samedi 29 novembre 2008

The mist - Frank Darabont



Dialogue : "-Le jour où je voudrais une amie comme vous, je n'aurai qu'à m'accroupir et en chier une."
Le sujet de The mist, c'est la merde. D'abord, un vent qui laisse des traces. Puis une odeur nauséabonde au fond d'un garage (l'aérateur est bloqué). Enfin, des tentacules qui deviennent marron et qui fument quand elles sont séparées du corps qui les couvaient. La merde, donc. Darabont, ça le fascine. Etrons, pestilences, vents forts. Les dialogues en sont pleins - shit plutôt que fuck, on voit le genre. L'action se tient en majeure partie dans un supermarché - antichambre intestinale idéale : on ne sort pas, c'est le mot d'ordre. Thomas Jane (le héros) est la parfaite incarnation de cette constipation. Darabont prend beaucoup de plaisir à lui demander d'émettre une émotion, un signe de vie depuis son corps inepte et son visage frigide : sourcils froncés, mines rabougries, crispations de l'effort - Thomas Jane est sur le trône, c'est samedi matin, ça ne sort pas.

La merde, sentiment violent vis-à-vis d'une nation, expression d'un dégoût. Les péquenauds prototypes sont là, au garde-à-vous. Les folles de Dieu, les Noirs aigris à qui on ne la fait pas, les militaires menteurs, les commerçants mesquins - tout le monde y passe, jusqu'au délire apocalyptico-sacrificiel d'une éberluée façon Julianne Moore dans Blindness (on lit la Bible aux cabinets). C'est un village bien amoché, un conglomérat d'abrutis, un lieu où la merde règne et stagne, et où tout le monde finit par être contaminé (on aura vu venir la fin de loin, bien fait) - l'Amérique pré-Obama, recroquevillée sur elle-même, franchement dégueulasse.

Hawks, dans son théâtre cynique, parvient à insuffler de la vie, de l'humour, de la joie, du rythme, du désir, Darabont, lui, choisit la mort, le jugement sec, la décoration baroque des effets spéciaux dans un décor minimal (gris-blanc-brume, et quelques paquets de chips). Il n'évite pas les tirades ennuyeuses ni les débats momifiés, mais il a ce courage (et cette chance : que font les studios ?) de la sévérité. The mist est un film sévère, âpre, déprimé, délivrant sa brève de comptoir avec une telle morgue qu'elle en devient effrayante.

vendredi 28 novembre 2008

Les hommes - Ariane Michel



Elle est gonflée, Ariane Michel. Son film s'appelle Les hommes, et commence par vingt minutes de brume, de mer et de glace. Vingt minutes se concluant sur la vision d'un ours polaire, attendant près d'un trou d'eau. Ensuite, la réalisatrice ausculte les pierres, les phoques, les fleurs, les morses, les vagues, les oiseaux. Elle regarde ce monde nouveau, sûre de la puissance de ce qu'elle voit. Et puis les hommes arrivent, taches orange fluo, souvent floues, un peu lourdes sur ces paysages qui ne leur ressemblent pas. Le comble : cet homme énonçant le nom des fleurs - nommer, ce n'est pas dire. Alors Ariane Michel montre. Parce qu'elle sait que ce qu'elle voit, peu de gens le verront vraiment. Elle enregistre patiemment cette découverte. Chaque minute compte. Tout est surprise.
Et si le film s'appelle Les hommes, c'est parce que la réalisatrice met en scène l'arrivée d'un bateau et de son équipage. Comment le monde réagit à l'apparition des hommes. Comment les hommes appréhendent l'inconnu (par des noms, des mains dans le ciel suivant les oiseaux, des jumelles, des fusils, des anoraks orange fluo).
Le sujet du film se révèle vraiment lorsque l'un des chercheurs parle de la disparition des populations successives du Groënland. Apparition / Disparition : ce qui signale la présence humaine. Tout, dans Les hommes, est histoire de présence.
Après
Sub, l’extraordinaire court-métrage de Julien Loustau sur le fleuve Yang-Tze, Les hommes nous donne à croire que le cinéma français veut prendre le large.

mardi 25 novembre 2008

Expérience - Tadjrobeh - Abbas Kiarostami



Deux courts-métrages, d'abord.
Le premier, La récréation, hivernal, dense, saisissant en quelques plans extraordinaires un suspense, une géographie, une errance.
Le second, Le pain et la rue, estival, plus léger, drôle et moral.
On voit déjà à l'oeuvre tout ce que le cinéaste approfondira par la suite.
Les trois films de ce programme ont été produits par la commission du développement intellectuel de l'enfant et de l'adolescent.


Le long-métrage, Expérience (une petite heure), raconte la vie d'un jeune garçon, employé chez un photographe goutteux. Ce sont les 400 coups, le premier choc amoureux, la reconnaissance des différences de classes, l'humiliation de la pauvreté, filmés sans appel.

L'enfance, pour Kiarostami, qui a fait de cette figure imposée un motif récurrent de ses films (Ten, Où est la maison de mon ami ?), c'est le moment où l'on acquiert un regard sur le monde, où l'on s'approprie la ville et les rues. Espace d'apprentissage et de premières solitudes, entre tendresse et dureté, mélancolie flâneuse et illuminations graves. Le corps est investi d'un poids, d'une marque d'origine, d'une vitesse - autant d'entraves et d'attributs pour échapper à un destin. L'enfant, du statut de Dieu, passe à celui d'être humain - expérience douloureuse.

jeudi 20 novembre 2008

Two lovers - James Gray



Leonard Kraditor (créditeur : celui qui doit, on aura compris, et pourquoi pas Guilty tant qu'on y est ?) est un homme aussi ridicule que son nom, titubant, au crépuscule, sur un ponton de Brighton Beach, traînant derrière lui comme un enfant une veste du pressing, et se jetant, sans poids pour le lester, du ponton (pas du pont, non, trop risqué), pour mourir - raté ! Le film démarre sur ce sursis légèrement volontaire. Vite absout par un père plein de conscience domestique (un "il n'a pas pris ses cachets" expéditif, auquel s'ajoutera un cosmétique "moi aussi avec le club des PolarBears je vais me baigner dans l'océan le premier janvier")
Une sensibilité d'huître dans un corps d'éléphant, c'est ce que joue Joaquin Phoenix, virevoltant, comme un mammouth en tutu et ballerines, entre deux femmes, l'une aimée, l'autre l'aimant - mais toutes deux parfaitement méconnues, tragiquement fantasmées. Vinessa Shaw est le repli embryonnaire dans l'archaïsme d'une psyché peu précoce (la résignation), Gwyneth Paltrow est l'exact contraire (la libération). La maman et la putain. Mais pas une vraie maman, ni une vraie putain (trop risqué, on a dit). Trois enfants quadragénaires dans une cour d'école à leur mesure.
Joaquin Phoenix, après un mariage annulé, est revenu vivre chez ses parents pour reprendre la petite entreprise familiale - ses allées et venues sont strictement contrôlées, ainsi que ses prises de médicaments : voir à cet incestueux sujet la magnifique sortie en cachette de Leonard, grand moment d'hilarité, et le réveil forcé par Isabella Rossellini courroucée, autre instant de comédie passionnant (version La conjuration des imbéciles).
Si ce n'est la mort, le corps grotesque de Leonard trouve mille issues, que Gray s'obstine à filmer pendant la première demie-heure du film : tour de magie pour un enfant, blague slapstick pour une collègue, danse hip-hop approximative mais énergique pour une blonde sous ecstasy, oeil photographique pour une bar-mitzvah de petits bourgeois, imitateur consciencieux de la voix maternelle pour l'amoureuse lui succédant - on est en plein théâtre du je. Leonard, puisqu'il est incapable de se suicider correctement, sera l'employé, l'utile, le plaisant.
Le film compte deux afflux de scènes mémorables : quand Leonard tombe amoureux de Gwyneth Paltrow (du palier jusqu'au dance-floor, vingt minutes de grâce, avant la révélation, au spectateur, de la supercherie), et le soir du 31 décembre (vingt minutes de suspense lacrymal pour conclure en beauté). C'est un cinéma conscient de sa force et de sa forme - Gray sait ce que c'est qu'une ouverture (on se souvient de la première scène de La nuit nous appartient, on se souviendra de celle de Two Lovers).
Sanguin, le film enchaîne les coups, boxe façon grand cinéma (Bergman nous salue au passage - Monika, ici dans la désormais fameuse scène du toit - ainsi qu'Hitchcock depuis la fenêtre d'en face - mais quelle belle façon de citer les maîtres - comme s'ils avaient inventé, plus qu'une manière, une ponctuation particulière, infiniment reproductible - comme si Gray, cinéaste du poids des héritages, ne prenait d'eux que l'impulsion, qui lui permet d'élaborer quelque chose de très personnel), alignant à sa façon, désinvolte et stimulante, bravoure stylistique et modestie du sujet (une chronique de quartier, une banale histoire d'amour - une histoire de destin et de choix, donc - Gray doit avoir lu quelque part que les grands cinéastes faisaient toujours le même film), et donnant libre cours au génial Joaquin Phoenix, entouré d'une Gwyneth Paltrow toute en chichis tête à claques, et d'une Vinessa Shaw toute en fadeur anxieuse. La blonde ou la brune, la chipie ou la neuneu - on peut dire que la décision sera de toute façon mauvaise.
D'ailleurs, ce ne sera pas une décision. Un coup de scénario viendra gommer tous les efforts d'extraversion du pauvre Leonard. Et sur les images d'une fiction raisonnable et parfaite, viendront se greffer celles d'un fantasme jamais réalisé, d'une aventure non vécue, de laquelle il semble qu'on ait bien fait de se préserver. C'est ce qui séduit tant chez Gray, cette capacité à dédoubler la banalité, à lui rendre une profondeur bouleversante, un poids tragique, la légitimant gravement - avec un humour dérisoire et bon enfant.

Leonera - Pablo Trapero (mais aussi Le silence de Lorna, des frères Dardenne, et L'échange, de Clint Eastwood)



On est frappé, depuis Mundo Grua (1999), par la densité des films de Pablo Trapero. Une densité existentielle : ses films prennent en charge des destins, des errances, sans facilité psychologique ni métaphysique, sans aplomb discursif ni ressort scénaristique gratuit. La place que se donne Pablo Trapero dans ses fictions n'est ni celle d'un démiurge dirigeant de haut le parcours de quelque insecte, ni celle d'un dialoguiste tentant de faire tenir dans la case "maniacodépressif" ou "borderline" une figurine en pâte à modeler. Il est plutôt (comme Clint Eastwood) un accompagnateur (pas un guide), qui vient saisir détresse et beauté dans un même élan, et dont les images soulèvent des questions plus qu'elles ne nous imposent telle ou telle émotion convenue. Si émotion il y a, c'est toujours celle de l'inattendu, d'une joie soudaine dans un océan de noirceur.
Trapero filme le quartier d'une prison réservé aux femmes enceintes et aux jeunes mamans. Sans esquiver la crasse, la solitude, ni la violence, le réalisateur donne à voir une possible survie, dans cette recréation d'une petite société, close sur elle-même, et ayant tout à voir (tant thématiquement que métaphoriquement) avec la maternité. Deux enceintes - la prison, le ventre - filmées comme d'excessives fabrications humaines ou sociales, comme des lieux transitoires où vacillent l'espoir d'une sortie et le repli psychique sur les seuls arguments tenables d'une vie réduite à presque rien.
Le parcours de Julia (magnifique Martina Gusman), à l'instar de celui de Christine Collins dans L'échange, bouleverse, parce qu'il est plein de sagesse et de folie mêlées, plein de foi et d'irrévérence.
Julia, Christine Collins, Lorna, ce sont toutes des figures de femmes qui habitent le paysage cinématographique contemporain, et qui ont pour ancêtre commune la Gena Rowlands d'Une femme sous influence. Des femmes qui font glisser le sens de ce que l'on voit, qui s'abîment contre les tyrannies de l'ordre moral et du bonheur quotidien. Toutes accouchent d'un monde qui ne ressemble en rien au réel. Toutes portent une vérité dérégulatrice.

La dame du vendredi - His girl friday - Howard Hawks



C'est un petit théâtre d'événements intimes et municipaux.
Une journaliste revient annoncer à son ex-mari, directeur du canard pour lequel elle travaillait, qu'elle se remarie le lendemain. Le lendemain, date de l'exécution d'un homme, sombrement liée aux prochaines élections.
Trois suspenses coexistent : Rosalind Russell retombera-t-elle sous le charme de Cary Grant, le meurtrier sera-t-il pendu ou sa folie sera-t-elle prouvée, le maire véreux sera-t-il réélu ? Evidemment, les trois intrigues résonnent : le mariage est un arrêt de mort, et un trafic d'influences (on a déjà vu ça chez Howard Hawks).
On est comme au théâtre. Les acteurs ont le chic pour s'envoyer la réplique côte à côte face caméra. Les gestes sont excentriques. Les piques fusent. Un flot incessant de paroles qui s'enjambent, de mensonges qui s'aggravent. Sans champ/contre-champ, juste de modestes (mais brusques) recadrages.
C'est peut-être le film le plus cynique d'Howard Hawks, le plus désillusionné. Tout confine ici à l'abjection, jusqu'au suicide sec et sans appel d'une jeune femme humiliée, comme une trouée dans le récit comique, aussitôt recouverte par quelque dialogue éclatant et quelque gesticulation. Dans ce flux d'images plein d'à-coups, une tragédie s'oublie vite. Nul cas de l'émotion. On va jusqu'à fermer la porte sur un ressort mélodramatique puissant. Où Hawks pourrait nous émouvoir, quand le nouveau mari de Rosalind Russell retrouve sa mère et lui explique sa situation désastreuse, un journaliste passe et fait disparaître les deux personnages, figurines d'un autre film, parodies du bon sentiment se jouant sur une autre scène.

La terre des hommes rouges - Birdwatchers - Marco Bechis



La dernière fois qu'on a vu des Indiens au cinéma, c'était dans Le nouveau monde, de Terrence Malick. Ils découvraient au large les navires des colons, et l'on entendait l'ouverture de L'or du Rhin de Wagner.
Marco Bechis renverse la vapeur. Les Indiens sont sur la rive, et depuis leur barque les touristes européens observent les visages peints et les flèches lancées en l'air pour les intimider. Les Indiens se replient dans la forêt, sur la musique baroque de Domenico Zipoli, dans ce qui promet d'être une aventure hors d'âge. Alors le film a tout l'air de ressusciter les fantasmes d'Herzog, on croit rêver. On rêve : les Indiens montent dans une camionnette, et reçoivent une maigre liasse de billets de la part d'une compagnie de voyages organisés.

Si Wagner évoquait l'excitation, l'afflux de sang de la découverte, Zippoli agit en doux contrepoint, d'une dignité ancestrale. La musique nous donne à entendre le passé d'un peuple. Les images nous montrent la dislocation présente de celui-ci.

La terre des hommes rouges
raconte le moment critique d'une petite communauté Guarani, accablée par la pauvreté, l'alcool, et les suicides à répétition de ses jeunes membres. Pour conjurer le sort, les Indiens, parqués, décident de s'installer sur ce qui fut autrefois leur terre, forêt hantée par le Dieu Nande Ru, aujourd'hui transformée en champ par un riche propriétaire. L'affrontement tarde un peu, et le film hésite entre deux pistes : l'étude communautaire (initiation chamanique, sexualité, liens familiaux, solutions contre la pauvreté), et le western social. A ceci s'ajoute une bluette entre un jeune Guarani futur chamane et la fille des propriétaires, qui vient définitivement parasiter le récit.
Le projet est beau (nous faire prendre conscience du sort des Indiens du Brésil), mais la fiction ne parvient pas tout à fait à s'hybrider, entre magie panthéiste et naturalisme documentaire.

mardi 18 novembre 2008

Danielle Collobert pour parler de Philippe Garrel



"un moyen - un compromis - pour continuer à vivre - po
ur s'apparaître peut-être encore de temps en temps - sans image - sans reflet - seulement s'entendre - le souffle - le cri - les mots - quelquefois - avant de disparaître - tracer quelque chose - quelque part - pour rien - sans nécessité sûrement - être là - pourtant - encore - à essayer"

Danielle Collobert, Dire II


On dirait un film de Philippe Garrel. La façon dont les morceaux de phrases (de scènes) se succèdent. Mieux, se heurtent.
On dirait un corps contradictoire. Une matière organique menacée, qui survit par extraits, par lambeaux.

Garrel et Collobert ont ce même art du montage syncopé, où les mots (où les images) s'évanouissent, tom
bent, sont aspirés les uns dans les autres. Ils font chacun, dirait-on, les blasons d'un corps émietté, qui n'a pu être rassemblé que de façon parcellaire. Un corps avec des gouffres, des manques, et des associations anatomiques curieuses. Des blasons, oui. Leurs mots (leurs images) ont cette dignité bancale, cette persistance qui est aussi une survivance.


"assouvir jamais - désir de voix - brouillard partout - dans lequel surgit - de toujours les bras en avant - taillant du corps le vent coupe l'épaisseur - isole une voix - et cerne - gravite autour - progression vers un corps - parlant - là"

Danielle Collobert, Il donc

samedi 15 novembre 2008

sur Hellboy II et quelques autres spectacles - sur la mort du film d'action - sur la morale de l'émotion - sur le génie de Jason Bourne



On cherche un spectacle sec, on ne trouve pas.
Ces dernières semaines, j'ai écumé les salles, je cherchais un excitant, un film un peu froid et viril où des personnages courraient, tomberaient, mordraient la poussière. J'y ai eu droit parfois, mais ça ne tenait jamais longtemps - bien vite le spectacle nous resservait sa caution : l'émotion. Jacques Mesrine supporte mal son papa, James Bond a une blessure de coeur, Leonardo Di Caprio est amoureux d'une Iranienne, Hellboy va avoir un enfant, et la petite communauté de Blindness joue à touche-pipi sous la pluie. L'horreur. Le mont de piété hollywoodien : une larme pour une explosion. On veut que tout le monde s'y retrouve, les héros sont toujours là, mais maintenant ils ont des idées sur le couple, la paternité, le désespoir. Mémère rapplique, attirée par le tire-larmes en tube.
Oui, James Bond est malheureux, Hellboy se prend pour Elephant man, et Mesrine a un gros Oedipe qui passe mal. Faiblesses éloquentes, dialoguées, jamais mises en scène. Le spectacle s'arrête, le temps de quelques atermoiements. L'action s'effrite. La pellicule est trouée par la garantie du divertissement honnête et adulte. On injecte ici et là la morale de l'affect. Un sceau, une garantie. On ne peut plus faire courir un héros sans qu'il pense à sa femme.
On peut encore pourtant : Jason Bourne et Jack Bauer le font. Jason Bourne, sans mémoire, degré zéro du personnage, bloc de présent. Le héros le plus excitant de ces dix dernières années. Débarrassé de tout ce qui pourrait entraver sa logique folle, menacé de disparaître à chaque instant. Jason Bourne, c'est le possible oubli du film. S'il disparaît totalement, le film n'a plus de raison d'être. Le spectateur le cherche, le traque, le tient en vie. C'est Cary Grant dans La mort aux trousses. Pas moins.
Hellboy, lui, chante sur Burt Bacharach, et doit choisir entre l'amour de sa femme ou bien celui du monde. Il choisit le plus simple à conquérir : celui de sa femme, évidemment (il faut dire : elle l'aime). Et dans le déluge de couleurs primaires du film, des dialogues adultes (c'est-à-dire pornographiques) éclatent vulgairement. Guillermo Del Toro découvre le rouge et le vert, et jette tout ça sur l'écran. Ca fait parfois mal aux yeux, mais tant mieux. Il y a là une joie enfantine qui déborde : le dieu-forêt, la nuée de termites carnassiers, la vieille qui mange les chats mais craint les canaris. Des petites fêtes de cinéma. Des petits éclats bouleversants et muets. Mais trop vite les voix resurgissent, pour nous faire croire en une quelconque sagesse, en un tourment existentiel légitimant tous ces débordements esthétiques, toute cette fièvre de l'imaginaire. Le spectacle n'est plus gratuit. On vient de lui trouver des valeurs. On vient de l'achever. Il n'y aura plus de suspense. On saura que l'amour attend dans l'ombre des dialogues.

jeudi 13 novembre 2008

Serbis - Brillante Mendoza


C'est toujours un moment incroyable de découvrir un cinéaste, un vrai. Ca se repère assez vite : soudain, on est plongé dans quelque chose d'infiniment singulier, qui ne dit jamais ce qu'on attend, qui ne représente rien d'autre que lui-même. Un cinéma qui ne se fait pas l'écho du monde, qui paraît être en trop, posé là sur Terre par hasard, presque une erreur.
Serbis donne cette impression. Cette histoire de famille en charge d'un cinéma porno aurait pu être lourde, pleine de non-dits et de non-pensés, vague subterfuge moral planqué sous une provocation. Mais non. Brillante Mendoza s'en fout, de ressembler à quelque cinéma que ce soit, de correspondre à quelque critère, de dire quelque chose du monde et de la famille en général - ce qui le passionne, c'est le particulier (rendre évident l'incongru), ce lieu, ce jour, ces acteurs.
Serbis montre une journée dans la vie d'une famille, journée charnière, où la grand-mère saura si son mari a été condamné pour avoir nourri une autre famille, où un jeune homme à furoncle décidera de vivre une autre vie, où sa petite amie annoncera sa grossesse, et une journée banale aussi, où un petit garçon ira à l'école, où le projectionniste se fera sucer dans la cabine, où un voleur sera attrapé dans le grand complexe architectural décati, où les clients courront après une chèvre infiltrée dans la salle. Petits échanges de bons procédés, déambulations incessantes dans des couloirs et des escaliers, portraits simples et fragiles, ni réalistes ni caricaturaux, simplement cinématographiques, fragilement filmés.
Brillante Mendoza a un ton - il dit la fébrilité, la dignité, le désir, comme peu avant lui. Il filme des personnages qui préféreraient ne pas être ce qu'ils sont - être un autre, et ailleurs. Son attention à l'espace est d'autant plus bouleversante. Omniprésence du son de la rue, lumière d'été passant par le mur troué, tous les lieux vivent - vivent peut-être plus que les êtres, un peu perdus, toujours insatisfaits.

Level five - Chris Marker



Chris Marker s'empare d'images qui ne lui appartiennent pas, et il les monte entre elles.

Tout démarre sur l'histoire d'une femme, au prénom fictif, Laura, comme dans le film d'Otto Preminger. Elle écrit. Elle aimait un homme qui travaillait sur un jeu vidéo, ayant pour thème la bataille d'Okinawa. L'homme est mort. Restent ce programme inachevé, des années de recherches, des souvenirs de voyage, des images d'archive, des citations, des moments évoqués. Reste un espace étrange (le film a treize ans je crois), un internet réservé aux initiés, où les connectés se parlent à travers des masques. Laura parfois croit voir son amour sous les masques.
Et Marker vient piocher là, dans ces images où cette femme seule devant l'ordinateur qu'elle partageait avec son mari évoque son présent, cette absence, ce jeu étrangement conçu comme si l'Histoire ne pouvait être réécrite.
Il va plus loin aussi. La mémoire de cette femme, c'est la mémoire du Japon. Des 150000 morts, suicidés avant que les Américains ne les tuent, sur l'île d'Okinawa.
Mais plus que la mémoire, c'est le rapport à cette mémoire qui compte. Cette croyance du XXème siècle qui veut que la mémoire empêche le présent de répéter les drames passés.
Et c'est magnifique.
D'abord, parce que l'histoire de cette femme est bouleversante. Ensuite, parce que la thèse de Marker est d'une amertume incroyable. D'une amertume qui donne envie de vivre, bizarrement. Peut-être est-ce cette image, qu'on a souvent vue dans les documentaires, d'un homme qui brûle. Marker nous montre ce que les documentaires éludent : l'homme, après s'être effondré sur le sol, rongé par les flammes, se relève. Et cette force soudaine, ce reste de vie, c'est ce que l'Histoire nous propose aujourd'hui : les cendres, le visage cramé, la chair à vif - mais un pas de plus, quand même, pour sortir du champ.
Peut-être aussi est-ce cette force qu'on sent chez cette femme. Ce qu'elle dit n'est pas banal. C'est sa douleur qui est banale. Il y a de la peur, il y a de la foi, il y a des hésitations, et de l'humour, et des larmes. Il y a tout ce qui fait qu'on est encore en vie.
Level Five, c'est un film de l'encore. Un film où l'on répète peut-être les drames du passé, où l'on oublie, où l'on croit se souvenir et puis non, mais où l'on est toujours là, avec toutes ces choses en nous, peut-être un peu cachées, peut-être déléguées vers de vastes réseaux, mais là, à portée.
Il y a aussi cette histoire du pianiste qui, pour jouer, déchiffrait un texte incompréhensible. Parce qu'il voulait que ses notes sortent d'un lieu vide, dénué d'intentions, d'idées. Que ses notes soient de l'énergie pure. Level Five, c'est la même chose. Une énergie pure, naissant de rien, d'images insignifiantes ou qui disent trop pour dire vraiment, mais qui, mises ensemble, donnent la sensation de vivre encore.

mercredi 12 novembre 2008

Boy meets girl - Leos Carax



Boy Meets Girl est le film rêvé. Le film où le fantasme du cinéma s'accomplit, s'incarne. D'abord fellinien dans la peinture des soirées mondaines où un homme raconte son voyage sur la lune, puis célinien, dans le borborygme, la macération de la rancoeur, beckettien dans la vision de l'amour comme une entrave à la liberté individuelle, "eustachesque" dans le discours amoureux - et, malgré toutes ces citations, toutes ces références, tout ce poids, le film s'affranchit. Parce qu'il trouve ses acteurs - Denis Lavant, éblouissant, et Mireille Perrier, qu'on aime intensément - parce qu'il prend des libertés, parce qu'il réinvente son langage, même si les mots sont piochés ici et là, même si les images et les histoires ont des sources connues. Le génie de Carax dans Boy Meets Girl, c'est le montage - la congruence de tous ces éléments sublimes détournés, transformés, détruits, et finalement ressuscités sous une forme infiniment personnelle et sensible, sous un jour (ou plutôt devrait-on dire une nuit) nouveau (une nuit nouvelle). Carax emprunte au renouveau musical (Steve Reich, par exemple) autant qu'à celui de l'art contemporain l'idée de collages, de mixages, de transformation d'éléments déjà présents mais détournés de leur discours originel. C'est un cinéma à la fois brut et cultivé, sincère et profond. Et son sujet - son cadre aussi - c'est la nuit. La nuit, avec l'inquiétude du jour qui ne reviendra jamais, de la vie qui ne peut plus continuer, du corps qui croit qu'il va mourir, envahi par trop de désirs, et une incapacité à les communiquer pleinement. Une envie du plein qui ne trouve d'issue que dans le meurtre. Parce qu'alors, l'infini (ou ce qu'on prenait pour tel) de la vie, de l'existence, des possibilités, se résout dans la mort, dans le corps inanimé - la passion s'incarne dans le sang.

Le cheval qui pleure - Dorogoy tsenoy - Mark Donskoi



C'est un film d'un lyrisme absolu, qui n'a pas peur de son outrance, de son trop plein, de sa démesure - et qui en même temps n'est jamais faux, parce qu'il invente toujours (ainsi cette scène chantée sur le fleuve, où l'on fait d'un acte meurtrier une sérénade, donc une comédie, donc une tragédie).
Le cheval qui pleure joue sur les oppositions très dialectiques d'un certain sérieux ukrainien contre une extravagance tzigane, d'un corps contre le monde, d'un homme contre une femme, d'un amour fou contre une société plus folle encore, de deux pays qui l'un pour l'autre représentent le paradis. Et tout fonctionne. Parce que tout s'inscrit absolument dans le corps des acteurs - corps mourant, corps soigné, corps empêché, corps désirant, corps travesti - l'éternuement qui pourrait être fatal, la balle hasardeuse qui touche sa cible, la course dans les roseaux filmée au ras du sol : c'est une épopée. Et c'est très émouvant. Parce que, même si ce film n'a pas une personnalité très forte (il exécute sa tache : raconter une histoire, et il le fait bien, mais sans s'arrêter, sans réfléchir, au risque de l'essoufflement), même s'il donne sans cesse l'impression d'avoir vieilli, c'est un film fou, qui abat toutes ses cartes d'un coup mais ne cesse d'en réinventer les possibles combinaisons.

Moscou ne croit pas aux larmes - Moskva slezam ne verit - Vladimir Menchov



Moscou ne croit pas aux larmes est une fresque, couvrant la vie de trois femmes et de deux Russies, deux mondes : ceux qui vivent à Moscou, et ceux qui y sont nés. D'abord cruel, le film emprunte les chemins de la parodie et parfois ceux de la farce, jusqu'à ce que cette dite farce tourne mal, et que le film trouve son point de rupture tragique. Mais le tragique est surmonté par l'héroïne. Il n'y a pas de final désastreux. Au contraire, une nouvelle vie commence. Plus dure, plus sèche, mais peut-être plus vraie. Peut-être seulement. Car ce qu'on croyait être une morale marxiste dans la première partie se révèle être bien plus retors dans la seconde. Cette jeune fille qui n'a pas réussi à dire à son amant qu'elle était ouvrière, ne réussira pas à dire non plus à son nouvel amour qu'elle est la directrice de l'usine pour laquelle il travaille. Cela va bien plus loin que la lutte des classes. Cela va jusqu'à l'acceptation toujours difficile de soi. Et les conséquences que cette négation de soi entraînent sur le rapport aux autres. Aussi le film, d'abord comique, satyrique, se fait profondément sentimental et psychologique. Les acteurs sont tous éblouissants. Leur vieillissement est très réussi. On sent dans leur jeu une différence nette, mais pas une parfaite étrangeté. Non, seulement le passage du temps, l'usure de la vie (et le film est là encore assez mordant en ce qui concerne les personnages secondaires - surtout pour le premier amour, coincé dans un passé, dans une répétition du même, pathétique, anodin - et s'il fascinait au début, s'il avait cette puissance de l'homme aimé, dans la seconde partie, le réalisateur s'acharne à nous défasciner de lui, à nous le faire voir vraiment).

Les passagers de la nuit - Dark Passage - Delmer Daves



Un très grand film, très mystérieux, sur la reconstruction d'une identité. Humphrey Bogart n'apparaît vraiment qu'à la moitié du film, bien qu'il soit là depuis le premier plan, caché dans un bidon, puis en caméra subjective, puis toujours un peu dans l'ombre, et, finalement, le visage bandé. Ce n'est que libre (ou libéré de la culpabilité de meurtre qui plane sur sa personne), avec son nouveau visage et le nom que lui a donné la femme qui l'aime, qu'il peut enfin revivre.
C'est aussi un film sur l'errance. Bogart n'est pas un dur - plutôt un minable, maladroit, toujours fourré où il ne faut pas - extrêmement touchant lorsqu'il ne communique que par les yeux - et la fascination que son procès a généré le dépasse. Toute la ville ou presque cherche à l'aider - la nuit est cotonneuse, amicale, bienveillante. Ce sont les autres qui cherchent à lui faire franchir la barrière d'obscurité qui le sépare du monde vrai.
Les scènes sont très drôles, très angoissantes aussi (parce que le personnage est si maladroit, si peu habitué au crime, qu'il commet un nombre d'erreurs incalculable - une sorte de Charlot, ou de Grégoire Samsa), très bien construites. Le cinéaste prend son temps. Nous fait lui aussi traverser cette nuit et ressentir l'épreuve qu'elle constitue.
Lauren Bacall est d'une beauté absolue dans des vêtements rectangulaires, elle ne joue presque rien, elle flotte, sûre de son amour et du pouvoir qu'il lui confère.

L'hôpital et ses fantômes - Riget - Lars von Trier



L'hopital et ses fantômes est une série maline, manipulatrice, et addictive. En adoptant le ton du feuilleton et la liberté que celui-ci implique, Lars Von Trier se débarrasse de la pesanteur qui hante parfois un peu trop ses films (Dancer in the dark, Europa), se débarrasse de la volonté de faire discours en fait, parce qu'on ne sait jamais où l'intrigue va nous mener, ni ce qu'elle veut signifier (d'ailleurs, la série n'a pour le moment pas de fin - elle ne pose que des problèmes, des énigmes, des situations hyper étriquées, et les multiplie à outrance). C'est en cela que réside le charme absolu de cette série : une façon de mettre en scène des situations d'une complexité extrême, et de les tendre au maximum avec les possibilités de suspense que procure l'épisodicité. C'est d'ailleurs tout le talent de Lars von Trier de creuser, creuser jusqu'à ce que tout devienne absolument intenable, et démonter l'humain comme un faible mécanisme ne lui opposant que peu de résistance, sauf celle de sa pugnacité grégaire, sociale, et numérique. Lars von Trier est un grand cinéaste de l'ambiguité, jusqu'à l'absurde. Il démonte le psychologique, dégomme le métaphysique, et, toutes déterminations niées, proclame la liberté absolu de chacun, tout en dénonçant la tendance à s'emprisonner. C'est un cinéaste vrai - pas du tout utopiste - mais tellement vrai que ce vrai dépasse l'entendement. C'est un vrai scandaleux et bouleversant.
Il y avait longtemps que je n'avais pas eu autant peur devant une fiction - et que je n'avais autant joui de cette peur. Etrange mélange de malaise et de fascination, d'angoisse et de jovialité triomphante. Esthétiquement, c'est un terrain d'expérimentations, sur des corps souffrants ou illuminés - une série où l'on met en scène le délire, la mort, la souffrance, l'angoisse, avec une liberté rarement vue ailleurs. Peut-être le film le plus dreyerien de Lars Von Trier.

Les idiots - Idioterne - Lars von Trier



C'est un très beau film, énergique, drôle, profond, avec des scènes qui empruntent à l'idée de performance en art contemporain - ou comment introduire un corps étranger (donc étrange) dans un environnement normal (donc normatif). Lars Von Trier prête autant d'attention à ses acteurs qui jouent les idiots qu'aux gens qui les regardent. Ce qui l'intéresse, dans ces expériences, n'est pas seulement la notion d'attentat (pourtant magnifiquement présente, et presque suffisante - un Harmony Korine par exemple s'en serait contenté), mais aussi la façon dont l'attentat se développe peu à peu, dont le regard change, et dont l'esprit même de celui qui commet l'acte de violence contre la société trop sûre d'elle évolue, s'implique, se fond avec son acte, et se confond presque avec l'idiotie présupposée. Mais Lars Von Trier va encore plus loin. Son point de vue est étrange, déstabilisant. D'abord, on pense que ce n'est qu'une simple provocation. Et puis, on comprend quelque chose de plus. C'est une provocation, certes, dirigée contre le monde, ou la société, mais contre toute forme de société en général. Ces attentats, les idiots vont finir par les commettre contre eux mêmes. Quelle place l'individu trouve-t-il au sein d'un groupe ? N'y a-t-il pas, dès qu'il y a groupe, cloisonnement dans un rôle trop vite déterminé ? La violence du film a un spectre bien plus large que ce qu'on voudrait croire au début. C'est une violence qui se retourne contre l'humain. C'est une expérience qui naît sous nos yeux puis qui s'autodétruit. Il y a l'engouement assez primaire des premières scènes, l'ambiguïté des suivantes, puis la mise à mort des dernières. Lars Von Trier éprouve la limite de sa proposition de mise en scène. Et questionne ainsi la limite de toute mise en scène. Le Dogme est d'ailleurs l'illustration théorique de ce sentiment de la limite. Dogme qu'il ne respectera pas par la suite, parce qu'aussitôt qu'il est posé, il n'est plus vrai. Lars Von Trier est le cinéaste de la quête de la vérité.

Identification d'une femme - Identificazione di une donna - Michelangelo Antonioni



Identification d'une femme est un film sublime de bout en bout, absolument inspiré, esthétique et plein de références picturales, ancré dans son époque (et discourant sur cette modernité - on pense aux années 80 vues par Pialat) et dans son pays (l'Italie et ses castes sociales, sa noblesse décadente, comploteuse et fuyante, rendue inaccessible par une invisibilité préservée -
"- Vous cherchez quelqu'un?
- Oui, mais je ne connais pas son nom.

- Alors pourquoi le cherchez vous?" dit la dame en fourrure en se précipitant dans une autre pièce), et aussi absolument érotique. Les scènes de sexe sont tout simplement les plus belles du monde, et les plus torrides. Parce qu'elles ne se contentent pas de montrer la mécanique du désir, mais aussi le désir lui-même, et sa nature, dévoratrice, pénétrante, voyeuse.
Le grand sujet du film, c'est la vision, et l'invisibilité (la scène dans le brouillard en est une parfaite illustration - il y a là une angoisse de la disparition : ne plus pouvoir voir l'autre, ne plus pouvoir le désirer; le vêtement aussi à son rôle, élément de fétichisme, comme chez Hitchcock).

C'est aussi un film sur la castration sociale: une petite caste malveillante empêche un réalisateur d'aimer une femme surgie de cette caste. Une femme, ou une idée. Lui, le bourgeois, le parvenu, n'a qu'à bien se tenir. Il n'est pas de ce monde - et c'est aussi la conscience qu'il a de ne pas faire partie de ce monde qui l'empêche de le faire venir à lui pleinement. Le réalisateur est en quête d'un film à faire. Mais aussi d'un amour. Il collectionne les visages de femmes qu'il affiche sur le miroir de son bureau. Il cherche une idée.

A mi-parcours, Identification d'une femme procède à une subtile interversion des rôles. Cette fois-ci, la femme est l'amoureuse, et l'homme est celui qui ne peut pas vraiment rester dans cette relation. Christine Boisson est superbe - cette fragilité d'un être qui se sent susceptible d'être à tout moment dépossédé de son amour, elle l'incarne à la perfection.

Le cri - Il griddo - Michelangelo Antonioni



Le cri est un film très pur, très triste, une sorte de bloc de tristesse, un caillou fataliste. On suit l'itinéraire d'un homme, chassé par son épouse, sur la route, le long du Po, conduisant sa fille, de petits boulots en petits boulots, de femme en femme, et toujours cette impossible consolation, cet apaisement qui ne vient jamais. Il a la rigueur des films muets, cette pureté, cet éclat - on pense à une sorte de Charlot massif, viril, mais tout aussi brisé, dévasté. Dans des paysages propices à la lamentation, des arbres alignés, coupés, des chemins boueux, des cabanes, des plaines brumeuses et désolées. Jusqu'à la crue. Quand le Po déborde, le coeur aussi. Il faut revenir, rebrousser chemin - c'est trop, l'homme en a trop vu, trop bavé. Le cri est un film panthéiste - le paysage est d'abord mental, d'abord le reflet d'une psyché.
Tous les personnages sont beaux - toutes les femmes (quatre portraits consécutifs) existent vraiment. Toutes révèlent une vie, une façon d'être au monde et d'aimer. La première, libre, combattant pour sa liberté, au point d'être dure. La seconde, celle qu'il aurait pu épouser, romantique, amoureuse, souffrante, mais refusant de trop souffrir - une travailleuse, qui épanche sa douleur dans l'action et la répétition. La troisième, la pompiste, virile, sévère, passionnée, qui va jusqu'à exclure son père de la maison, puis la fille de son amant - la seule trace qu'il lui reste de cet amour passé, auquel il avait cru, et qui l'a tant déçu. La dernière, décomplexée, frivole, d'une très grande beauté, matérialiste, assez joviale, qui danse, qui vole, qui se prostitue, mais toujours pour manger. Cette misère, Antonioni décide de la faire se soulever. Le bourg se révolte contre la confiscation des terres des paysans par l'état. Des policiers forment une ligne sur la route, empêchant la foule de passer. La foule les contourne, s'écarte simplement du chemin, et court vers les terres confisquées. L'intime est plus laborieux que le politique.

La vengeance dans la peau - The Bourne Ultimatum - Paul Greengrass



La vengeance dans la peau m'a posé un léger problème : pourquoi les deux grands méchants du film ont-ils des prénoms juifs (Ezra et Noah) ? Le propos politique du film (ouvrir les yeux sur une manipulation de la société par des institutions d'état) se teinte ainsi d'une note antisémite suspecte (pas vraiment affirmée, mais quand même présente).
Au bénéfice du doute, on dira quand même que le film de Paul Greengrass est excellent. Parce qu'il ne refuse ni l'esthétique ni le métaphysique. Les films d'action sont parfois porteurs de réflexions radicales sur l'être et de la mise en image de ces réflexions (voir le sublime Traqué de Friedkin). Dans La vengeance dans la peau, il est ainsi question de la disparition: comment disparaître? comment, alors qu'on est une cible, se fondre dans la foule? comment faire un avec le corps social alors que notre identité à elle seule constitue une menace pour ce corps social? La scène de la gare de Londres est en ce sens exemplaire. Extrêmement rythmée, tendue, on y voit Jason Bourne donner des indications à un journaliste lui-même menacé. Les phrases sont courtes, précises : ne sors pas, fais tes lacets, avance, marche plus lentement. Et l'oeil du spectateur, soit cherche cet homme, soit cherche ceux qui le menacent. Si le journaliste obéit point par point aux conseils de Jason Bourne, passé maître dans l'art de la disparition (identité égarée, mémoire vacante, être zéro), il survit. Le suspense est alors de savoir s'il obéira jusqu'au bout, ou s'il faillira. Peut-on ne pas exister? Dans une société sur-fliquée, comment ne pas apparaître? De leur côté, les traqueurs sont dans leur bureau, et cherchent à obtenir ce qu'ils appellent des "visuels". Voir,c'est pouvoir. Etre vu, c'est donc être en danger. Et le film poursuit cette démarche esthétique à Tanger, dans une scène de course-poursuite au ralenti, dans une foule. Il invente la lenteur- la lenteur comme arme d'assimilation à la masse.

Tout est pardonné - Mia Hansen-Love



Tout Est Pardonné est un premier film, et il en a la grâce et les défauts. Mais les défauts sont rares. Vite, on les oublie. Quelques dialogues un peu lourds par moment, quelques velléités démonstratives. Tout Est Pardonné est avant tout un film rageur, un film froid, qui envoie tout balader, tout le bon goût français. Il y a des personnages avec des aspects sombres et lumineux très travaillés, et un scénario dont l'histoire s'étend sur dix ans. C'est rare. Et Mia Hansen Love porte cette ambition jusqu'au bout. Chaque plan approfondit le précédent, lui donne une teneur nouvelle. La mère, sainte martyre au début, révèle un coeur glacé. Le père, attachant mais perdu, drogué, déconnecté, semblera revenir, et puis non, pas vraiment, ou à sa manière, violente, brutale, romantique. Mia Hansen Love filme l'irréparable. Formellement, le film est éblouissant. Parfois un peu pressé (certaines scènes auraient pu durer plus longtemps - notamment la scène de la boîte de nuit, moment extatique, délivrant, trop vite abrégé). La cinéaste développe un vrai sens du cadre et de la lumière. Pas un plan à jeter. Sans que ce soit décoratif. Il y a une picturalité. Une vérité à saisir, inscrite sur le visage ou le corps de l'acteur. Et ses cadres et ses lumières, seuls, racontent une histoire, donnent quelque chose, nourrissent son film d'émotions et de significations. Il n'y a presque pas besoin de plus. Elle a également un sens de l'espace, de la ville. Vienne, Paris, la campagne. Tout est très précis, très beau et très vivant. Le lieu compte. Son identité, son atmosphère, influencent le récit.

Le démon s'éveille la nuit - Clash by night - Fritz Lang



Certainement pas le meilleur film de Fritz Lang (de toutes façons sa période hollywoodienne n'est pas bien fameuse), très condescendant, rassurant, formaté (le propos sur le mariage, la maternité, la responsabilité - la vision de l'homme aventureux comme un adolescent attardé), mais tout de même très habile dans sa façon de poser un lieu, un climat, une ambiance.

Ici, une ville de pêcheurs. Vers six heures, les femmes se lèvent et sortent en silence dans la rue pour se rendre à l'usine dépioter les poissons. La nuit, les hommes sont en mer. L'ambiance est délétère. La misère omniprésente. Quelque chose d'inhumain. De trop protégé. De plus du tout animal. Le travail, l'argent, la maison, la soupe, la femme pour les vieux jours, le bébé. Tout est en ordre. Et quand il manque quelque chose, c'est forcément une des choses citées ci dessus. Rien ne dépasse. Pas de place pour l'extravagance. En quelques plans Fritz Lang nous dresse le portrait de cette ville de manière très claire, les relations entre les êtres. Il faut lui reconnaître une grande précision narrative.
Il y a aussi un personnage intéressant : Jerry. Un homme-maman. Protégeant sa femme, son père, son oncle, son enfant. Homme-couverture, homme-ourson, que le moindre mouvement imprévu brusque, déstabilise absolument. Homme d'une grande bonté aussi, certainement pas très malin ni très aventureux, mais sincère, et aimant, à sa manière minuscule et tendre. Un homme qui a peur de sa propre violence. Qui s'en veut d'avoir voulu frapper l'amant de sa femme.
A aucun moment n'est posée la question de la solitude autrement que sous forme d'angoisse. Les gens, dans Le Démon S'éveille La Nuit, veulent s'agréger les uns aux autres, faire corps, intégrer la ville, se ressembler, se réunir, se soutenir. La femme de Jerry ne pensera à quitter son mari que pour tomber dans les bras d'un autre. La solitude effraie trop.

Chronique d'un amour - Cronaca di un amore - Michelangelo Antonioni

Chronique d'un amour est un film qui annonce l'oeuvre à venir d'Antonioni. Encore un peu trop engoncé à mon sens dans certains codes narratifs bourgeois, il est cependant formellement brillant, avec des plans très composés qui inscrivent déjà les acteurs dans un paysage qui n'est pas réaliste, mais plutôt mental ou métaphysique. Un paysage qui les hante, ou qui les écrase.
On retrouve le goût d'Antonioni pour la beauté des femmes. Il dresse, dans ce film, un portrait somptueux de Lucia Bosé, extrêmement complexe, riche. Dessinant des peurs, des névroses, des hantises, des paranoïas minuscules mais persistantes.

C'est un film plein de costumes, pas seulement pour faire beau, mais parce qu'il s'agit d'étoffe, du bruit qu'une robe fait en frôlant le sol, de la façon dont la fourrure cache et offre la femme qui la porte. Ecran et cadre à la fois. Distance et ligne de mire. Objectivation du désir.

L'idée de passage aussi a son importance. Les corps antonioniens laissent une trace mais voudraient ne pas. Toujours cette fameuse histoire de disparition. Dissolution de l'être dans le monde.

Chronique d'un amour
est l'occasion de nombreuses émotions esthétiques - notamment ce plan où Lucia Bosé, après l'arrivée de la police, s'enfuit de chez elle et passe une immense grille; ce plan aussi où elle s'effondre sur son lit pour pleurer; ce plan de haut sur les voitures au départ, après l'opéra.
Antonioni dessine en creux, dans la chronique de cette relation très exclusive, pas très ouverte sur le monde (au contraire de
La Notte, plus fellinienne), le portrait de l'Italie bourgeoise des années 50. Cet amour en est une sorte d'emblême.

mardi 11 novembre 2008

Sobibor - Claude Lanzmann



Sobibor est un récit, extrait et développé à partir des témoignages enregistrés lors du tournage de Shoah. Il a sa place à part : c'est une histoire, unique, non reproduite ailleurs. Sobibor, c'est l'exception. Elle n'avait pas sa place dans Shoah, qui valait pour mémoire collective, pour écriture de la tragédie. Car Sobibor est le récit victorieux, sans remords, d'un homme qui a pu tuer ses bourreaux et s'échapper d'un camp. D'abord, Lanzmann filme les lieux. Longs plans inhabités, de paysages désolés, de champs, de routes, de rails, de villes, de forêts, de vestiges. Les lieux de la mémoire. Ce dont le héros se souvient, trente ans après, Lanzmann le retrouve et le filme, soixante ans après. L'entretien date de 71. Les images documentaires de Pologne et d'Ukraine datent de 2001. Trente ans se sont écoulés. Lanzmann a senti la nécessité de retrouver ces lieux, de les associer à ce récit pour les marquer à jamais du tampon de la mémoire d'un homme. Les lieux, la voix. Le soleil, avec lequel joue la caméra, entre les arbres, au crépuscule. Les corneilles, sur les ruines de Sobibor. Le lieu est hanté. Puis c'est au tour de l'homme, d'être montré. Il fau le voir pour le croire. Un survivant. Un homme qui a retourné la violence qu'il subissait contre ses bourreaux. Un homme qui ne voulait pas mourir, et qui a préféré tuer plutôt que de les laisser faire. Le coin de sa bouche tremble un peu. Ses yeux sont vite humides quand il se souvient de l'acte. Pas par regret. Par joie. Lanzmann le conduit dans son récit. Ce n'est pas un récit épuré. C'est un récit pesant, dense, où tout est dit deux fois plutôt qu'une, où chaque détail est précisé. Car Lanzmann ne cherche pas à être efficace. Il cherche à être vrai. Il aide cet homme à se souvenir. C'est là toute l'essence du cinéma de Lanzmann : accompagner.

California dreamin' - Cristian Nemescu



California Dreamin' a le charme de son inachèvement. D'abord, disons-le, Nemescu filme comme un cochon. La caméra bouge tout le temps et sans nécessité, parasitant ce qu'on peut voir, abusant des plans rapprochés sur les doigts qui éteignent les interrupteurs et les oreilles qui écoutent. Pourtant, dans les séquences en noir et blanc, Nemescu prouve qu'il a le sens du cadre et du tempo - la première séquence est tout à fait effrayante, avec cet obus qui dévale l'escalier d'un immeuble. Mais ce qui fonctionne le mieux dans California Dreamin' c'est l'absence de coupe, qui donne au récit une ampleur monstrueuse. Sans la moindre tentative d'épure, sans faire le moindre choix tranchant, le film nous donne à voir toutes les palettes et les ramifications de son scénario. Chaque personnage (et ils sont nombreux) a pour exister une dizaine de scènes, et les rencontres se répètent jusqu'à l'épuisement. Le temps est long, sans éblouissement particulier, et, malgré tout, le film est très vivant. Parce que Nemescu ne semble jamais à cours d'imagination, ni de désir pour ce qu'il filme - sans doute peut-on imputer à ce désir les mouvements de caméra trop bruques, trop approximatifs. Et parce que ce cinéma non 'dégraissé' ne cesse de préciser ce qui au début paraît caricatural (une troupe de l'armée américaine, soumise aux caprices d'un chef de gare revanchard, coincée dans un train à l'arrêt, sur les rails d'un village roumain perdu dans le pli d'une carte). Les personnages finissent par prendre corps, les histoires par se lier, et le film par atteindre une certaine épaisseur dans sa polyphonie malhabile. Si bien que California Dreamin' nous donne l'idée de ce que pourrait être le cinéma sans l'impératif de rentabilité "moins de deux heures = + de séances". Rien que pour ça, et sans être un chef d'oeuvre, ce film est une curiosité. Il y a évidemment d'autres films qui durent trois heures - mais celui-ci n'a aucune raison de durer aussi longtemps - et c'est peut-être parce qu'il est déraisonnable qu'il finit par être intéressant.

No country for old men - Coen brothers



Je pensais que la greffe pourrait prendre. Que l'efficacité des Coen ne nuirait pas à la métaphysique mac-carthyenne. D'autant plus que j'avais lu une interview d'eux où ils disaient aimer Bresson (au point d'avoir dans leur bureau une affiche de Lancelot du Lac). J'imaginais qu'ils comprenaient et sauraient trouver le lien entre le physique et le spirituel. Et pas du tout. Les Coen nous resserve la même sauce que Sang pour sang. Ils transforment le récit de Mac Carthy en pochade sèche et sans mystère. C'est parfois brillant, les scènes d'action sont spectaculaires, il y a un vrai suspense qui prend aux tripes pendant la première heure, et une vraie attention portée sur les actions - mais dès que la course-poursuite s'arrête, le film s'effondre, alignant des ellipses peu inspirées, qui marquent un véritable échec dans leur régime spectaculaire. Ils nous en foutent plein la gueule dès les premières séquences, si bien qu'à la fin les voilà en manque d'imaginaire et en sérieuse perte de vitesse (manque de désir aussi pour l'histoire qu'ils s'attachaient à raconter). Les Coen ne sont pas philosophes. Ils tentent bien quelques petites choses, mais ça reste sans relief, sans profondeur, sans émotion. Les personnages restent figés, et la tentative de craquellement de leur armure parodique est purement théorique. Tout cela est extrêmement banal. Encore des gens obsédés par la pluie qui risque de tomber sur leurs décors naturels. Des storyboardeurs incapables d'insuffler le moindre soupçon de vie dans leurs images froides.

Cloverfield - Matt Reeves



Je savais que je n'allais pas voir un Bresson, mais quand même, la surenchère d'effets filmés au caméscope, parfois ça marche (quand on en voit peu, ou seulement des parties), et parfois ça manque de force (quand le film lorgne malgré lui vers les blockbusters classiques, en rentabilisant ses dollars à coups de plans larges sur la ville (je sais, c'est 4 fois moins cher qu'Astérix, mais demandez à Bresson combien a coûté Le condamné à mort s'est échappé...). Je me serais volontiers passé des plans sur le monstre par exemple. Une jambe, un aileron, un vague mouvement indiscernable dans le lointain m'auraient suffi. Ca surfe sur une tendance gentillette (chacun sa part de spectacle grâce aux technologies modernes - cf le plan sur la pub Nokia quand l'un des personnages ne trouve pas de mots pour consoler son ami), mais c'est sans réelle puissance théorique, sans rigueur. Il y a des idées magnifiques (le film sous le film - qui serait un peu comme la représentation de l'inconscient du film - sorte de paradis originel, gardé en mémoire alors qu'on assiste au bannissement d'Adam et Eve - le choix des lieux n'est d'ailleurs pas anodin : Central Park d'abord, puis Coney Island, un parc d'attraction tellement vieux qu'il semble désaffecté, une plage rongée par les sévices de la civilisation - cf les mots du vieillard dans l'album de Godspeed You Black Emperor, Lift your skinny fists like antennas to heaven : "we used to sleep on the beach" / "they don't sleep anymore on the beach" - mais c'est une mémoire qui, grâce au procédé du film, ne cesse de se réactualiser, sans que ça ait la lourdeur d'un flashback - la mémoire est plus considérée comme espace que comme temps : comme une trouée sur une bande, un oubli, bizarrement - c'est ça, c'est l'oubli qui régénère la mémoire), des idées magnifiques donc, contredites par des idées banales (je n'aime pas du tout la scène du toit et de l'immeuble bancal - ça aurait pu être superbe, au début il y a des codes physiques très stricts pour les acteurs, qui peu à peu s'émoussent).

Le voyage du ballon rouge - Hou Hsiao-Hsien



C'est un film d'une grande douceur, sur l'épuisement d'une ville, et la solitude d'êtres rongés pour des raisons qu'ils n'expriment pas (ou peu). C'est long, c'est beau (magnifique lumière, superbes reflets, mouvements de caméra d'une fluidité hallucinante) - et qui pose dès le début son motif : un enfant parle à quelque chose ou quelqu'un dans le ciel qu'on ne voit pas. C'est peut-être Dieu, sauf que le mouvement de caméra nous révèlera la présence d'un ballon rouge. Parfois visible (la dv de la babysitter le saisit), parfois ignoré par les personnages - il est la troublante manifestation d'une présence. Ce garçon qui s'invente un ballon pour le suivre (ou qui est effectivement suivi par le ballon), fait en somme l'expérience de la foi, juste après celle de l'esseulement. C'est une belle idée (je n'ai pas vu le film de Lamorisse, mais on comprend bien pourquoi HHH s'est emparé de ce binôme enfant/ballon). HHH, très critique dans sa chronique familiale (les hommes entre eux ne se parlent pas, les petits-bourgeois de l'occident ont des vies bien tristes, l'argent pourrit les relations, etc...), repeuple le ciel de la ville, réconforte l'enfant, et privilégie l'apprentie cinéaste. Il s'agit d'apprendre à voir. Voir est vraiment la seule solution pour rester en vie. Alors on suit la tache rouge dans le ciel, et quand elle disparaît on traque son ombre sur les façades des immeubles. Il est étrange de voir combien le film de l'étudiante ressemble à celui que nous sommes en train de voir. Petit essai ? Escapade anodine ? Pas seulement. Paris est une ville qui ne se laisse plus facilement filmer. HHH en livre une version personnelle et parfois touchante. Certainement une piste pour nos cinéastes.

L'ouragan de la vengeance - Ride in the whirlwind - Monte Hellman



C'est un film sur l'adolescence - sur la façon dont un garçon (Nicholson), va devenir un homme, en perdant, un à un, les membres de sa famille - même si celle-ci est d'élection et pas de sang.
Il y a quelque chose de très beau qui parcourt le film, qui réside dans l'échange, le sacrifice. Un maître contre un compagnon, un compagnon contre un cheval, un cheval contre un père, un père contre un possible amour, et finalement la solitude - le lonesome cowboy archétypal dévalant seul la plaine au coucher de soleil, épuisé, terrassé, accablé par la douleur de toutes ces pertes, mais sauf.
Je suis vraiment ébloui par la force de la mise en scène de Monte Hellman (j'ai en revanche quelques réserves sur le scénario, les dialogues moins épurés que dans
The shooting (quoique ça commence très fort : un cowboy s'assied sur son cheval et gémit "maudit furoncle !" ; "tu devrais le soigner", lui rétorque son ami), une mollesse par moments dans l'action énoncée). Parce que c'est une mise en scène d'une très grande liberté. On est loin des formes classiques du cinéma américain, on est dans l'essai permanent, le geste, la saccade. Les passages entre les cowboys et la patrouille à leur recherche sont très secs - une sorte de champ/contrechamp permanent, mais un champ/contrechamp qui défie l'espace, la distance. Ils se cherchent ou se fuient, donc ils sont liés, donc il n'y a pas besoin de transition paysagiste ou musicale. C'est un cinéma insoumis, où la mise en scène règne sans discussion sur le récit. Mais elle règne parce qu'elle croit absolument en l'évidence de son récit.

Train de luxe - Twentieth Century - Howard Hawks



Il y a des films qu'il vaut mieux ne pas ressortir. Train de luxe est de ceux-là. Pochade antisémite - on rit de traîtres qu'on appelle Judas, de metteurs en scène dont le vrai nom est enfin révélé (Mendelbaum, ah ah !), de grand juifs à barbes longues qui rêvent de jouer les bourreaux de Jésus, de Juifs cupides qui crient "gimme gimme gimme" dès qu'on leur met vingt dollars sous le nez... et j'en passe - ce film est une abomination. Hawks était visiblement connu pour ça. Lauren Bacall, dans son autobiographie, avait écrit à ce sujet. Ca me fait beaucoup de peine.

Le sport favori de l'homme - Man's favorite sport ? - Howard Hawks



Une comédie d'Howard Hawks digne des plus grands Billy Wilder ou Blake Edwards. C'est très 'sixties', absol
ument délirant, rythmé, hilarant, bien interprété, avec des moments de mise en scène inspirés (notamment un baiser interrompu par une séquence en noir et blanc de deux trains qui s'entrechoquent, sur l'air de la Walkyrie - et une fin en forme de testament joyeux). Le bonhomme avait 68 ans, et s'amusait à filmer un ours conduisant une motocyclette et des parties de pêche d'une inventivité très slapstick. Je dis que le film est sixties, mais ça ne veut pas dire qu'il est vieillot - il reste très moderne, mais il témoigne aussi du parfum de liberté de cette époque, notamment au travers d'un personnage féminin succulent, et d'une mise au rencard de la valeur mariage.


Hatari ! - Howard Hawks

Hatari !, de Howard Hawks, est un film qui redonne à éprouver la joie simple de voir des corps entrer et sortir du champ. Mystère de la présence (humaine et animale : mystère de la vie et de son mouvement). C'est aussi un film cosmopolite, où quelques "captureurs" d'animaux sauvages, américains, irlandais, français, italiens, allemands, se réunissent dans la savane et partagent une saison, un temps, un lieu, quelques aventures au gré des commandes des zoos. Un homme brisé, John Wayne - un pilote de course qui a fait une mauvaise chute - un Indien qui se méfie des rhinocéros - un savant fou et vieux garçon - un mystérieux français (Gérard Blain, le père de Paul) - une jeune fille devenue femme - une photographe en robe et talons hauts - ce 'petit monde' est un vrai monde - ils chantent ensemble, dansent, boivent, partent à la chasse. Ils vivent ensemble - et le terme "ensemble" a une signification sublime dans ce film.
C'est incroyable ce que les personnages se donnent, la vie qui émane d'eux - vie non réaliste, absolument fantaisiste, romanesque - et c'est là le tour de force du cinéaste, jamais banal, mais toujours généreux, toujours vrai plutôt que conforme. Hawks ne triche pas. Mais il demande beaucoup.

Et les animaux, donc. Ils jouent un rôle central chez Hawks, dans l'échange des désirs, dans la connaissance de l'autre, dans la naissance de l'amour. Le film débute par une chasse au rhinocéros. Hawks prend son temps et livre des plans parmi les plus simples et les plus beaux, d'une énergie folle. La course aux girafes, notamment, est éblouissante. Et les trois éléphanteaux qui se baladent sur de la musique pop (très belle musique, au passage) ravit. C'est du cinéma d'action, mais pas du cinéma d'effets. Le suspense naît d'une attention toute particulière au temps et aux motivations profondes des êtres, pas d'un enchaînement rapide de plans qui bougent. C'est sublime.

La rivière rouge - Red River - Howard Hawks



La rivière rouge s'ouvre sur un déchirement. Une scène d'amour parmi les plus belles et les plus tragiques du cinéma de Hawks. John Wayne, ce fallot, laisse derrière lui la femme qu'il aime pour élever des vaches au Texas, convaincu que les sentiments entraveraient le travail nécessaire à son immense entreprise. La femme pleure, se débat, fait une déclaration des plus vibrantes, mais Wayne, droit dans ses bottes, ne se résout au final qu'à lui offrir le bracelet de sa mère, et il l'abandonne. Le film va suivre l'itinéraire de ce bracelet. Et s'acharner à déjouer la tragédie en conjurant la loi des pères. Sublime portrait d'un John Wayne tourmenté, nerveux, trop dur - complété par la performance jamesdeanesque du très beau Montgomery Cliff. Le film aligne ce qu'on a longtemps considéré comme un sous-texte homosexuel. Mais c'est bien plus que ça. L'homosexualité y est si flagrante qu'elle en devient un sujet de comédie, et donc un thème en soi.
L'homosexualité, pour Hawks, chez qui la femme engendre souvent le désordre et la peur, c'est le refuge du même. Mais elle n'est pas le point final de l'histoire. Elle en est le passage, le temps de latence - avant l'amour, qui viendra, lors d'une scène magnifique où l'élue de Montgomery Cliff (Joanne Dru, extraordinaire présence en quelques scènes seulement) sera transpercée par une flèche (ou quand la mythologie du far west rejoint la mythologie grecque). Plus qu'un western homosexuel, Red River est un film d'initiation, d'apprentissage - un passage d'armes entre un père (Wayne) et son fils adoptif (Cliff), lequel aura le courage de manier "l'arme" différemment - au risque de perdre l'amour de son père - et de perdre son bracelet.
C'est pour moi le plus beau et le plus profond film d'Howard Hawks, parce qu'il embrasse dans un même élan tragédie, comédie, western, drame psychologique, et comédie romantique. Le plus ambitieux et le plus libre.

El Dorado - Howard Hawks



Hawks résout, une nouvelle fois, toutes les questions que posent son film, non par le scénario (quasiment absent), mais par la mise en scène. El Dorado est plein de divagations, de moments justes mais détonants. Les comédiens sont merveilleusement dirigés (Mitchum, Wayne, Caan - mais aussi les femmes : Charlene Holt et Michelle Carey), et c'est sans doute un cliché de dire ça mais il n'y a rien de plus sexuel qu'un western. L'écran est rempli de désir, un désir travesti en violence, en pudeur, en éclats de rires soudains et pas vraiment opportuns ni explicités.
Hawks ne nous prend pas par la main, il nous fait confiance. Il fait confiance au cinéma. A sa force plus évocatrice que discursive. Il nous entraîne dans une ballade magique, qui scelle l'amitié entre deux cowboys vieillissants, en la mettant à l'épreuve. C'est un peu l'effet : "et voici une nouvelle aventure de..." On a l'impression de connaître ces personnages, de les avoir suivis, toute notre vie, sans pour autant que leur passé soit longuement évoqué (une phrase, une blague, à peine, discrète).
Le personnage de Charlene Holt (Maudie) est en ce sens absolument miraculeux - elle est la seule à oser mettre des mots sur les actions présentes et leurs implications émotionnelles, et elle souffre de ne pouvoir partager ça avec quiconque - tandis que tout le monde est pris dans l'action, elle est forcée de rester un peu à l'écart. Elle apparaît peu, mais à chaque fois pour l'essentiel. Le spectateur sait qu'elle sait qu'ils savent. Et c'est elle, d'ailleurs, qui amène la résolution de l'intrigue : c'est grâce à elle que ces très beaux personnages apprennent à dialoguer. Quel tact, quelle beauté ! El Dorado nous donne ce sentiment-là : de pouvoir un jour évoluer doucement dans le monde, avec les autres, doucement, par amour, par amitié, plein de la force de ces liens.