lundi 29 décembre 2008

Le cri de la roche - Cerro Torre - Werner Herzog



Mathilda May a le mauvais rôle : une femme délaissée par son amant alpiniste, Roccia, et se tournant vers Martin, jeune prodige de l'escalade acrobatique. Herzog se désintéresse totalement du flux sentimental de sa fiction. Les clichés sont tous là, sans vie. Mathilda May fait figure d'époque, face à Roccia l'intemporel et Martin l'étincelle. La femme du héros herzogien (Claudia Cardinale dans Fitzcarraldo, répudiée de l'aventure), soit n'existe pas, soit se contente d'être un faire-valoir, Pénélope reprisant des chaussettes en attendant le retour d'Ulysse. Quelques scènes devraient nous émouvoir : elles nous font rire - ainsi Mathilda May au premier plan jouant le tourment d'un coeur délaissé, perdue, et au-dessus d'elle Martin, accroché au plafond, dans ce short qu'il ne quitte jamais, même pour les scènes de lit.

Herzog n'est pas un cinéaste sentimental. Ses aventures ne sont pas celles du coeur. Son cinéma n'a rien de policé ni de citadin, son style brutal et son humour hargneux f
ont de lui un cinéaste mal-aimé, souvent réduit à son origine (allemande, rebaptisée 'teutonne' pour l'occasion - et l'on sous-entend lourd, bête, et dangereux). Ses films les plus célèbres (Aguirre, Fitzcarraldo) se donnent des airs de grand spectacle raté - le premier, trop cérébral, le second, trop réaliste dans son gigantisme. Herzog est si singulier dans sa démarche, si insaisissable - les à-coups d'une esthétique tantôt sublime tantôt abandonnée, tantôt canonique et tantôt outrancière -, ni réductible au cinéma contemplatif ni au grand spectacle, ni waltdisneyien dans son rapport au monde, ni manichéen, quoique ouvertement discursif, et sans filiation, si ce n'est du côté de la littérature : François Augiéras, autre singulier solitaire, à qui l'on pense lorsque le jeune nomade de Wodaabe (splendide reportage brouillé par une voix-off approximative, sans doute indépendante de la décision du cinéaste), vivant dans un tas d'ordures, dit s'allonger le soir dans le sable et regarder les étoiles, et éprouver alors une joie intense - si peu identifiable, donc, qu'on a cherché à le marginaliser, et qu'on a fini par y parvenir. On pourrait croire que le cinéaste ne cesse de vouloir diriger notre regard, nous enfermer dans un système de pensée trop clairement défini - mais depuis que Beaubourg propose une rétrospective intégrale, et qu'on a vu se glisser, entre deux fictions titanesques, un documentaire aussi complexe que Pays du silence et de l'obscurité, on sait qu'il n'en est rien. Que la brutalité de Herzog est le fruit d'un questionnement abyssal sur l'incarnation et la confrontation aux structures du monde. Que si son champ intellectuel est souvent très ou trop clairement tracé, c'est pour franchir ces lignes, les repousser, les altérer. Que son cinéma est, plus que nul autre, celui de l'affrontement.
La communauté cinéphile, par sa nature citadine et communiante, est vouée à l'adhésion massive ou à la révocation définitive. Un certain sectarisme a fait d'Herzog un mangeur de saucisses lisant l'horoscope de son quotidien bavarois, avant d'entamer une danse traditionnelle dans des costumes en peau. Cette communauté, fondamentalement grégaire, ne peut laisser coexister Weerasethakul et Kurosawa - c'est un peu comme si l'on demandait aux bibliophiles de brûler soit Tolstoï soit Dostoïevski. Elle croit au concept d'oeuvre-en-soi, et ne conçoit pas qu'on puisse préférer partir à la rencontre de Herzog avant d'aller trouver Fassbinder. Le temps, la quête intime, le développement personnel, ne négocient pas avec l'idôlatrie restrictive. Bien sûr, il y eut quelques miracles (la revalorisation d'un certain cinéma hollywoodien notamment : les Die Hard, Titanic, etc...), mais Werner Herzog reste banni. On ne voit chez lui que naïveté ou manipulation - ce qui est suffisamment paradoxal pour qu'on daigne un jour reconsidérer ces jugements hâtifs. Herzog fait un cinéma humain (trop humain, nietzschéen), et s'inscrit dans son art avec une force et une intelligence peu commune (le problème résidant sans doute dans ce mariage de force et d'intelligence, si loin des clichés séparant le monde des intellectuels de celui des brutes). Voir un film de Werner Herzog, c'est accepter que tout ce qu'on verra ensuite paraisse truqué, sentimental, ou faible.

Ici, dans ce Cri de la roche inégal, il s'agit d'opposer deux hommes, deux conceptions de l'alpinisme, et de confronter ces deux hommes à un même sommet, le dangereux Cerro Torre de Patagonie, jamais gravi. On voit très bien se mettre en place le dispositif rhétorique, et Herzog prend clairement parti (plutôt Roccia que Martin) - on pourrait craindre le pire si l'enjeu n'était que discursif, alors qu'il est d'une toute autre nature : spatial, pourrait-on dire. Deux ascensions, deux manières d'investir un même espace. Et au-delà du discours, un regard sur ce discours.
D'un côté, donc, le spectacle et son indifférence (Martin dit pouvoir vaincre "n'importe quelle paroi"), de l'autre, la solitude d'un geste sage, cherchant sa matûrité dans l'adaptation et la spécificité. Martin joue aux échecs sous sa tente, Roccia court dans la neige, apprivoise l'espace (jusqu'à ce plan où, avec une évidence confondante, il vient manger une pomme près d'un rapace immobile sur un arbre, au pied du pic). Herzog, déjà, grâce à ces deux détails (le jeu contre la marche), brouille les pistes des pensées préconçues : l'athlète est avant tout cérébral, le sage est concret (pris dans la concrétude de son absolu).
Entre eux circulent plusieurs figures, comme les ramifications d'un discours précisément circonscrit : un journaliste avide de scoops (qui sera le premier à gravir le Cerro Torre ?), un producteur assoiffé de fric, une femme égarée, une Indienne. Autant de regards qui ne cessent d'élargir le dispositif (magnifique plan d'hélicoptère de Roccia courant vers la montagne, auquel s'ajoute un commentaire sarcastique : "il est le seul homme au monde qui ne soit pas dérangé par la présence d'un hélicoptère au-dessus de sa tête", dit le journaliste à l'équipe de télévision enregistrant les exploits parallèles des deux alpinistes concurrents).
La première séquence, à ce titr
e, est fantastique : c'est un championnat d'escalade sur mur artificiel, que commentent Roccia et le journaliste, et auquel Martin participe. Herzog, en assistant décorateur, prépare le show : la voiture offerte au vainqueur doit briller mais pas trop. Le moment le plus spectaculaire du tournoi est filmé de très loin, depuis la cabine des commentateurs, dont les silhouettes se découpent sur les ronds de lumière pointant les gestes des athlètes. Herzog ne renonce pas au sensationnalisme du spectacle, mais il lui ajoute un point de vue, et prépare sa venue.
De même, aux deux tiers du film, Marti
n part en Australie escalader en solo une montagne rouge pour une séance photo. Les images saisies par Herzog sont à la fois sublimes et vaines (elles ne disent rien de la réalité du monde, elles montrent un exploit, mais pas sa préparation, elles isolent un temps spectaculaire d'une ascension sans doute plus lente) - on retrouve aussitôt l'une de ces images en poster dans la chambre à coucher de Mathilda May et de Martin en short.
Enfin, un troisième alpiniste joue
son petit tour brechtien - un illuminé, fou de Mae West, ayant perdu quatre doigts dans l'ascencion du Cerro Torre, et vivant à son pied. Personne ne lui demande s'il est parvenu au sommet. Lui-même ne le dit pas. Il ne parle que de la violence de cette montagne, de ses doigts perdus, et de ses lettres à Mae West. Il surgit brutalement, comme le fou d'Ordet, dans la tente de Martin et dans la maison de Roccia. Il dit ce qu'il est et personne ne l'entend. Le plan final nous le révèlera. Un franc-tireur, qui dans le film fait circuler toutes les idées, et introduit du relatif dans cette quête d'un absolu.


Le cinéma d'Herzog est invraisemblablement intelligent, jamais démiurge ni déifiant, pas non plus ironique, mais jamais abusé (sans se laisser désabuser). Son intransigeance nous débarrasse des scories du cinéma pour cinéphiles.

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