Ce film est un legs. A la question que faire de sa notoriété, comment employer à bon escient son pouvoir, Werner Herzog répond : en approchant ce que peu approcheront, et en le donnant à voir à tous. Ici, donc, les peintures rupestres de la grotte Chauvet, fermée au public aussitôt découverte, et qui sera reconstruite, façon Lascaux, dans un bunker en béton en 2014, le temps de préparer les audio-guides. L'horreur. Werner Herzog nous propose donc de rester chez nous et de voir tout cela autrement, au cinéma, et en trois dimensions.
La force du film (et du cinéma de Herzog d'une manière générale) tient à la façon dont le cinéaste charge notre regard d'un certain nombre de connaissances, discernant le connaissable et l'inconnaissable (ou l'exactitude et l'approximation), distinguant le logique de l'idéologique (ou la réalité de l'interprétation), pour nous faire peu à peu accéder à la vision. Et pas seulement à la vision réaliste.
Le cinéaste nous donne toutes les clefs d'une vision réaliste et quelques clefs des interprétations des uns et des autres, et ces clefs nous permettent, à nous spectateurs, d'accéder à une autre vision, ni réaliste ni interprétative cette fois, qui serait plutôt celle de l'intuition, celle qu'on prête au chamane - à l'instar de cette histoire qui nous est contée d'un aborigène australien à qui l'on demande pourquoi il peint et qui répond : "je ne peins pas, c'est la fourmi". Voir la fourmi, donc, c'est ce que nous propose Werner Herzog. Voir l'homme des cavernes peindre sur la roche, et voir le vaste monde auquel il appartient. C'est la question de la perméabilité évoquée par l'un des chercheurs.
Aussi le cinéaste nous convie-t-il à un fabuleux épilogue avec des crocodiles albinos vivant dans les eaux chaudes de la centrale nucléaire du Tricastin. Tout son génie tient à cela : conjoindre le dérisoire à l'effroi, le grotesque à l'apocalyptique (on se souvient des singes du zoo de Bokassa fumant des cigarettes dans Echos d'un sombre empire). Ici, les crocodiles monochromes en trois dimensions naviguent entre l'air et l'eau, dédoublés, et se rencontrent comme s'ils voyaient un reflet. On a rarement autant joué sur les différentes dimensions d'une image.
La 3D n'est pas un gadget. On pouvait s'y attendre, mais le cinéaste l'investit comme un élément de réflexion supplémentaire sur ce qu'est le cinéma, de la même façon qu'il investit cette grotte non seulement parce qu'il peut, mais aussi parce que son cinéma l'appelle.
La salle de cinéma est un ventre, on le savait. Les grottes sont utérines, on le savait aussi. Alors que dire d'une grotte en 3D dans une salle de cinéma ? Là, c'est carrément l'origine du monde. Le cinéma de Herzog est pénétrant.
Mais le relief ne s'applique pas seulement à la profondeur de champ (chose que la focale, dans le cinéma 2D, questionnait déjà largement). Il s'applique aussi et surtout aux surfaces. Surfaces rocheuses où s'animent des dessins qui, reproduits dans des livres, n'auraient pas la même vie ni le même impact. Les hommes qui ont peint ces animaux les ont peints dans des creux, dans des contours et sur des bosses, et ce n'est pas un hasard. Le lisse d'une page ne dira rien de cette chose - une image 2D en aurait été incapable - seule la 3D pouvait rendre compte de cette matière. De même, ces hommes ont peint dans les salles les plus obscures, de sorte que le feu des torches fasse se mouvoir les peintures. Ils ont peint à ces animaux plus de jambes qu'ils n'en avaient : là encore, c'est la question du mouvement. La 3D devient, entre les mains d'Herzog, une question de mouvement plus qu'une question d'espace. Comment les formes changent, comment les aspérités de la roche rendent compte de ces changements.
Et le plus fort tient encore à une autre utilisation de la 3D : voir les visages des interviewés, voir leurs visages et leurs corps s'avancer dans l'obscurité de la grotte. Choses fragiles, sans surface unie, polymorphes, que le cinéaste cerne à merveille. Les films en 3D ne nous montraient que des stars aux visages refaits : nous voyons des êtres humains que le temps traverse, que l'émotion déstabilise, que l'exaltation du lieu contamine. Des visages qui ne sont pas des surfaces : les visages refaits des stars hollywoodiennes ont une qualité d'aplat qui annule la 3D (je ne sais pas ce qu'il en est du Pina de Wenders, et à vrai dire je m'en fiche).
On traverse alors beaucoup de choses en voyant un tel film (qui l'eut cru ?) : un moment d'émerveillement, un moment pédagogique nécessaire et intéressant, un moment de doute, un moment de mise au point des connaissances, puis un nouveau moment d'émerveillement qui inclue notre temps et notre présence face à ces peintures - émerveillement détaché cette fois, début d'une dinguerie douce, fil à tirer pour rêver : si les rêves de cette grotte sont perdus, nous en ferons d'autres.
La force du film (et du cinéma de Herzog d'une manière générale) tient à la façon dont le cinéaste charge notre regard d'un certain nombre de connaissances, discernant le connaissable et l'inconnaissable (ou l'exactitude et l'approximation), distinguant le logique de l'idéologique (ou la réalité de l'interprétation), pour nous faire peu à peu accéder à la vision. Et pas seulement à la vision réaliste.
Le cinéaste nous donne toutes les clefs d'une vision réaliste et quelques clefs des interprétations des uns et des autres, et ces clefs nous permettent, à nous spectateurs, d'accéder à une autre vision, ni réaliste ni interprétative cette fois, qui serait plutôt celle de l'intuition, celle qu'on prête au chamane - à l'instar de cette histoire qui nous est contée d'un aborigène australien à qui l'on demande pourquoi il peint et qui répond : "je ne peins pas, c'est la fourmi". Voir la fourmi, donc, c'est ce que nous propose Werner Herzog. Voir l'homme des cavernes peindre sur la roche, et voir le vaste monde auquel il appartient. C'est la question de la perméabilité évoquée par l'un des chercheurs.
Aussi le cinéaste nous convie-t-il à un fabuleux épilogue avec des crocodiles albinos vivant dans les eaux chaudes de la centrale nucléaire du Tricastin. Tout son génie tient à cela : conjoindre le dérisoire à l'effroi, le grotesque à l'apocalyptique (on se souvient des singes du zoo de Bokassa fumant des cigarettes dans Echos d'un sombre empire). Ici, les crocodiles monochromes en trois dimensions naviguent entre l'air et l'eau, dédoublés, et se rencontrent comme s'ils voyaient un reflet. On a rarement autant joué sur les différentes dimensions d'une image.
La 3D n'est pas un gadget. On pouvait s'y attendre, mais le cinéaste l'investit comme un élément de réflexion supplémentaire sur ce qu'est le cinéma, de la même façon qu'il investit cette grotte non seulement parce qu'il peut, mais aussi parce que son cinéma l'appelle.
La salle de cinéma est un ventre, on le savait. Les grottes sont utérines, on le savait aussi. Alors que dire d'une grotte en 3D dans une salle de cinéma ? Là, c'est carrément l'origine du monde. Le cinéma de Herzog est pénétrant.
Mais le relief ne s'applique pas seulement à la profondeur de champ (chose que la focale, dans le cinéma 2D, questionnait déjà largement). Il s'applique aussi et surtout aux surfaces. Surfaces rocheuses où s'animent des dessins qui, reproduits dans des livres, n'auraient pas la même vie ni le même impact. Les hommes qui ont peint ces animaux les ont peints dans des creux, dans des contours et sur des bosses, et ce n'est pas un hasard. Le lisse d'une page ne dira rien de cette chose - une image 2D en aurait été incapable - seule la 3D pouvait rendre compte de cette matière. De même, ces hommes ont peint dans les salles les plus obscures, de sorte que le feu des torches fasse se mouvoir les peintures. Ils ont peint à ces animaux plus de jambes qu'ils n'en avaient : là encore, c'est la question du mouvement. La 3D devient, entre les mains d'Herzog, une question de mouvement plus qu'une question d'espace. Comment les formes changent, comment les aspérités de la roche rendent compte de ces changements.
Et le plus fort tient encore à une autre utilisation de la 3D : voir les visages des interviewés, voir leurs visages et leurs corps s'avancer dans l'obscurité de la grotte. Choses fragiles, sans surface unie, polymorphes, que le cinéaste cerne à merveille. Les films en 3D ne nous montraient que des stars aux visages refaits : nous voyons des êtres humains que le temps traverse, que l'émotion déstabilise, que l'exaltation du lieu contamine. Des visages qui ne sont pas des surfaces : les visages refaits des stars hollywoodiennes ont une qualité d'aplat qui annule la 3D (je ne sais pas ce qu'il en est du Pina de Wenders, et à vrai dire je m'en fiche).
On traverse alors beaucoup de choses en voyant un tel film (qui l'eut cru ?) : un moment d'émerveillement, un moment pédagogique nécessaire et intéressant, un moment de doute, un moment de mise au point des connaissances, puis un nouveau moment d'émerveillement qui inclue notre temps et notre présence face à ces peintures - émerveillement détaché cette fois, début d'une dinguerie douce, fil à tirer pour rêver : si les rêves de cette grotte sont perdus, nous en ferons d'autres.
1 commentaire:
(moi aussi je m'en fichais de Wenders, ces dernières années, mais Pina m'a redonné espoir, la 3D n'y étant, là non plus, absolument pas un gadget)
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