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mardi 5 janvier 2010

David Lynch ou la tête sur les épaules - David Foster Wallace - extraits soigneusement recopiés



Au fur et à mesure de ma lecture, j'ai relevé quelques extraits de ce texte de David Foster Wallace consacré à David Lynch (et plus particulièrement au tournage de Lost Highway auquel l'auteur fut invité pour une journée), qu'on trouve aux éditions du Diable Vauvert, sous le titre Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas, aux côtés d'autres essais et chroniques. C'est à la fois une très belle étude de l'oeuvre de Lynch, une réflexion passionnante sur la façon dont on reçoit un film aux Etats-Unis et dont la morale fait office de passe-droit critique, un document sur ce que c'est qu'un tournage de cinéma, une galerie de portraits, et un point de vue amusé sur Los Angeles.

...(il n'y a que dans les films de David Lynch que les gens dansent extatiquement sur du jazz abstrait)...


...(scènes de sexe glauque en partie car elles correspondent exactement à ce que le spectateur imagine d'un vrai coït avec Patricia Arquette)...


...De toute façon, la référence à
Sueurs froides paraît moins importante ici que la façon dont le numéro de dédoublement de Patricia Arquette sert de contrepoint à l'autre "crise d'identité" du film : voici deux femmes distinctes - pour un temps -, incarnées par la même actrice, manifestement, tandis que que deux acteurs totalement distincts incarnent la même "personne" - pour un temps - dotée de deux "identités" différentes.)...

...Et aussi que Robert Blake, même si largement plus mesuré et, à la limite, plus étiolé que Dennis Hopper ne l'était dans
Blue Velvet, est au moins aussi fascinant et glauque et inoubliable que le Frank Booth campé par ce dernier, que l'Homme Mystérieux qu'il incarne est très clairement le diable, ou du moins l'idée que quelqu'un, quelque part, s'en fait, un genre d'esprit flottant de malfaisance pure, comme le Leland/"Bob"/Hibou Lugubre de Twin Peaks...

...Un universitaire pourrait dire que le terme de lynchien "désigne un genre particulier d'ironie où l'extrêmement macabre et l'extrêmement banal se combinent de sorte à révéler que le premier est toujours déjà au coeur du second". Mais comme postmoderne ou pornographique, lynchien est un de ces mots qui ne peuvent être définis que de manière ostensible : on reconnaît que c'en est quand on en voit. Ted Bundy n'était pas spécialement lynchien, à l'inverse de ce cher Jeffrey Dahmer qui, avec les diverses anatomies de ses victimes soigneusement triées et rangées dans son réfrigérateur à côté du lait chocolaté et du fromage à tartiner, l'était jusqu'au bout des ongles. Une récente affaire de meurtre à Boston, où le diacre d'une église de South Shore a pris en chasse un véhicule qui lui avait refusé la priorité, forcé la voiture à sortir de la route et abattu le conducteur à l'aide d'une arbalète surpuissante, frôlait le lynchien...


...J'ai remarqué depuis 1986 qu'au moins 65% des individus qui peuplent les terminaux de bus métropolitains entre minuit et 6 heures du matin sont des figures lynchiennes - flamboyantes de laideur, frappées de torpeur, grotesques, accablées d'un malheur sans commune mesure avec les circonstances apparentes. Nous avons tous vus des gens arborer des expressions brusques et grotesques - parce qu'ils ont reçu une nouvelle bouleversante, par exemple, ou croqué dans quelque chose d'ignoble ou, en présence de jeunes enfants, juste voulu faire une tête bizarre - mais j'ai établi qu'une expression faciale soudaine et grotesque pourra être dite lynchienne si elle est maintenue plusieurs secondes au-delà de ce que les circonstances ne pourraient possiblement exiger...

...j'ajouterai qu'en 1986 je me suis fixé une règle concernant les rendez-vous amoureux : si quand je passe prendre une fille chez elle je me retrouve engagé, avec ses parents ou ses colocataires, dans ce qui s'apparente, de près ou de loin, à une conversation lynchienne, ce sera automatiquement la dernière fois que je sortirai avec cette fille, quels que soient ses attraits par ailleurs...


...Ce qui intéresse Quentin Tarantino, c'est de
regarder quelqu'un se faire couper l'oreille ; David Lynch, lui, s'intéresse à l'oreille...

...Le premier soir, en rentrant du tournage, nous avons été doublés sur Mulholland par une Karmann-Ghia tous feux éteints pilotée par uen vieille dame qui tenait une assiette en carton entre ses dents et arrivait
encore à parler au téléphone...

...Balthazar Getty, au sujet de qui je crois qu'il vaut mieux que je garde le silence, sauf peut-être pour signaler qu'il ressemble un peu à un mélange de Tom Hanks, John Cusack et Charlie Sheen, brassés puis véidés de elur essence vitale...

...Robert Loggia en particulier montre volontiers le bout du nez et bavarde souvent avec sa doublure qui a la même carrure épaisse, le même teint olivâtre, la même calvitie à base de queues de rats et les mêmes traits menaçants et taillés à la serpe. Et bien sûr, il est habillé comme lui, en Armani mafieux, si bien que depuis la falaise leur conversation semble un métacommentaire surréaliste sur les crises d'identité parallèles...


...Roland est un jeune Français incroyablement glauque dont le front mesure à peu près quatre-vingt-dix centimètres de haut et qui a réussi à se faire embaucher comme stagiaire en séduisant Lynch
je ne sais comment. Il passe sa vie à rôder sur le plateau avec un petit carnet à spirale dans lequel il note des pattes de mouches d'une densité et d'une régularité psychotiques. A peu près toute l'équipe s'accorde à trouver Roland glauque et sa compagnie déplaisante et à dire que Dieu seul sait sur quoi portent les notes microscopiques. Mais apparemment Lynch éprouve une affection réelle pour le gosse, qu'il gratifie d'une tape avunculaire sur l'épaule dès qu'il l'a a portée de main, ce à quoi Roland réagit en souriant de toutes ses dents avant de s'éloigner en se frottant l'épaule et en marmonnant d'un air sombre...

...D'où l'étrange opacité de ses personnages, ce sérieux excessif et chloroformé qui rappelle un peu les enfants atteints de saturnisme des parc de caravanes du Midwest. Lynch a besoin de personnages chez qui l'impassibilité confine à al déficience mentale ; sinon ils seraient obligés de se livrer à tout un tas de mimiques ironiques pour composer avec le symbolisme patent de ce qui se déroule, ce qui est bien la dernière chose que souhaite le réalisateur...


...Ce que Lynch est, c'est un étrange hybride d'expressionniste classique et de post-moderniste cont
emporain, un artiste dont les "états d'âme et impressions profondes" sont (comme les nôtres) une olla-podrida de prédisposition neurogène, de mythe phylogénétique, de schèmes psychanalytiques et d'iconographie pop - en d'autres termes, Lynch est un genre de G.W. Pabst avec la coupe ducktail d'Elvis...


...Ce qui rend plus ou moins héroïque la position d'expressionniste contemporain, c'est que les gens qui n'apprécient pas votre art se sentent autorisés à franchir le pas ad hominem de l'art à l'artiste...
(citation valable pour considérer l'accueil critique (critique?) réservé au dernier film de Lars von Trier) ...Blue Velvet nous a fait comprendre que les échanges artistiques les plus marquants occupaient une strate qui n'était ni intellectuelle ni même pleinement consciente, que le vrai véhicule de l'inconscient n'était pas le langage mais l'image, et que la nature réaliste, postmoderne, expressionniste, surréaliste ou que sais-je des images importait moins que l'impression de vérité qu'elles donnaient, que leur capacité à entrer en résonance avec leur destinataire, à aligner les trois cerises...

lundi 13 juillet 2009

Divorce à l'italienne - Divorzio all'italiana - Pietro Germi

Où la Sicile apparaît, une fois de plus (Toto qui vécut deux fois, Le bel Antonio), comme l'oeil crevé de l'Occident.

Divorce à l'italienne est sorti en France en 1962. Un an plus tard, Roger Blin met en scène Oh les beaux jours de Samuel Beckett.

dimanche 14 décembre 2008

Le mystère Koumiko - Chris Marker



En 1964, venu au Japon pour les Jeux Olympiques, Chris Marker rencontre par hasard "Koumiko Murooka, secrétaire, plus de vingt ans, moins de trente, née en Mandchourie, aimant Giraudoux, détestant le mensonge, élève de l'Institut franco-japonais, aimant Truffaut, détestant les machines électriques et les Français trop galants. Autour d'elle, le Japon..." Ce sont sur ces mots que s'ouvre le documentaire du cinéaste, toujours d'une grande douceur, toujours dans ce même émerveillement intellectuel et sensible, dans cette extase délicate qui caractérise son cinéma - des images poreuses, fascinées/fascinantes, où l'étrangeté de ce qui nous est donné à voir et à entendre ouvre l'esprit sur un possible, plutôt qu'elle ne le ferme sur un rassurant second degré ; où le documentaire crée de la fiction, où la romance crée de l'exactitude, où le réel n'est jamais certain, où le présent semble avoir avalé tous les temps passés et futurs.
Roland Barthes, quelques années plus tard (1969/1970) fera lui aussi un voyage au Japon, et écrira l'un de ses plus beaux textes : L'empire des signes. Il vit là-bas ce que sa philosophie d'ici avait toujours traqué : la dissociation du signifiant et du signifié, la libération du sens ("L'Occident humecte t
oute chose de sens, à la manière d'une religion autoritaire qui impose le baptême par populations"), loin des conventions de l'expression (pour lui, le mouvement de l'écriture n'est pas un mouvement de soi vers la page, comme s'il y avait une idée antérieure aux mots, contenue par l'être, qui viendrait trouver, dans le vocabulaire, sa forme parfaite - il n'y a qu'un ensemble de mots imparfaits, qui, liés les uns aux autres, par un travail d'agencement, créent un monde où l'auteur et ses lecteurs circulent - l'écriture et la pensée sont en somme une forme de montage, et c'est aussi ce qui préoccupe Chris Marker : lier des matériaux aléatoires d'une façon très précise - activité que Koumiko nomme "douceur"). En somme, un voyage au Japon dans les années 60, c'est l'occasion de voir la forme des mots, de vivre autrement dans l'espace (de la ville, de la phrase, du visage). Avec cette menace toujours mentionnée de l'européanisation (Chris Marker parle des mannequins aux faciès européens exposés en vitrine des magasins de mode, Roland Barthes parle de la disparition des "yeux plats"), qui viendrait rompre le charme de cette étrangeté.

"La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l'aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m'entraîne dans son vide artificiel qui ne s'accomplit que pour moi : je vis dans l'interstice, débarrassé de tout sens plein." Chez Marker, c'est le même vertige, la même sensation de la forme pure (les Jeux Olympiques participent aussi à cette sensation : images d'une action pure, dénuée de but, "pour le sport") au travers du personnage de Koumiko - même sensation du vide et de la profondeur, exaltation d'une certaine ignorance, incompréhension, incapacité à saisir ce qui anime cet être humain, joie et pulsion amoureuse lorsque Koumiko rit (car son visage alors se 'plisse', et ajoute ainsi, au signe qu'elle représente, une infinité de signes plus petits et plus profonds encore). Les événements historiques (Khroutchev malade, De Gaulle en visite), ni les études sociologiques (des étudiants de Berkeley se penchent sur la question des cabines téléphoniques ainsi que sur la pratique de la photographie) ne disent rien de ce mystère, intact, intouchable, sacré sans religion. Le cinéma, c'est écouter et regarder - on pourrait dire : le cinéma, c'est l'autre - et Marker trouve, en la personne de Koumiko, un autre absolu, dont l'étrangeté incite à regarder et écouter différemment.
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légende : "renversez l'image : rien de plus rien d'autre, rien"

Encore Barthes, parlant de la baguette : "la baguette, désignant ce qu'elle choisit (et donc choisissant sur l'instant ceci et non cela), introduit dans l'usage de la nourriture, non un ordre, mais une fantaisie et comme une paresse : en tout cas une opération intelligente, et non plus mécanique". La démécanisation du rapport au monde, c'est aussi ce qui foudroie dans le film de Marker : nous allons contre nos habitudes de regard et d'écoute. Koumiko parle français, mais un français comme absent au sens, sans pulsion, sans vouloir-dire - une divagation permanente, autour d'un mot, à partir d'une question. Une fois rentré en France, Marker envoie à Koumiko un questionnaire auquel elle répondra par cassette audio - des extraits de ses réponses planent sur les images collectées à Tokyo. D'abord on rit des maladresses jolies, puis on commence à entendre un français qui ne ressemble à rien de connu, et on finit par trouver dans le langage des possibilités inouïes : "enfant, je ne vivais qu'avec ma langue" ; "des incidents de chaque matin jetés par la porte" ; "vivre d'humanité" ; "délicat comme la sensation de la main qui découvre les cellules nerveuses" - expériences surréalistes et prodigieuses : Koumiko ouvre le monde. Si Barthes se garde bien de parler de la réciprocité de cette fascination (parce qu'alors il serait question de désir, et avant les années 70 cela restait dans ses écrits tabou - jusqu'à son très érotique Plaisir du texte à peu près), Marker lui ne se prive pas : deux étrangers dialoguent - beauté de cet échange insensé, de ce vide, et de la disponibilité qu'il engendre : les mots sortent de leur armure, les êtres aussi, soudain sans motifs, sans nécessité, juste dans l'heureux hasard de la rencontre, dépaysés, déclassés, amputés de leur habituelle unité, et pas loin du rien, donc.


A cette époque, à Tokyo, il n'y avait pas d'adresse au sens occidental du terme - les adresses postales n'étaient intelligibles que des facteurs. Si quelqu'un vous donnait un rendez-vous, il dessinait un plan, pour que vous puissiez vous rendre d'un point connu jusque chez lui. L'espace n'était pas fiché, quadrillé, répertorié - il ne pouvait être que dessiné. Ce dessin de l'autre a agité toute une génération d'intellectuels français (on trouve la même passion chez Deleuze) - et il y avait de quoi. Ils ont produit, par cette découverte de l'inconnaissable, leurs oeuvres les plus mystérieuses, les plus ténues, les plus bouleversantes.

mardi 18 novembre 2008

Danielle Collobert pour parler de Philippe Garrel



"un moyen - un compromis - pour continuer à vivre - po
ur s'apparaître peut-être encore de temps en temps - sans image - sans reflet - seulement s'entendre - le souffle - le cri - les mots - quelquefois - avant de disparaître - tracer quelque chose - quelque part - pour rien - sans nécessité sûrement - être là - pourtant - encore - à essayer"

Danielle Collobert, Dire II


On dirait un film de Philippe Garrel. La façon dont les morceaux de phrases (de scènes) se succèdent. Mieux, se heurtent.
On dirait un corps contradictoire. Une matière organique menacée, qui survit par extraits, par lambeaux.

Garrel et Collobert ont ce même art du montage syncopé, où les mots (où les images) s'évanouissent, tom
bent, sont aspirés les uns dans les autres. Ils font chacun, dirait-on, les blasons d'un corps émietté, qui n'a pu être rassemblé que de façon parcellaire. Un corps avec des gouffres, des manques, et des associations anatomiques curieuses. Des blasons, oui. Leurs mots (leurs images) ont cette dignité bancale, cette persistance qui est aussi une survivance.


"assouvir jamais - désir de voix - brouillard partout - dans lequel surgit - de toujours les bras en avant - taillant du corps le vent coupe l'épaisseur - isole une voix - et cerne - gravite autour - progression vers un corps - parlant - là"

Danielle Collobert, Il donc