En 1964, venu au Japon pour les Jeux Olympiques, Chris Marker rencontre par hasard "Koumiko Murooka, secrétaire, plus de vingt ans, moins de trente, née en Mandchourie, aimant Giraudoux, détestant le mensonge, élève de l'Institut franco-japonais, aimant Truffaut, détestant les machines électriques et les Français trop galants. Autour d'elle, le Japon..." Ce sont sur ces mots que s'ouvre le documentaire du cinéaste, toujours d'une grande douceur, toujours dans ce même émerveillement intellectuel et sensible, dans cette extase délicate qui caractérise son cinéma - des images poreuses, fascinées/fascinantes, où l'étrangeté de ce qui nous est donné à voir et à entendre ouvre l'esprit sur un possible, plutôt qu'elle ne le ferme sur un rassurant second degré ; où le documentaire crée de la fiction, où la romance crée de l'exactitude, où le réel n'est jamais certain, où le présent semble avoir avalé tous les temps passés et futurs.
Roland Barthes, quelques années plus tard (1969/1970) fera lui aussi un voyage au Japon, et écrira l'un de ses plus beaux textes : L'empire des signes. Il vit là-bas ce que sa philosophie d'ici avait toujours traqué : la dissociation du signifiant et du signifié, la libération du sens ("L'Occident humecte toute chose de sens, à la manière d'une religion autoritaire qui impose le baptême par populations"), loin des conventions de l'expression (pour lui, le mouvement de l'écriture n'est pas un mouvement de soi vers la page, comme s'il y avait une idée antérieure aux mots, contenue par l'être, qui viendrait trouver, dans le vocabulaire, sa forme parfaite - il n'y a qu'un ensemble de mots imparfaits, qui, liés les uns aux autres, par un travail d'agencement, créent un monde où l'auteur et ses lecteurs circulent - l'écriture et la pensée sont en somme une forme de montage, et c'est aussi ce qui préoccupe Chris Marker : lier des matériaux aléatoires d'une façon très précise - activité que Koumiko nomme "douceur"). En somme, un voyage au Japon dans les années 60, c'est l'occasion de voir la forme des mots, de vivre autrement dans l'espace (de la ville, de la phrase, du visage). Avec cette menace toujours mentionnée de l'européanisation (Chris Marker parle des mannequins aux faciès européens exposés en vitrine des magasins de mode, Roland Barthes parle de la disparition des "yeux plats"), qui viendrait rompre le charme de cette étrangeté.
"La langue inconnue, dont je saisis pourtant la respiration, l'aération émotive, en un mot la pure signifiance, forme autour de moi, au fur et à mesure que je me déplace, un léger vertige, m'entraîne dans son vide artificiel qui ne s'accomplit que pour moi : je vis dans l'interstice, débarrassé de tout sens plein." Chez Marker, c'est le même vertige, la même sensation de la forme pure (les Jeux Olympiques participent aussi à cette sensation : images d'une action pure, dénuée de but, "pour le sport") au travers du personnage de Koumiko - même sensation du vide et de la profondeur, exaltation d'une certaine ignorance, incompréhension, incapacité à saisir ce qui anime cet être humain, joie et pulsion amoureuse lorsque Koumiko rit (car son visage alors se 'plisse', et ajoute ainsi, au signe qu'elle représente, une infinité de signes plus petits et plus profonds encore). Les événements historiques (Khroutchev malade, De Gaulle en visite), ni les études sociologiques (des étudiants de Berkeley se penchent sur la question des cabines téléphoniques ainsi que sur la pratique de la photographie) ne disent rien de ce mystère, intact, intouchable, sacré sans religion. Le cinéma, c'est écouter et regarder - on pourrait dire : le cinéma, c'est l'autre - et Marker trouve, en la personne de Koumiko, un autre absolu, dont l'étrangeté incite à regarder et écouter différemment.
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légende : "renversez l'image : rien de plus rien d'autre, rien"
Encore Barthes, parlant de la baguette : "la baguette, désignant ce qu'elle choisit (et donc choisissant sur l'instant ceci et non cela), introduit dans l'usage de la nourriture, non un ordre, mais une fantaisie et comme une paresse : en tout cas une opération intelligente, et non plus mécanique". La démécanisation du rapport au monde, c'est aussi ce qui foudroie dans le film de Marker : nous allons contre nos habitudes de regard et d'écoute. Koumiko parle français, mais un français comme absent au sens, sans pulsion, sans vouloir-dire - une divagation permanente, autour d'un mot, à partir d'une question. Une fois rentré en France, Marker envoie à Koumiko un questionnaire auquel elle répondra par cassette audio - des extraits de ses réponses planent sur les images collectées à Tokyo. D'abord on rit des maladresses jolies, puis on commence à entendre un français qui ne ressemble à rien de connu, et on finit par trouver dans le langage des possibilités inouïes : "enfant, je ne vivais qu'avec ma langue" ; "des incidents de chaque matin jetés par la porte" ; "vivre d'humanité" ; "délicat comme la sensation de la main qui découvre les cellules nerveuses" - expériences surréalistes et prodigieuses : Koumiko ouvre le monde. Si Barthes se garde bien de parler de la réciprocité de cette fascination (parce qu'alors il serait question de désir, et avant les années 70 cela restait dans ses écrits tabou - jusqu'à son très érotique Plaisir du texte à peu près), Marker lui ne se prive pas : deux étrangers dialoguent - beauté de cet échange insensé, de ce vide, et de la disponibilité qu'il engendre : les mots sortent de leur armure, les êtres aussi, soudain sans motifs, sans nécessité, juste dans l'heureux hasard de la rencontre, dépaysés, déclassés, amputés de leur habituelle unité, et pas loin du rien, donc.
A cette époque, à Tokyo, il n'y avait pas d'adresse au sens occidental du terme - les adresses postales n'étaient intelligibles que des facteurs. Si quelqu'un vous donnait un rendez-vous, il dessinait un plan, pour que vous puissiez vous rendre d'un point connu jusque chez lui. L'espace n'était pas fiché, quadrillé, répertorié - il ne pouvait être que dessiné. Ce dessin de l'autre a agité toute une génération d'intellectuels français (on trouve la même passion chez Deleuze) - et il y avait de quoi. Ils ont produit, par cette découverte de l'inconnaissable, leurs oeuvres les plus mystérieuses, les plus ténues, les plus bouleversantes.
1 commentaire:
Marker & Barthes il fallait faire ce parallèle merci!
J'ai scanné sur mon blog les photos du livre de Marker sur le Japon, Le Dépays. La qualité n'est pas terrible je le reconnais mais l'esprit est là!
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