lundi 8 décembre 2008

Quatre nuits d'un rêveur - Robert Bresson


On ne montre pas beaucoup ce film de Robert Bresson. Il doit y avoir des raisons pour cela. Je me l'explique ainsi : cette adaptation en couleurs des Nuits Blanches de Dostoïevski joue sur le grotesque. Et chez Bresson, l'humour est rare. Si froid qu'il prend des tours désespérés, voire méchants (une méchanceté sans dent pour mordre). Presque une tache vraiment sale, vraiment inappropriée, vraiment mal placée, que personne ne veut considérer (comme le dit l'ami du héros : "plus la tache est petite, plus elle révèle l'ampleur du monde autour"). Dans Quatre nuits d'un rêveur l'humour claque et marque vis à vis du monde un écart, une séparation.
Tourné au début des années 70, Bresson montre le Paris hippie, où des barbus passent sur le pont des Arts avec leur mandoline et leur scie américaine, où des Brésiliens dansent et marmonnent sur un bateau-mouche, et où à la question "Tu es heureux ?", on répond "Allons au Drugstore !". L'humour cinglant, vibrant, d'un oisillon perdu dans la faune interlope des moeurs évoluées, où la 'perversion' s'est normalisée (truffaldisée et godardisée). Bresson nous fait son Mépris teinté d'Emmanuelle : une jeune fille nue lève un pied, lève l'autre, touche ses seins, se déhanche - elle peut passer du couvent à l'arène, et partir à Yale avec son amoureux qu'elle n'a jamais vu. Elle se donne à lui, mais il ne veut pas qu'elle l'accompagne aux Etats-Unis. Qu'à cela ne tienne, elle l'attendra, l'année prochaine, le même jour à la même heure, au Pont-Neuf. En vain. Elle va pour se jeter du pont, mais croise le rêveur : un sosie de Jean-Pierre Léaud accroché à un cintre, qu'on vient de voir faire des roulades dans l'herbe tendre - ainsi nous est présenté l'acteur bressonien.
On ne sait jamais trop quoi prendre au sérieux. Rien n'attache. Le rêveur est artiste peintre : il fait un trait vert sur une toile, et retourne aussitôt se coucher. Le rêveur reçoit la visite impromptue d'un ami raseur, et tandis que celui-ci lui expose froidement ses théories (il semble s'en décharger, presque économiquement), il met douze plans à sortir d'un placard une bouteille poussiéreuse que personne ne boira. Le rêveur a un magnétophone : il enregistre, façon Blow-Up en chambrette, le roman Harlequin fantasmé d'une vie qu'il ne connaît pas. On ne sait pas, on est perdu, Bresson s'amuse à nous donner très peu d'indications - c'est comme s'il s'était absenté, mais il a mis sur l'écran un panneau : "la concierge est chez le dentiste". On attend son retour.
Il surgit sans qu'on s'y attende, le courrier à la main (rien que des factures, d'ailleurs). Lors de cette scène notamment : Marthe et sa mère (laquelle a subi une sévère grève lors de l'écriture des dialogues) vont à "un film de gala". Et Bresson, en bon camarade, plutôt que de prendre n'importe quel naveton existant, tourne le sien. Une calamité policière. Les gangsters rampent dans la grenadine, tirent en l'air et touchent au pied, et, avant de mourir, embrassent, sur une musique émotionnelle, le portrait de leur maîtresse. Marthe et sa mère s'ennuient à mourir (pour la mère, ça ne fait pas une grosse différence) - la fille dit : "je crois que c'est un piège", d'une voix si sérieuse qu'elle donne le tournis. Elles quittent le cinéma, et retournent au leur, à la lumière des bateaux-mouches qui passent sous le pont, et à l'obscurité silencieuse des péniches pleines de gravats.
Bresson est là, dans cette rigueur, dans ce sérieux délirant, dans cette absence au monde, au temps, aux gestes, aux voix, dans cet effacement irrémédiablement solitaire sous la cruauté des affects. On ne retiendra de Paris qu'un lieu : ce Pont-Neuf. Mais on en retiendra l'architecture, et certainement pas l'ambiance. La moindre mention de celle-ci semble être donnée dans un frisson de dégoût. Comme si Bresson se protégeait du tournage qu'il a initié par un ensemble de codes si stricts qu'ils ne laissent rien passer du monde et de l'époque, ni même des acteurs.
Quatre nuits d'un rêveur touche, par son absolue faiblesse, par sa dérision mortifère. Quatre nuits d'un rêveur, c'est un NON ferme, obtus, résigné, mais presque imperceptible. On y voit des personnages qui sont des points, des lieux qui sont des carcasses, et on y entend des répliques qui sont des livres - et, là-dessous, une voix (qu'on pourrait attribuer à une taupe, égarée dans ses galeries) nous signale un très sérieux refus de participer.


Au passage, signalons sur ce film le très beau texte de 365joursouvrables, à cette adresse : http://365joursouvrables.blogspot.com/2007/08/rve-de-film-quatre-nuits-dun-rveur.html

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