Deux scènes animalières encadrent ce documentaire sur Jean-Bedel Bokassa : d'abord, des crabes rouge sang envahissent une plage et une voie ferrée ; enfin, un singe fume une cigarette façon James Dean dans le zoo où ont été recueillis les lions et les crocodiles de l'empereur mégalomane - "promets-moi que cette scène sera la dernière", demande Michael Goldsmith à Werner Herzog, "je ne peux plus voir ça".
Le cinéaste suit donc Michael Goldsmith, un journaliste que Bokassa avait fait emprisonner, recueillant des témoignages de proches sur le dictateur ayant quitté son château français pour se présenter à la justice de son pays - laquelle veut le condamner à mort. Tout ce que nous entendons semble absolument irréel - cela tient peut-être à la façon dont Herzog 'met en scène' les entretiens : des allers-retours près des gondoles à Venise, avec l'une des filles de Bokassa, qui fut aussi son amante ; une promenade dans un parc d'attractions avec "la vraie Martine" (une autre fille de Bokassa, qu'il avait eu alors qu'il servait pour l'armée française en Indochine, et qu'il a fait chercher par le gouvernement français, lequel lui en a fourni deux) ; un tour autour d'un bassin avec David Dacko, un cousin... Des corps en mouvement racontent des histoires du passé, entre humour et crainte, soulagement et persistance de la terreur. Des corps désincarnés, qui livrent leurs hypothèses, qui semblent se figer dans un temps qui n'apparaît plus (qui n'apparaît que sur ces corps figés, justement).
Quelques images du sacre de Bokassa laissent rêveur : le prince héritier bâille à s'en décrocher la mâchoire, s'endort face aux danses des fidèles, fait preuve de beaucoup de mauvaise volonté indolente quand deux serviteurs tentent de lui faire enfiler ses gants blancs. Les diamants brillent. Est-ce un songe ?
Tantôt, dans un communiqué de presse, Bokassa lit mot à mot son discours, en laissant des temps qui semblent une éternité, en des points jamais vraiment judicieux, tantôt il s'excite, et les mots se chevauchent, frisent le délire - qu'est-ce qui est le plus fou ? Cette hystérie qui se révèle dans la rapidité fragile de l'élocution, ou bien cette lenteur qu'on respecte, ce poids qu'on accorde à chaque mot, même le plus stérile, le plus informatif, lors du discours d'un chef d'état ?
C'est notre monde que nous voyons. Et l'un de ses effets indésirables. Pourtant nous désirons cet indésirable - sinon, pourquoi superposer à la réalité d'une dictature la légende d'un cannibalisme ? Mais peu importe, le chimpanzé s'en grille une et les crabes auront bientôt tout recouvert. La nonchalance du totalitarisme politique, et la nonchalance avec laquelle ce totalitarisme est traité - voilà ce que nous donne Herzog à comprendre, cinéaste qui ne se laisse jamais abuser. Echos d'un sombre empire est un éclat de rire, une façon de défigurer les figures du temps, d'entendre ce qu'on a jeté dans les silences éloquents.
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