lundi 14 juin 2010

Goodbye Dragon Inn - Tsai Ming Liang

Pour une raison obscure et bien qu'il leur ressemble, Tsai Ming-Liang n'a pas fait partie de ces cinéastes des années 90 (Takeshi Kitano, Lars von Trier, Wong Kar-Waï - esthètes et penseurs de l'artifice), qui, en plus d'être plébiscités par la presse la plus exigeante, étaient suivis par un relativement large public. Aussi, dans les années 2000, quand les trois sus-nommés furent relégués aux oubliettes des magazines et boudés par les spectateurs, Tsai Ming-Liang continua calmement son oeuvre, âpre et singulière, toujours aussi peu vue mais encore soutenue par les personnes dont elle avait besoin pour continuer à exister.
Et c'est presque moqueur que le cinéaste observe la fermeture d'un cinéma, lui qui résiste à tout, ne collectionnant plus, certes, les prix des festivals (Lion d'Or pour Vive l'amour, Ours d'Argent pour La rivière, et au moins trois prix Fipresci), mais suscitant toujours le désir d'Arte (The Hole) et du Louvre (Visage), et glissant entre deux commandes souvent inspirées des morceaux de cinéma libres tels que ce Goodbye Dragon Inn ou bien le plus récent I don't want to sleep alone. Le cinéma ferme mais Tsai Ming-Liang reste ouvert, creusant toujours le même sillon, sans la fièvre de renouvellement qui paralysa Kitano et dessécha Wong Kar-Waï.
Car Goodbye Dragon Inn est un film parfait, à la fois modeste (dans ses moyens et dans sa narration : une seule soirée dans un lieu unique, six personnages, deux lignes de dialogue, un film de wu xia pan, un minimum de plans et de préférence fixes) et extravagant dans ses ambitions, conjuguant la comédie burlesque et le mélodrame, le film de fantôme et le film érotique. Ce petit éclat taïwanais au rythme incroyablement langoureux inspira peut-être sans qu'ils le sachent le Kiarostami de Shirin ou le Mendoza de Serbis. Quoiqu'il en soit, il trouve sa source dans une séquence de Vivre sa vie, où Anna Karina regarde la Jeanne d'Arc de Dreyer et se met à pleurer. Les films glissent les uns dans les autres, les images se mélangent, les genres se confondent : la matière du cinéma est aqueuse.

Si l'eau était jusque là le motif préféré de Tsai Ming-Liang, enchaînant inondations et pluies diluviennes (là encore, la
Lola de Mendoza n'est pas exempte d'un tribut), Goodbye Dragon Inn est un film au sec. Il pleut dehors, bien sûr, mais tout se passe à l'intérieur, à l'abri, dans un cinéma qui sert de refuge (précaire, comme toujours chez le cinéaste, souvenons-nous des matelas de I don't want to sleep alone), et s'il y a bien quelques fuites, plutôt sages, elles n'envahissent pas l'espace. Tout se passe comme si le motif de l'eau avait été intériorisé. Ce sont les images elles-mêmes qui sont devenues liquides.
Aussi dérive-t-on sans s'en rendre compte du long parcours nosfératique de la caissière boiteuse dans les couloirs du cinéma, à une romance sucrée où l'on partage un fortune cake rose comme un coeur. De même, lorsque l'éphèbe japonais s'approche de Lee Kang-Sheng, on pourrait croire qu'il va s'agir d'une scène de drague, mais Lee Kang-Sheng annonce la couleur : "Saviez-vous que ce cinéma est hanté?", puis il s'éclipse. L'éphèbe retourne s'asseoir dans la salle. Une femme est assise quelques rangs derrière lui et mange très bruyamment des cacahuètes. Sa chaussure tombe. L'éphèbe se retourne : elle n'est plus là, couchée dans les allées, à la recherche de sa chaussure. Mais très vite le bruit des cacahuètes croquées reprend - l'éphèbe s'enfuit, affolé.

Les moyens sont minimes, mais tout est là. Ce qui est passionnant chez Tsai Ming-Liang, c'est la façon dont le moindre objet ou motif qu'il convoque se charge d'ambiguïté. On pourrait parler de cinéma volatile. Mais pas éthéré. Ce serait sans compter le pragmatisme du cinéaste.
Si la caissière va vérifier pendant la séance que toutes les chasses d'eau ont bien été tirées, ce n'est pas par goût du sordide, mais c'est parce que le problème est là, et uniquement là. La chasse d'eau, tirée ou pas, est, chez Tsai Ming-Liang, la manifestation la plus pure (ou en tout cas la plus vraie) de l'existence humaine. C'est ingrat, comique, poétique, tout ce qu'on voudra, mais pas sordide - c'est ce qu'il y a de plus fragile en l'homme, et donc de plus drôle. C'est également le cas de la scène de drague dans les pissotières, à l'exact opposé de celle de La question humaine de Nicolas Klotz, terrifiante, s'imposant comme la preuve d'un problème bien plus vaste et souterrain. Tsai Ming-Liang, terre-à-terre, circonscrit la question (humaine) à cette zone. Il considère l'ordure avec un oeil débarrassé de jugement, et vraiment méticuleux. Jusqu'au burlesque. Ainsi cette scène où l'éphèbe, qui aurait voulu s'approcher d'un spectateur, se trouve cerné soudain par deux pieds nus et un dragueur.

Au fait, pourquoi la caissière boite-t-elle ?
Parce que c'est beau. C'est beau de voir quelqu'un boiter sur des kilomètres de couloir.
Et c'est tout.
Si c'est beau, c'est que quelque chose d'essentiel est en train de se jouer dans le plan.
Ainsi fonctionne l'intuition du cinéaste Tsai Ming-Liang.

(texte aussi présent ici)

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