jeudi 20 novembre 2008

Two lovers - James Gray



Leonard Kraditor (créditeur : celui qui doit, on aura compris, et pourquoi pas Guilty tant qu'on y est ?) est un homme aussi ridicule que son nom, titubant, au crépuscule, sur un ponton de Brighton Beach, traînant derrière lui comme un enfant une veste du pressing, et se jetant, sans poids pour le lester, du ponton (pas du pont, non, trop risqué), pour mourir - raté ! Le film démarre sur ce sursis légèrement volontaire. Vite absout par un père plein de conscience domestique (un "il n'a pas pris ses cachets" expéditif, auquel s'ajoutera un cosmétique "moi aussi avec le club des PolarBears je vais me baigner dans l'océan le premier janvier")
Une sensibilité d'huître dans un corps d'éléphant, c'est ce que joue Joaquin Phoenix, virevoltant, comme un mammouth en tutu et ballerines, entre deux femmes, l'une aimée, l'autre l'aimant - mais toutes deux parfaitement méconnues, tragiquement fantasmées. Vinessa Shaw est le repli embryonnaire dans l'archaïsme d'une psyché peu précoce (la résignation), Gwyneth Paltrow est l'exact contraire (la libération). La maman et la putain. Mais pas une vraie maman, ni une vraie putain (trop risqué, on a dit). Trois enfants quadragénaires dans une cour d'école à leur mesure.
Joaquin Phoenix, après un mariage annulé, est revenu vivre chez ses parents pour reprendre la petite entreprise familiale - ses allées et venues sont strictement contrôlées, ainsi que ses prises de médicaments : voir à cet incestueux sujet la magnifique sortie en cachette de Leonard, grand moment d'hilarité, et le réveil forcé par Isabella Rossellini courroucée, autre instant de comédie passionnant (version La conjuration des imbéciles).
Si ce n'est la mort, le corps grotesque de Leonard trouve mille issues, que Gray s'obstine à filmer pendant la première demie-heure du film : tour de magie pour un enfant, blague slapstick pour une collègue, danse hip-hop approximative mais énergique pour une blonde sous ecstasy, oeil photographique pour une bar-mitzvah de petits bourgeois, imitateur consciencieux de la voix maternelle pour l'amoureuse lui succédant - on est en plein théâtre du je. Leonard, puisqu'il est incapable de se suicider correctement, sera l'employé, l'utile, le plaisant.
Le film compte deux afflux de scènes mémorables : quand Leonard tombe amoureux de Gwyneth Paltrow (du palier jusqu'au dance-floor, vingt minutes de grâce, avant la révélation, au spectateur, de la supercherie), et le soir du 31 décembre (vingt minutes de suspense lacrymal pour conclure en beauté). C'est un cinéma conscient de sa force et de sa forme - Gray sait ce que c'est qu'une ouverture (on se souvient de la première scène de La nuit nous appartient, on se souviendra de celle de Two Lovers).
Sanguin, le film enchaîne les coups, boxe façon grand cinéma (Bergman nous salue au passage - Monika, ici dans la désormais fameuse scène du toit - ainsi qu'Hitchcock depuis la fenêtre d'en face - mais quelle belle façon de citer les maîtres - comme s'ils avaient inventé, plus qu'une manière, une ponctuation particulière, infiniment reproductible - comme si Gray, cinéaste du poids des héritages, ne prenait d'eux que l'impulsion, qui lui permet d'élaborer quelque chose de très personnel), alignant à sa façon, désinvolte et stimulante, bravoure stylistique et modestie du sujet (une chronique de quartier, une banale histoire d'amour - une histoire de destin et de choix, donc - Gray doit avoir lu quelque part que les grands cinéastes faisaient toujours le même film), et donnant libre cours au génial Joaquin Phoenix, entouré d'une Gwyneth Paltrow toute en chichis tête à claques, et d'une Vinessa Shaw toute en fadeur anxieuse. La blonde ou la brune, la chipie ou la neuneu - on peut dire que la décision sera de toute façon mauvaise.
D'ailleurs, ce ne sera pas une décision. Un coup de scénario viendra gommer tous les efforts d'extraversion du pauvre Leonard. Et sur les images d'une fiction raisonnable et parfaite, viendront se greffer celles d'un fantasme jamais réalisé, d'une aventure non vécue, de laquelle il semble qu'on ait bien fait de se préserver. C'est ce qui séduit tant chez Gray, cette capacité à dédoubler la banalité, à lui rendre une profondeur bouleversante, un poids tragique, la légitimant gravement - avec un humour dérisoire et bon enfant.

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