprise : ils ne s’effectuent pas sur le même territoire que celui des amants, mais la mère, le tueur à gages, la femme qui boîte, l’incendie du passé, et la main planant sur une boule de cristal s’insinuent, se fraient un chemin jusqu’à eux, par la seule grammaire du cinéma. Il y a une histoire simple et droite, et il y a tout un univers qui voudrait s’emparer de cette histoire pour en faire autre chose, changer la direction, la détourner de l’absolu qu’elle vise - certains plans sont comme des puces sur le dos d'un chien, plans parasites qui n'expliquent rien, ne peuvent prétendre compléter une figure déjà complète, et qu'il faut donc éradiquer. Les héros sont sauvages de cœur et tiennent leur amour droit, jusqu’au bout, jusqu’à ce que plus rien ne puisse entre eux s’insinuer : « Love me tender » est le contrepoison définitif, le sésame ouvrant et refermant la porte de ce monde clos et parfait vers lequel le film tend, ne souffrant plus, dès lors que la chanson est dite, d’un contrechamp d’angoisse et de brutalité. C’est comme s’il y avait l’image d’un homme et d’une femme s’embrassant qui servirait de table, par sa platitude, au tirage d’un tarot de mauvaise augure.

David Lynch abat toutes les cartes de son tarot fou avec une violence souvent sidérante confinant à l’incantation maléfique. On se croirait en Californie, près d’un feu autour duquel danseraient des chamanes pop et bio. Les figures les plus américaines sont convoquées mais jamais moquées : il y a des sorcières et des tueurs à gages, des pères présumés dépressifs transformés en torche humaine et des mères possessives poussant des cris devant leur miroir en se barbouillant de rouge à lèvres ; et si on sent souvent dans ces figures une détresse presque insoutenable, c’est parce que chacune d’entre elles tendait vers l’extase mais s’est arrêtée en route. L’extase n’a pas été atteinte. Ne reste plus, pour vivre, que la monstruosité. Les grimaces qu’elles font toutes sont les signes de ces détours qu’elles ont pris – leurs visages ont pris les mêmes détours que leurs vies. Harry Dean Stanton, en amant transi pleurant soudain parce qu’il sait que sa passion le conduit vers la mort et parce qu’il l’accepte, est l’un des monstres de ce film : l’amour ne viendra pas, on ne lui chantera pas « Love me tender », le documentaire animalier sur les charognards aura pris possession d’un être appâté par la grâce avant qu’il ne l’atteigne. C’est l’inverse d’un film cynique : on ne sait jamais ce qui est le plus terrible, entre les monstres convoqués et l’amour des amants en fuite, laissant derrière eux des âmes en peine qui ne cherchaient rien d’autre que ce même amour. L'aliénation est toujours possible, toujours en embuscade au contrechamp des êtres les plus simples.


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