Dire "fuck you" et briser son téléphone, voilà l'acte de révolte suprême selon le cinéma américain sérieux - ce cinéma de la conscience, qui fait des millions honnêtement, qui n'a d'ailleurs que l'honnêté pour étendard, cousu de fil blanc, accroché à un bâton. Planter un bâton, faire du cinéma, même combat : on creuse et on enfonce, c’est le métier de ces fossoyeurs du réel. Jeremy Irons a la tête de l'emploi, avec ses allures de vieille bourgeoise mal rasée repensant avec tendresse à cette pièce de Shakespeare qu'elle avait vue quand elle était au lycée, montée par son professeur qu'elle aimait en secret, mais à laquelle elle n'avait pas voulu participer par excès de timidité.
Le film s'ouvre sur un licenciement. L'homme licencié, exclu, trahi par la maison-mère, dit donc « fuck you » et casse son téléphone portable (avec lequel, de toute façon, il ne pouvait plus appeler). Où est l'héroïsme ? Où est le personnage ? Comment voir l'exception sous le monticule de banalités ? Bien sûr, il y a le dialogue, intelligent, ciselé, précis, parfait. Mais à l'image, que voit-on ? Un truc rectangulaire et moche qui tombe sur un trottoir, jeté par un bras mou - le son dit "fuck you", l'image ne montre rien de plus que la chute d’un objet. Les dialogues sont censés révéler la fureur sous l'image, malgré sa paresse, sa placidité de premier plan, son urbanité ouatée. Le cinéma sérieux a consciencieusement sorti les costards pour habiller d'importance ses personnages interchangeables, tous assis devant des écrans d'ordinateur. L'aventure se scelle ainsi : une clef usb change de main. C'est le moment dangereux du film. Le reste n'est que discussions, tables rondes, immobilité.
A quoi ressemble le monde filmé par ce cinéma ? A une grisaille teintée de taches de couleurs. Il n'y a guère que les écrans d'ordinateur et les feux de la circulation qui décorent l'image, la parant d'un mystère moderne et froid. Les hommes ne sont rien que des silhouettes sur lesquelles se reflètent ces lumières ternes. Si la spéculation boursière fait ici l'objet d'une sévère dénonciation, il s'avère peu à peu que l'intrigue elle-même est une spéculation, du flan, aléatoire, respectant certes des règles précises, mais ne les modifiant jamais, promettant plus qu'elle n'est capable de donner. Rien à voir avec Lanval, ce chevalier oublié du Roi Arthur, lequel avait attribué à tous ses vassaux un fief et une épouse, sauf à lui. A Lanval apparaît l'autre monde d'Avallon sous la forme d'une femme aimée, au héros de Margin Call ne revient que le souvenir d'un pont construit au-dessus de l'Ohio faisant office de parabole : du temps où le travail consistait à produire des choses concrètes... Le double-fond de la nostalgie est bien pratique.
Comment, dans une fiction de bureaux et d'écrans, un personnage s'incarne-t-il ? Comment le dialogue n'obstrue-t-il pas toutes les chances de le voir se révolter ? Les mots qu'on entend certes indiquent, expliquent, donnent des raisons à ce qu'on voit d'être si moche et mou, pourtant ça reste moche et mou, et il n'y a aucune tension palpable vers un sublime à conquérir.
Comment, dans une fiction de bureaux et d'écrans, un personnage s'incarne-t-il ? Comment le dialogue n'obstrue-t-il pas toutes les chances de le voir se révolter ? Les mots qu'on entend certes indiquent, expliquent, donnent des raisons à ce qu'on voit d'être si moche et mou, pourtant ça reste moche et mou, et il n'y a aucune tension palpable vers un sublime à conquérir.