1. L’Apollonide, souvenirs de la maison close – Bertrand Bonello
2. La dernière piste – Kelly Reichardt
3. L’autobiographie de Nicolae Ceausescu – Andrei Ujica
4. Les champs brûlants – Stefano Canapa & Catherine Libert
5. Ceci n’est pas un film – Jafar Panahi & Mojtaba Mirtahmasb
6. Il était une fois en Anatolie – Nuri Bilge Ceylan
7. A dangerous method – David Cronenberg
8. La guerre est declarée – Valérie Donzelli
9. Palazzo delle aquile – Stefano Savona, Alessia Porto & Ester Sparatore
10. La grotte des rêves perdus – Werner Herzog
samedi 31 décembre 2011
10 fausses valeurs pour 2011
1. Black swan, de Darren Aronofsky
2. Restless, de Gus van Sant
3. Incendies, de Denis Villeneuve
4. I'm still here, de Casey Affleck
5. Blue Valentine, de Derek Cianfrance
6. Une séparation, de Asghar Farhadi
7. Un amour de jeunesse, de Mia Hansen-Love
8. La piel que habito, de Pedro Almodovar
9. Le cheval de Turin, de Bela Tarr
10. Somewhere, de Sofia Coppola
2. Restless, de Gus van Sant
3. Incendies, de Denis Villeneuve
4. I'm still here, de Casey Affleck
5. Blue Valentine, de Derek Cianfrance
6. Une séparation, de Asghar Farhadi
7. Un amour de jeunesse, de Mia Hansen-Love
8. La piel que habito, de Pedro Almodovar
9. Le cheval de Turin, de Bela Tarr
10. Somewhere, de Sofia Coppola
Libellés :
Asghar Farhadi,
Bela Tarr,
Casey Affleck,
Darren Aronofsky,
Denis Villeneuve,
Derek Cianfrance,
Gus Van Sant,
Mia Hansen-Love,
Pedro Almodovar,
Sofia Coppola,
topless
jeudi 29 décembre 2011
A dangerous method - David Cronenberg
Quand les premiers Cronenberg voyaient en l’homme les possibles ressorts d’une métamorphose (et cela conduisait à des films tripes à l’air – tripod à l’air pour eXistenZ – qu’on qualifiait souvent d’ « organiques »), les trois derniers misent plutôt sur le monde et sur ses grands mouvements, de la morale (History of violence) à la pensée (A dangerous method) en passant par les arcanes d’une organisation mafieuse (Les promesses de l’ombre) : autrement dit, c’est le malaise dans la civilisation occidentale qui intéresse désormais le cinéaste, et les flux de surface altèrent en profondeur les êtres – l’un des premiers films du cinéaste ne s’appelait-il pas Shivers, Frissons ? Soit ce qui parcourt la peau, et sans la perforer s’empare de chaque organe en le révulsant. L’hypothèse nouvelle est la suivante : les causes des métamorphoses sont dans le monde, dans les structures du monde telles que nous les avons conçues. Le givre recouvrant les images de A Dangerous Method nous invite même à douter de la possibilité qu’il y ait de la vie là-dessous, ou tout mouvement autre que la simple préservation de ce qui est. Mais la vie vient, au fur et à mesure du film, poignant par sa façon de présenter deux grands savants démunis, ayant révolutionné la pensée occidentale sans se montrer capables de surmonter les quelques épreuves d’une amitié ambigüe.
Le film évite le match Freud versus Jung, didactique s’il en est, qui aurait permis de répondre à la question « qu’est-ce que la psychanalyse ? ». Cette question n’est pas celle du film. Le syndrome thèse/antithèse des scénaristes consciencieux est écarté par un principe psychanalytique superbement incarné, celui de la tierséité, en la personne de Keira Knightley, alias Sabina Spielrein, muse, maîtresse, patiente et élève de Jung. Magnifique personnage, présenté dès la première image comme une âme en souffrance, dont la souffrance est à l’extérieur d’elle-même, et ce malgré une mâchoire qui tente d’intérioriser tout ça en se décrochant du reste du visage, et des yeux exorbités prêts à faire de la place pour que tout rentre – sa présence est à l’image une étrangeté absolue, dans le cadre bourgeois de la petite vie blonde de Jung, comme dans celui plus enfumé mais viennoisement assis de l’existence de Freud. Une psyché brute, une écorchée.
Le génie de Cronenberg est de ne pas mettre en doute l’authenticité de la guérison de Sabina Spielrein, qui d’hystérique attachée et trempée dans l’eau froide passe à savante aux méthodes révolutionnaires. Qu’est devenue la souffrance ?, se demande-t-on alors. Dans l’image toujours lisse, il semblerait qu’elle se soit diffusée. Les grimaces et les cris sont passés sous la peau. Et c’est Jung, dans son beau bateau rouge, sur son lac suisse, qui se trouve transformé en profondeur, affecté par cette rencontre avec une femme qui était aussi une rencontre avec le monde. Si Freud est le maître, Sabina Spielrein est le symptôme, et Jung apprend bien plus du symptôme lui ouvrant la perception d’une maladie du monde, que du maître tentant de conserver sa place. Freud et Jung, ce sont finalement deux conservatismes qui s’affrontent, l’un suisse aryen aristocrate, l’autre viennois juif et bourgeois : les deux figures sont saisies dans ce qui en elles résiste aux fulgurances du monde – comme si la psychanalyse leur avait échappé, bien qu’ils en détiennent la science. Sabina Spielrein est le frisson, le séisme du film, le malaise ébranlant la nouvelle civilisation formée par Freud et Jung.
Si le grand thème qui traverse le scénario est la psychanalyse, la mise en scène épouse ce thème avec une intelligence folle, non par l’illustration, mais par l’interprétation, les contretemps et les détails. Le jeu des acteurs Fassbender et Mortensen est extrêmement distancié, et les scènes sont pleines de lapsus attirant notre attention, à la manière de la moustache de lait de Jung, ou du cigare de Freud pointant vers l’entrejambes de la statue de la Liberté. A dangerous method est un film à la mécanique apparente. On voit toujours ce qui s’y joue sans que ce soit nommé, sans que ça prenne le pas sur une narration brillante et policée. Les durées des scènes ne sont pourtant jamais adéquates, trop longues, trop courtes, pleines de temps morts ou bien vibrantes et du tac au tac, à la manière de ce premier exercice de mesure auquel Sabina Spielrein est conviée par Jung.
Ce n’est pas un film sérieux. Toujours drôle, vif, et stylisé, c’est un Cronenberg hitchcockien qu’on découvre ici, parfait et pervers, distingué et vicieux, et jouissant de ses vices. Le nom des deux acteurs interprétant Jung et Freud m’amuse et renforce cette impression d’un devenir-Hitchcock du cinéma de Cronenberg : serait-il possible que cette « v(r)igor mortis » le fasse bander ? Fassbender, fast bender, celui qui sinue rapidement et fait ployer, pour donner quelques coups de ceinture, et faire circuler le sang d’un cinéma renouvelé.
Ajout du 6 janvier :
Autre hypothèse : A dangerous method pourrait être vu comme une réflexion sur le cinéma. Le lac suisse et le sentimentalisme visionnaire de Jung font en effet penser à Jean-Luc Godard, ainsi que ces collages et associations d'idées (et l'antisémitisme que Freud soupçonne en lui). Que serait Freud, alors ? Le cinéma hollywoodien, peut-être. Et que choisit Cronenberg ? Sabina Spielrein, celle qui couche avec Godard, qui l'aime et se laisse fesser par lui, mais qui s'inscrit plutôt du côté des studios. Le cinéma de Cronenberg a peut-être trouvé dans le cinéma moderne les conditions d'une éclosion, d'un épanouissement de ses névroses et de ses obsessions, mais il s'est affirmé à coups de millions de dollars, et n'a trouvé de jouissance pérenne qu'en rentrant dans le rang et en le pervertissant. C'est là, dans sa forme la plus lisse, la plus glacée, que ce cinéma trouve toute sa mesure.
Mieux que sa mesure : sa place. Si cette méthode qu'est le cinéma de Cronenberg est capable de dangerosité (de dérèglement, pourrait-on dire aussi), c'est bien au sein du cinéma le plus normé et le plus réglé. Il n'invente rien, il gêne. Il ne reprend aucun flambeau, mais fait pourrir ceux qui restent, ou du moins les détournent.
Le film évite le match Freud versus Jung, didactique s’il en est, qui aurait permis de répondre à la question « qu’est-ce que la psychanalyse ? ». Cette question n’est pas celle du film. Le syndrome thèse/antithèse des scénaristes consciencieux est écarté par un principe psychanalytique superbement incarné, celui de la tierséité, en la personne de Keira Knightley, alias Sabina Spielrein, muse, maîtresse, patiente et élève de Jung. Magnifique personnage, présenté dès la première image comme une âme en souffrance, dont la souffrance est à l’extérieur d’elle-même, et ce malgré une mâchoire qui tente d’intérioriser tout ça en se décrochant du reste du visage, et des yeux exorbités prêts à faire de la place pour que tout rentre – sa présence est à l’image une étrangeté absolue, dans le cadre bourgeois de la petite vie blonde de Jung, comme dans celui plus enfumé mais viennoisement assis de l’existence de Freud. Une psyché brute, une écorchée.
Le génie de Cronenberg est de ne pas mettre en doute l’authenticité de la guérison de Sabina Spielrein, qui d’hystérique attachée et trempée dans l’eau froide passe à savante aux méthodes révolutionnaires. Qu’est devenue la souffrance ?, se demande-t-on alors. Dans l’image toujours lisse, il semblerait qu’elle se soit diffusée. Les grimaces et les cris sont passés sous la peau. Et c’est Jung, dans son beau bateau rouge, sur son lac suisse, qui se trouve transformé en profondeur, affecté par cette rencontre avec une femme qui était aussi une rencontre avec le monde. Si Freud est le maître, Sabina Spielrein est le symptôme, et Jung apprend bien plus du symptôme lui ouvrant la perception d’une maladie du monde, que du maître tentant de conserver sa place. Freud et Jung, ce sont finalement deux conservatismes qui s’affrontent, l’un suisse aryen aristocrate, l’autre viennois juif et bourgeois : les deux figures sont saisies dans ce qui en elles résiste aux fulgurances du monde – comme si la psychanalyse leur avait échappé, bien qu’ils en détiennent la science. Sabina Spielrein est le frisson, le séisme du film, le malaise ébranlant la nouvelle civilisation formée par Freud et Jung.
Si le grand thème qui traverse le scénario est la psychanalyse, la mise en scène épouse ce thème avec une intelligence folle, non par l’illustration, mais par l’interprétation, les contretemps et les détails. Le jeu des acteurs Fassbender et Mortensen est extrêmement distancié, et les scènes sont pleines de lapsus attirant notre attention, à la manière de la moustache de lait de Jung, ou du cigare de Freud pointant vers l’entrejambes de la statue de la Liberté. A dangerous method est un film à la mécanique apparente. On voit toujours ce qui s’y joue sans que ce soit nommé, sans que ça prenne le pas sur une narration brillante et policée. Les durées des scènes ne sont pourtant jamais adéquates, trop longues, trop courtes, pleines de temps morts ou bien vibrantes et du tac au tac, à la manière de ce premier exercice de mesure auquel Sabina Spielrein est conviée par Jung.
Ce n’est pas un film sérieux. Toujours drôle, vif, et stylisé, c’est un Cronenberg hitchcockien qu’on découvre ici, parfait et pervers, distingué et vicieux, et jouissant de ses vices. Le nom des deux acteurs interprétant Jung et Freud m’amuse et renforce cette impression d’un devenir-Hitchcock du cinéma de Cronenberg : serait-il possible que cette « v(r)igor mortis » le fasse bander ? Fassbender, fast bender, celui qui sinue rapidement et fait ployer, pour donner quelques coups de ceinture, et faire circuler le sang d’un cinéma renouvelé.
Ajout du 6 janvier :
Autre hypothèse : A dangerous method pourrait être vu comme une réflexion sur le cinéma. Le lac suisse et le sentimentalisme visionnaire de Jung font en effet penser à Jean-Luc Godard, ainsi que ces collages et associations d'idées (et l'antisémitisme que Freud soupçonne en lui). Que serait Freud, alors ? Le cinéma hollywoodien, peut-être. Et que choisit Cronenberg ? Sabina Spielrein, celle qui couche avec Godard, qui l'aime et se laisse fesser par lui, mais qui s'inscrit plutôt du côté des studios. Le cinéma de Cronenberg a peut-être trouvé dans le cinéma moderne les conditions d'une éclosion, d'un épanouissement de ses névroses et de ses obsessions, mais il s'est affirmé à coups de millions de dollars, et n'a trouvé de jouissance pérenne qu'en rentrant dans le rang et en le pervertissant. C'est là, dans sa forme la plus lisse, la plus glacée, que ce cinéma trouve toute sa mesure.
Mieux que sa mesure : sa place. Si cette méthode qu'est le cinéma de Cronenberg est capable de dangerosité (de dérèglement, pourrait-on dire aussi), c'est bien au sein du cinéma le plus normé et le plus réglé. Il n'invente rien, il gêne. Il ne reprend aucun flambeau, mais fait pourrir ceux qui restent, ou du moins les détournent.
mardi 27 décembre 2011
Le miroir - Jafar Panahi - Ayneh (1997)
Le cinéma de Jafar Panahi instille le doute avec beaucoup d’assurance. Assurance formelle d’abord. Dès le premier plan, on est renseigné sur un fait : Le miroir sera un film de mise en scène. La caméra, plantée au milieu d’un carrefour, va, comme la pointe d’un compas, saisir la sortie d’une école, le mouvement des élèves traversant deux rues, la troisième qu’un vieillard risque de ne pas franchir sain et sauf, et la quatrième où on verra une femme venant récupérer une des trois filles restées devant la grille. Premier cercle. Restent deux filles. Elles discutent et leur discussion nous renseigne sur le principe du film : Mina attend sa mère, qui a oublié de venir la chercher, et elle va devoir rentrer chez elle toute seule, malgré son bras cassé, son gros foulard et son anorak rose trois fois plus gros qu’elle. La caméra refait un cercle, suivant Mina cette fois, seule contre les cabines téléphoniques pas à sa taille, contre la circulation incessante, contre le vieillard qui ne veut toujours pas traverser – le cercle est une figure chère à Jafar Panahi, figure parfaite, ici donnée d’emblée, que le film s’ingéniera, ensuite, à contredire, par le brouillon, l’esquisse, la rature.
Une grosse rature surgit au milieu du film, que Ceci n’est pas un film dévoilait comme la scène primitive d’une psyché de cinéaste : Mina n’en peut plus de prendre des bus et d’entendre des âneries, elle veut arrêter le tournage. Jafar Panahi filme ça, cette colère soudaine, ce refus d’aller au bout de ce qui était prévu. Ce sera la charnière, le point de bascule : il y a, dans le cinéma, une place pour l’inattendu – ou du moins faut-il faire cette place. La mise en scène ne sera plus assujettie au scénario (Mina rentrera-t-elle chez elle ?), c’est-à-dire à sa fin, mais elle se déploiera, en multipliant les questions qu’elle seule peut poser : qui est Mina ? qui est Jafar Panahi ? qu’est-ce que c’est, Téhéran ? Le miroir, c’est la surface où viennent se rejoindre deux mondes : la fiction et le réel, la vie et le cinéma, Mina l’actrice et Mina le personnage. Est-ce qu’ils se ressemblent ? Qui régit ces images ? Un film est une rencontre entre l’image qu’on fait de nous et l’image qu’on devient – donner aux images une profondeur toute en surface, en affleurements, par l’histoire, par la durée, par les écarts qu’on ménage et par les codes qu’on donne ou qu’on retire de notre entendement.
La suite est un mélange étrange, souvent indistinct, de moments préparés et d’autres volés : la jeune actrice joue-t-elle à être une jeune actrice qui ne veut plus jouer dans le film ? On ne sait plus. On ne cesse de mettre en doute ce que nous voyons. Parfois nous ne voyons plus rien, nous sommes dans un embouteillage, nous perdons Mina, nous l’entendons seulement grâce au micro qu’elle a oublié de rendre, mais il arrive que nous ne l’entendions plus, parce que le son se perd aussi, et le film donne à voir autre chose, et pourtant il ne cesse de parler de Mina rentrant chez elle. C’est à cette position que nous assigne Panahi : celle du questionnement. Nous ne sommes pas de simples passagers d’un bus dans Téhéran, nous sommes les passagers d’un film. Et plutôt qu’à l’organisation de réponses prévues d’avance (le beau, mais quasiment hollywoodien, moment dans le bus où hommes et femmes sont séparés, où une vieille dame raconte sa vie, où un jeune homme tenant des lampes regarde une jeune fille assise au fond), c’est à l’extension des questions que nous allons assister, une manière de faire déborder celles-ci hors de l’histoire, dans la vie.
Quand on dit d’un film qu’il doit poser des questions plus qu’il ne doit apporter de réponses, c’est de ça qu’il s’agit : les questions vont nous accompagner. Panahi nous montre comment le cinéma peut traverser. Ce n’est pas seulement distinguer le vrai du faux, ce n’est pas qu’une histoire de caméra cachée, c’est surtout savoir, en permanence, ce qui nous meut, seul, dans une ville, ce qui fait qu’on veut quelque chose un temps puis qu’on ne le veut plus, ce qui, dans cette décision de ne plus vouloir, prolonge en l’altérant la volonté, ce qui fait qu’on s’obstine, ce qui fait qu’on renonce, et ce qui fait qu’un individu se soulève contre le destin qui lui est imposé. Etre attentif à toutes ces choses, voilà ce à quoi Le miroir nous incite.
Une grosse rature surgit au milieu du film, que Ceci n’est pas un film dévoilait comme la scène primitive d’une psyché de cinéaste : Mina n’en peut plus de prendre des bus et d’entendre des âneries, elle veut arrêter le tournage. Jafar Panahi filme ça, cette colère soudaine, ce refus d’aller au bout de ce qui était prévu. Ce sera la charnière, le point de bascule : il y a, dans le cinéma, une place pour l’inattendu – ou du moins faut-il faire cette place. La mise en scène ne sera plus assujettie au scénario (Mina rentrera-t-elle chez elle ?), c’est-à-dire à sa fin, mais elle se déploiera, en multipliant les questions qu’elle seule peut poser : qui est Mina ? qui est Jafar Panahi ? qu’est-ce que c’est, Téhéran ? Le miroir, c’est la surface où viennent se rejoindre deux mondes : la fiction et le réel, la vie et le cinéma, Mina l’actrice et Mina le personnage. Est-ce qu’ils se ressemblent ? Qui régit ces images ? Un film est une rencontre entre l’image qu’on fait de nous et l’image qu’on devient – donner aux images une profondeur toute en surface, en affleurements, par l’histoire, par la durée, par les écarts qu’on ménage et par les codes qu’on donne ou qu’on retire de notre entendement.
La suite est un mélange étrange, souvent indistinct, de moments préparés et d’autres volés : la jeune actrice joue-t-elle à être une jeune actrice qui ne veut plus jouer dans le film ? On ne sait plus. On ne cesse de mettre en doute ce que nous voyons. Parfois nous ne voyons plus rien, nous sommes dans un embouteillage, nous perdons Mina, nous l’entendons seulement grâce au micro qu’elle a oublié de rendre, mais il arrive que nous ne l’entendions plus, parce que le son se perd aussi, et le film donne à voir autre chose, et pourtant il ne cesse de parler de Mina rentrant chez elle. C’est à cette position que nous assigne Panahi : celle du questionnement. Nous ne sommes pas de simples passagers d’un bus dans Téhéran, nous sommes les passagers d’un film. Et plutôt qu’à l’organisation de réponses prévues d’avance (le beau, mais quasiment hollywoodien, moment dans le bus où hommes et femmes sont séparés, où une vieille dame raconte sa vie, où un jeune homme tenant des lampes regarde une jeune fille assise au fond), c’est à l’extension des questions que nous allons assister, une manière de faire déborder celles-ci hors de l’histoire, dans la vie.
Quand on dit d’un film qu’il doit poser des questions plus qu’il ne doit apporter de réponses, c’est de ça qu’il s’agit : les questions vont nous accompagner. Panahi nous montre comment le cinéma peut traverser. Ce n’est pas seulement distinguer le vrai du faux, ce n’est pas qu’une histoire de caméra cachée, c’est surtout savoir, en permanence, ce qui nous meut, seul, dans une ville, ce qui fait qu’on veut quelque chose un temps puis qu’on ne le veut plus, ce qui, dans cette décision de ne plus vouloir, prolonge en l’altérant la volonté, ce qui fait qu’on s’obstine, ce qui fait qu’on renonce, et ce qui fait qu’un individu se soulève contre le destin qui lui est imposé. Etre attentif à toutes ces choses, voilà ce à quoi Le miroir nous incite.
vendredi 9 décembre 2011
Shame - Steve Mac Queen
A la puissance politique de Hunger, qui montrait un corps emprisonné se révolter, succède le constat neutre de Shame, où le corps, refusant la révolte, devient prison. Le film est très inégal - on ne peut dire ça que d'un film qui contient plusieurs films en lui, et c'est le cas de Shame, ce qui le rend, bien que décevant, largement considérable.
Le mélodrame familial échoue à atteindre la métamorphose christique visée. On reste dans le signe, pas dans le flux. La musique, composée par la femme de ménage de Philip Glass, écrase tout, donnant à ces passages l’allure de dernier épisode de dernière saison de série HBO. Steve Mac Queen produit des figures et peine à trouver le mouvement - il voudrait reproduire l'exploit de Hunger, il trépigne et n'y parvient pas. Il fait la fin avant même de l'atteindre - comme s'il l'avait en tête à l'avance, comme s'il n'y avait pas de place pour une surprise. Paradoxalement, le film a peu de corps - plus d'objectifs que de chair à déployer. Les intentions sont verrouillées, inamovibles, on peine à voir sous le film la question, on ne voit qu’un propos.
La critique sociale, quant à elle, est bien trop collée aux clichés récents pour faire contrepoint : montrer New-York comme un repaire d’obsédés sexuels hygiénistes et polis mais sans foi ni loi, on a déjà vu ça. Les journaux, au lendemain de l'affaire DSK, ne titraient-ils pas, comme Steve Mac Queen, Shame ? Qu'est-ce que c'est que ce titre ? Shame, la honte. Evidemment le cinéaste vise un certain puritanisme. Mais il le vise avec les armes-mêmes du puritanisme : la descente aux enfers dans le back-room gay sur la musique de la femme de ménage de Philip Glass (encore elle) est du niveau d'Irréversible de Gaspar Noé. Jouissance et souffrance sont liées, d'accord, on a compris, la télé pense la même chose et les gouvernements aussi, DSK ne peut être atteint que de maladie, et Clinton s'est publiquement excusé.
Mais Shame, cette honte, est aussi le fantôme d'un drame psychologique à la marge duquel le film se tient toujours (plus aux aguets qu’en retrait). Entre le frère et la soeur, il n'y a que des disputes, il y a un passé lourd, indicible, peut-être sans histoire mais pas sans fantasme. Le scénario fabrique dans nos têtes une machine à former des soupçons d'inceste. La rencontre entre le frère et la soeur est psychanalytiquement ahurissante : elle est nue sous la douche, il est armé d'un énorme gourdin, tout va bien. On ne sait jamais vraiment si cet arsenal de non-dit vient à la rescousse d'un propos un peu faible et d'une émotion lâche, ou s'il joue comme puissance contradictoire (on nous montre un homme incapable de décoder sa propre vie, et dès lors prisonnier de certains codes que seul le spectateur voit - les personnages sont les acteurs très sérieux de leurs propres bouffonneries). Ce que Steve Mac Queen réussit à ce niveau-là (le niveau freudien, donc) naît de sa mise en scène. La soeur chante un New York New York ultra-lent au sommet d'un gratte-ciel, le frère verse une larme, mange "un crabe dans sa carapace" et devient impuissant. Le cinéaste tire le fil d'un mollissement de son personnage tout à fait passionnant, et non sans humour.
Et si le film souffre d'un scénario envahissant, pas très profond, un peu opportuniste (il est dans l'air du temps plus qu'il n'en crée un), ambigu aussi dans sa façon de brasser les clichés sans poser de regard clair sur eux (sans toujours les dépasser, en fait), il confirme malgré tout une chose : Steve Mac Queen est un très grand cinéaste.
Où Shame est sidérant, c'est dans la façon qu'il a, par la mise en scène uniquement, de parler de territoire. Le corps de Michael Fassbender est un territoire (que Steve Mac Queen, d'un film à l'autre, a tout simplement colonisé), son appartement en est le prolongement, et la ville est le suivant, l’infranchissable, l'ultime, le multiple contenant le singulier que le film figure (il n'y a pas d'ailleurs, sauf le New Jersey qui fait grimacer, et l'Irlande dont on se souvient avec nostalgie : l'ailleurs est un passé – ou un endroit d’où viennent les filles bronzées : Sao Paulo, Los Angeles, on tape ça sur le moteur de recherche du laptop du bureau, avec "hot pussy" ou "big boobs" à côté). Pas un hasard que les promenades du héros s'arrêtent souvent à l'East River ou à l'Hudson, Manhattan est une île, le film ne cesse de nous le rappeler : l'espace est défini par sa limite. "New York, New York", chante la soeur en visite à New York : le pléonasme a quelque chose ici de moins festif que carcéral. Il n'y a pas d'ailleurs, et encore moins d'altérité. Entre le corps et la ville naît une fusion à la fois morbide et érotique : la ville étreint et éteint la sexualité, la valide et l'étouffe en même temps. La sexualité a lieu d'être, dans le sens où elle est limitée à un territoire. Tout se passe comme si la ville elle-même avait été créée, dans des tons blancs gris bleutés, multipliant les surfaces de verre, pour que la dite-maladie s'y développe et s'y restreigne.
Shame est un film deleuzien. Il y a la tique, et il y a Brandon (le personnage de Michael Fassbender). La tique a trois percepts, Brandon n'en a pas beaucoup plus : il prend le métro, repère les filles, les baise, se branle dans sa salle de bains, tourne en rond dans son appartement, cumule les revues pornos, et laisse s'infiltrer toutes les webcams du monde dans son laptop, jusqu'à ce qu'une intruse débarque en la personne de sa soeur, intouchable, taboue, et donc hors-percept. Steve Mac Queen met en scène de façon extraordinaire la prise en compte par le héros de l'intrusion (ce plan où il soulève, du bout de sa batte de base-ball, un boa rouge : première fois qu'une couleur chaude apparaît à l'écran), et la réorganisation de son espace (le jogging nocturne, les poubelles, la drague classique, la garçonnière, puis la reconquête, un peu doloriste, certes, du phallus perdu, mais quand même). En revoyant Shame, on pourrait tracer des trajectoires, des zones. On pourrait mieux voir les flux entre les personnages (de désir ou de répulsion, de mort ou de tendresse – tous ces affects handicapant), entre Brandon et son quartier (il serait intéressant de regarder le film avec un plan de New York entre les mains). On pourrait aller plus loin dans la réflexion qu’il propose sur cette coexistence de l’hypersensibilité et de l’imperméabilité, de la sexualité orgiaque et du refoulement, de la puissance et de la faiblesse. Car le film n’oppose pas, ne thématise pas : il fragmente, relie, cartographie.
Le mélodrame familial échoue à atteindre la métamorphose christique visée. On reste dans le signe, pas dans le flux. La musique, composée par la femme de ménage de Philip Glass, écrase tout, donnant à ces passages l’allure de dernier épisode de dernière saison de série HBO. Steve Mac Queen produit des figures et peine à trouver le mouvement - il voudrait reproduire l'exploit de Hunger, il trépigne et n'y parvient pas. Il fait la fin avant même de l'atteindre - comme s'il l'avait en tête à l'avance, comme s'il n'y avait pas de place pour une surprise. Paradoxalement, le film a peu de corps - plus d'objectifs que de chair à déployer. Les intentions sont verrouillées, inamovibles, on peine à voir sous le film la question, on ne voit qu’un propos.
La critique sociale, quant à elle, est bien trop collée aux clichés récents pour faire contrepoint : montrer New-York comme un repaire d’obsédés sexuels hygiénistes et polis mais sans foi ni loi, on a déjà vu ça. Les journaux, au lendemain de l'affaire DSK, ne titraient-ils pas, comme Steve Mac Queen, Shame ? Qu'est-ce que c'est que ce titre ? Shame, la honte. Evidemment le cinéaste vise un certain puritanisme. Mais il le vise avec les armes-mêmes du puritanisme : la descente aux enfers dans le back-room gay sur la musique de la femme de ménage de Philip Glass (encore elle) est du niveau d'Irréversible de Gaspar Noé. Jouissance et souffrance sont liées, d'accord, on a compris, la télé pense la même chose et les gouvernements aussi, DSK ne peut être atteint que de maladie, et Clinton s'est publiquement excusé.
Mais Shame, cette honte, est aussi le fantôme d'un drame psychologique à la marge duquel le film se tient toujours (plus aux aguets qu’en retrait). Entre le frère et la soeur, il n'y a que des disputes, il y a un passé lourd, indicible, peut-être sans histoire mais pas sans fantasme. Le scénario fabrique dans nos têtes une machine à former des soupçons d'inceste. La rencontre entre le frère et la soeur est psychanalytiquement ahurissante : elle est nue sous la douche, il est armé d'un énorme gourdin, tout va bien. On ne sait jamais vraiment si cet arsenal de non-dit vient à la rescousse d'un propos un peu faible et d'une émotion lâche, ou s'il joue comme puissance contradictoire (on nous montre un homme incapable de décoder sa propre vie, et dès lors prisonnier de certains codes que seul le spectateur voit - les personnages sont les acteurs très sérieux de leurs propres bouffonneries). Ce que Steve Mac Queen réussit à ce niveau-là (le niveau freudien, donc) naît de sa mise en scène. La soeur chante un New York New York ultra-lent au sommet d'un gratte-ciel, le frère verse une larme, mange "un crabe dans sa carapace" et devient impuissant. Le cinéaste tire le fil d'un mollissement de son personnage tout à fait passionnant, et non sans humour.
Et si le film souffre d'un scénario envahissant, pas très profond, un peu opportuniste (il est dans l'air du temps plus qu'il n'en crée un), ambigu aussi dans sa façon de brasser les clichés sans poser de regard clair sur eux (sans toujours les dépasser, en fait), il confirme malgré tout une chose : Steve Mac Queen est un très grand cinéaste.
Où Shame est sidérant, c'est dans la façon qu'il a, par la mise en scène uniquement, de parler de territoire. Le corps de Michael Fassbender est un territoire (que Steve Mac Queen, d'un film à l'autre, a tout simplement colonisé), son appartement en est le prolongement, et la ville est le suivant, l’infranchissable, l'ultime, le multiple contenant le singulier que le film figure (il n'y a pas d'ailleurs, sauf le New Jersey qui fait grimacer, et l'Irlande dont on se souvient avec nostalgie : l'ailleurs est un passé – ou un endroit d’où viennent les filles bronzées : Sao Paulo, Los Angeles, on tape ça sur le moteur de recherche du laptop du bureau, avec "hot pussy" ou "big boobs" à côté). Pas un hasard que les promenades du héros s'arrêtent souvent à l'East River ou à l'Hudson, Manhattan est une île, le film ne cesse de nous le rappeler : l'espace est défini par sa limite. "New York, New York", chante la soeur en visite à New York : le pléonasme a quelque chose ici de moins festif que carcéral. Il n'y a pas d'ailleurs, et encore moins d'altérité. Entre le corps et la ville naît une fusion à la fois morbide et érotique : la ville étreint et éteint la sexualité, la valide et l'étouffe en même temps. La sexualité a lieu d'être, dans le sens où elle est limitée à un territoire. Tout se passe comme si la ville elle-même avait été créée, dans des tons blancs gris bleutés, multipliant les surfaces de verre, pour que la dite-maladie s'y développe et s'y restreigne.
Shame est un film deleuzien. Il y a la tique, et il y a Brandon (le personnage de Michael Fassbender). La tique a trois percepts, Brandon n'en a pas beaucoup plus : il prend le métro, repère les filles, les baise, se branle dans sa salle de bains, tourne en rond dans son appartement, cumule les revues pornos, et laisse s'infiltrer toutes les webcams du monde dans son laptop, jusqu'à ce qu'une intruse débarque en la personne de sa soeur, intouchable, taboue, et donc hors-percept. Steve Mac Queen met en scène de façon extraordinaire la prise en compte par le héros de l'intrusion (ce plan où il soulève, du bout de sa batte de base-ball, un boa rouge : première fois qu'une couleur chaude apparaît à l'écran), et la réorganisation de son espace (le jogging nocturne, les poubelles, la drague classique, la garçonnière, puis la reconquête, un peu doloriste, certes, du phallus perdu, mais quand même). En revoyant Shame, on pourrait tracer des trajectoires, des zones. On pourrait mieux voir les flux entre les personnages (de désir ou de répulsion, de mort ou de tendresse – tous ces affects handicapant), entre Brandon et son quartier (il serait intéressant de regarder le film avec un plan de New York entre les mains). On pourrait aller plus loin dans la réflexion qu’il propose sur cette coexistence de l’hypersensibilité et de l’imperméabilité, de la sexualité orgiaque et du refoulement, de la puissance et de la faiblesse. Car le film n’oppose pas, ne thématise pas : il fragmente, relie, cartographie.
dimanche 4 décembre 2011
Fabrika / Factory (2004) & Northern Light (2008) - Sergei Loznitsa
FABRIKA / FACTORY (2004)
Regarder des gens effectuer un travail pénible m’a toujours paru pénible. Loznitsa essaie d’en faire quelque chose de beau. La question que j’aimerais lui poser est la suivante : pourquoi ?
De belles couleurs, de beaux cadres, et de la durée dans les plans, au service d’un truc qui ne vaut pas mieux qu’un film d’entreprise. En fait, Loznitsa a réalisé un film d’entreprise de luxe.
La différence entre Fabrika et Life, autumn, par exemple, outre le passage du noir et blanc pellicule à la couleur numérique, est que dans Fabrika, on a un cinéaste qui sait. Qui a une position. Qui a l’assurance d’un regard et d’un rapport au monde. Qui ne remet rien en jeu. Qui est incapable de rencontrer son sujet. Et on ne sait plus où est le désir.
NORTHERN LIGHT (2008)
Le film commence, comme un écho lointain à La vie moderne de Depardon, par une voiture avançant sur une route enneigée à travers la forêt, jusque dans un village où l’intérieur d’une maison et les visages et les paroles et les vies qui la peuplent nous seront montrées. Mais ici, il y a beaucoup de chiens sur la route. Le paysage est caché par la neige, hanté par les chiens, blotti dans cette lumière ni jour ni nuit du Nord, cette lumière de cinéma, cette nuit américaine, ce jour polaire. Ce début est beau comme le début d’un grand conte fantastique.
Mais, très vite, Loznitsa joue au grand cinéaste. Dans Northern Light, il abandonne toute rigueur esthétique. Les cadres flottent, les couleurs crient – ce laisser-aller ne génère rien de neuf. Loznitsa fait du pittoresque banal (ou du banal pittoresque) : « regardez comme ils vivent », dit chaque plan, inconscient de son obscénité. Tout se passe comme si le cinéaste s’adressait à un public précis, choisi par la production. Comme s’il pensait déjà à la réception du film avant même de le créer. Il abandonne le montage, il délaisse la mise en scène, il ne transforme plus le réel : c’est au spectateur de se transformer en visiteur du musée du Quai Branly. Il était temps que Loznitsa passe à la fiction (My joy) pour remettre en jeu son désir de cinéma.
Regarder des gens effectuer un travail pénible m’a toujours paru pénible. Loznitsa essaie d’en faire quelque chose de beau. La question que j’aimerais lui poser est la suivante : pourquoi ?
De belles couleurs, de beaux cadres, et de la durée dans les plans, au service d’un truc qui ne vaut pas mieux qu’un film d’entreprise. En fait, Loznitsa a réalisé un film d’entreprise de luxe.
La différence entre Fabrika et Life, autumn, par exemple, outre le passage du noir et blanc pellicule à la couleur numérique, est que dans Fabrika, on a un cinéaste qui sait. Qui a une position. Qui a l’assurance d’un regard et d’un rapport au monde. Qui ne remet rien en jeu. Qui est incapable de rencontrer son sujet. Et on ne sait plus où est le désir.
NORTHERN LIGHT (2008)
Le film commence, comme un écho lointain à La vie moderne de Depardon, par une voiture avançant sur une route enneigée à travers la forêt, jusque dans un village où l’intérieur d’une maison et les visages et les paroles et les vies qui la peuplent nous seront montrées. Mais ici, il y a beaucoup de chiens sur la route. Le paysage est caché par la neige, hanté par les chiens, blotti dans cette lumière ni jour ni nuit du Nord, cette lumière de cinéma, cette nuit américaine, ce jour polaire. Ce début est beau comme le début d’un grand conte fantastique.
Mais, très vite, Loznitsa joue au grand cinéaste. Dans Northern Light, il abandonne toute rigueur esthétique. Les cadres flottent, les couleurs crient – ce laisser-aller ne génère rien de neuf. Loznitsa fait du pittoresque banal (ou du banal pittoresque) : « regardez comme ils vivent », dit chaque plan, inconscient de son obscénité. Tout se passe comme si le cinéaste s’adressait à un public précis, choisi par la production. Comme s’il pensait déjà à la réception du film avant même de le créer. Il abandonne le montage, il délaisse la mise en scène, il ne transforme plus le réel : c’est au spectateur de se transformer en visiteur du musée du Quai Branly. Il était temps que Loznitsa passe à la fiction (My joy) pour remettre en jeu son désir de cinéma.
top Sergei Loznitsa
1. Life, autumn (1999)
2. My joy (2010)
3. La colonie (2001)
4. The train stop (2000)
5. Landscape (2003)
6. Artel (2006)
7. Portrait (2002)
8. Northern Light (2008)
9. Fabrika / Factory (2004)
vendredi 2 décembre 2011
Life, autumn - Sergei Loznitsa - Zhizn, osen - Жизнь, осень - 1999
On trouve dans ce film le même genre de mise en scène du paysage (mise en scène dans la contrainte absolue du documentaire sans événement) que dans le dernier film de Frammartino, Le quattro volte. Mais au lieu de construire des flux, des climax, des ambiances, Loznitsa procède par éclats. Chez lui, les glissements sont brusques, d’une image à l’autre (par juxtaposition Koulechov), ou au sein même du plan (par mise en scène de type burlesque : un geste échappe au logos du plan).
Le réel n’est pas une idée fixe. Pas figé, en tout cas. Et le cinéma n’a pas vocation à fixer le réel, à dire « voilà ce que c’est ». Mais, surtout : le réel ne suffit pas. Loznitsa, par l’humour, endosse pleinement la subjectivité du cinéaste. Il fait de l’humour l’aveu d’une responsabilité. Mieux qu’un aveu : un engagement. Il s’engage par l’effet comique dans l’image qu’il montre.
Life, autumn, par sa division en courts chapitres titrés, est comme une série d’exercices. Mais chaque exercice est une tentative (une petite machine désirante, dirait Deleuze) d’approcher un lieu et des gens, d’engager une caméra et une mise en scène dans ce lieu et parmi ces gens, de construire un regard, d’élaborer un rapport à ce monde. En ce sens, le film est bouleversant, parce que jamais assuré, jamais stable, toujours nerveux et enthousiaste. Il y a du désir : le désir, par le cinéma, d’être là.
Le réel n’est pas une idée fixe. Pas figé, en tout cas. Et le cinéma n’a pas vocation à fixer le réel, à dire « voilà ce que c’est ». Mais, surtout : le réel ne suffit pas. Loznitsa, par l’humour, endosse pleinement la subjectivité du cinéaste. Il fait de l’humour l’aveu d’une responsabilité. Mieux qu’un aveu : un engagement. Il s’engage par l’effet comique dans l’image qu’il montre.
Life, autumn, par sa division en courts chapitres titrés, est comme une série d’exercices. Mais chaque exercice est une tentative (une petite machine désirante, dirait Deleuze) d’approcher un lieu et des gens, d’engager une caméra et une mise en scène dans ce lieu et parmi ces gens, de construire un regard, d’élaborer un rapport à ce monde. En ce sens, le film est bouleversant, parce que jamais assuré, jamais stable, toujours nerveux et enthousiaste. Il y a du désir : le désir, par le cinéma, d’être là.
Artel - Sergei Loznitsa (2006)
On dit d’un paysage enneigé qu’il est pris par la neige. Mais qu’est-ce que la neige prend, au juste ? Qu’est-ce que la neige révèle du paysage ? Les écrans noirs qui séparent chaque plan, effets peut-être un peu trop appuyés, ravivent l’éclat de la neige – cet écran blanc. Une lutte koulechovienne opère au cœur du paysage.
L’homme s’efforce de reprendre ses droits. Sur un grand lac gelé, il fait des trous, il scie, il pioche, il tronçonne. Il a perdu l’usage du monde. Il en a perdu l’aisance. La neige ne prend pas le paysage : elle vole l’homme, qui à cause d’elle ralentit, s’empêtre, abandonne. C’est l’héritage burlesque de Loznitsa : la difficulté comme point de vue.
Il finit toujours par se passer quelque chose dans les films de Loznitsa. La contemplation, à chaque fois, dérape. La documentation n’est pas celle d’un savoir. Quelque chose s’altère, se transforme, révolutionne au sein du plan. Loznitsa documente ce qui manque à la connaissance.
L’homme s’efforce de reprendre ses droits. Sur un grand lac gelé, il fait des trous, il scie, il pioche, il tronçonne. Il a perdu l’usage du monde. Il en a perdu l’aisance. La neige ne prend pas le paysage : elle vole l’homme, qui à cause d’elle ralentit, s’empêtre, abandonne. C’est l’héritage burlesque de Loznitsa : la difficulté comme point de vue.
Il finit toujours par se passer quelque chose dans les films de Loznitsa. La contemplation, à chaque fois, dérape. La documentation n’est pas celle d’un savoir. Quelque chose s’altère, se transforme, révolutionne au sein du plan. Loznitsa documente ce qui manque à la connaissance.
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