Troisième journée au Cinéma du Réel. La maxime pompidolienne a agité ce soir une jeune femme un peu timbrée qui l’a répétée cent fois à voix haute en crachant par terre toutes les cinq secondes, et qui a conclu en regardant ses pieds par un « c’est du propre mon salaud » relevant du miracle. J’étais ravi d’être rejoint dans mon énervement par une personne à la colère si inventive.
A child's garden and the serious sea, de Stan Brakhage (1991)
Le jeu sur les reflets et les diffractions de la lumière et les ombres tranchant dans les couleurs crée une impression de platitude du plan qui abolit l'illusion de la profondeur. Dès lors, voir n'est plus une traversée, mais une limite. Le spectateur ne voit rien si ce n'est une vision. Et le sujet filmant semble fondu dans l'espace filmé, part intégrante de cet espace. Brakhage nous montre le mouvement du visible, mouvement se communiquant à la vision, s’emparant d’elle. En marquant la distance par la surface du plan, Brakhage fait de lui-même et du spectateur un sujet qui se pense comme sujet, mais qui est à part égale avec le monde. Le monde ne l'entoure pas, il est compris dedans. Il y a à la fois séparation (par l'écran, par l'impossible vision) et fusion (par la place accordée à celui qui voit).
C'est aussi un film sur l'émerveillement, complètement exalté, joyeux, célébrant le visible. On dirait le film d'un aveugle soudain voyant.
2 films de Leo Hurwitz :
The sun and Richard Lippold (1964)
& An essay on death : a memorial to JF Kennedy (1964)
Dans The sun and Rochard Lippold, Leo Hurwitz veut filmer une oeuvre d'art, une représentation du soleil par Richard Lippold. De là s'ensuit une méditation sur le soleil comme origine de l'art, de la vie, et de l'expérience humaine.
Il y a un vrai plaisir intellectuel dans les jeux de montage, images que seul le cinéma peut faire coïncider, une lumière particulière répondant à une architecture spécialement cadrée. Et d'un point de départ très cérébral, d'un questionnement très abstrait, Leo Hurwitz atteint une forme d'extase filmique avant de retomber sur ses pattes. C'est à la fois sublime et sérieux. Nietzsche aurait été désarçonné.
Par contre, il aurait fustigé An essay on death. Le sérieux, cette fois-ci, accable, empêche d'atteindre les hauteurs philosophiques visées. Tout part de l'assassinat de Kennedy, choc national, mais le film s'en dégage assez vite. Il s'agira pour Hurwitz de filmer un père et son fils en ballade, et de toujours inscrire la mort comme possible dans le paysage, de toujours susciter le présage du drame dans ce récit bucolique.
Il y a des images d'une délicatesse infinie, une marguerite emportée par un torrent, un homme dormant sur un caillou, un serpent fuyant dans l'herbe, et les mains d'un enfant jouant avec l'espace qui l'environne avant de hurler sous une falaise tous les noms qu'il connaît pour en entendre l'écho. Mais le ton solennel, grandiloquent de la voix-off, duquel le film ne se départit jamais vraiment alors qu'il en avait les moyens, laisse inachevées les fugues esquissées.
Me llamo Roberto Delgado, de Javier Loarte
Gros coup de bluff : une vie résumée en cinq minutes par des images GoogleMap et une voix-off furieusement rapide. La modernité du matériau parvient mal à dissimuler le caractère gentiment rance du propos.
Distinguished flying cross, de Travis Wilkerson
Son père ressemble à De Niro, et le cinéaste le filme, entouré de ses deux frères dans la salle à manger, contant ses exploits pendant la guerre du Vietnam.
Le problème des récits de guerre, c'est l'héroïsme potache qui les sous-tendent. Désamorcé ici, ou plutôt épinglé, par la raideur du dispositif : une table carrée, trois places pour les trois personnages, une quatrième pour la caméra. Autre grand désamorçage : le paternalisme militaire. Plutôt que de le subir, le spectateur l'observe ici, à l'oeuvre, dans cette parole qui lui est adressée mais qui est aussi adressée aux fils du narrateur.
On peut noter une utilisation plutôt maline des cartons, sur lesquels on peut lire une parole du père extraite du flux de son discours, effectuant ainsi une sorte de chapitrage de série B ("ils ont fait exploser le générateur") venant rythmer la logorrhée du père intarissable. Il se dégage de cela une ironie bienvenue. Qu'on retrouve d'ailleurs dans l'usage des images d'archive ayant malgré elles une qualité pop, bien qu'elles nous montrent des massacres. Comme si la vision du monde, dans les années 60, était nécessairement pop, qu'il s'agisse de guerre ou de publicité.
Il y a, à la fin du film, l'ombre d'un règlement de comptes : plane dans le dialogue entre les personnes présentes l'incertitude quant à la définition de l'expression "criminel de guerre". Et cette incertitude vise bien entendu la figure du père.
Me llamo Peng, de Victoria Molina de Carranza & José Guerra Roa
Ce court-métrage a suscité un scandale dans la salle. Quelques personnes du public se sont montrées choquées de l'appropriation faite par les cinéastes d'un matériau qui visiblement leur a échappé. Le nom de Peng n'apparaît pas à la fin du film. Des mots comme "voleurs" ou "vampires" ont fusé quand les lumières se sont rallumées.
Le principe de ce court-métrage était le suivant : Peng, que Victoria Molina de Carranza a rencontré dans un restaurant de sushis où ils travaillaient tous deux, est un immigré chinois qui a vécu six ans en Europe et ne s'est fait aucun ami, à force de déménagements et de travail acharné. Il parle donc, régulièrement, à son caméscope. Il se met en scène dans son quotidien terriblement ennuyeux. Il voudrait dire quelque chose, mais il n'y arrive pas. Il voudrait se souhaiter la bonne année, mais son patron entre dans la cuisine et le presse de préparer des noodles. Il y avait 60 heures de rushes, que les deux étudiants en cinéma ont tordu dans tous les sens de sorte à ce que ça ne dure qu'une demie-heure (car c'est un film de fin d'études, et il y a des contraintes à respecter).
C'est vrai qu'il semble indélicat de ne pas mentionner Peng au générique. En même temps, Herzog a fait Grizzly Man avec les images de Timothy Treadwell, et on ne peut pas dire que Timothy Treadwell soit le réalisateur de Grizzly Man. Ajouter le nom de Peng au générique ne changerait rien à l'échec du film. Ce qui manque ici, dans Me llamo Peng, c'est la lisibilité d'un rapport entre les deux étudiants et ces images. On ne voit rien. Ils montent, ils découpent, et c'est tout. Une oeuvre de boucher. Et le spectateur est confronté à une forme d'obscénité sans distance, plutôt vulgaire, écoeurante.
Sans doute le parti-pris du montage tout-puissant avait une quelconque validité dans l'enseignement reçu par les deux étudiants, mais là, dans un festival de cinéma, c'est sans pertinence. D'autant que ce fameux montage, au-delà du travail qu'il représente, n'a rien d'exceptionnel malgré son refus de la chronologie.
Li ké Terra, de Filipa Reis, Joao Miller Guerra, & Nuno Baptista
C'est tout le contraire du film précédent. Il y a, dans chaque plan de Li ké Terra, une dignité, une attention à l'humain, qui font de ce film quelque chose de très beau et très juste.
On suit pendant quelques mois Miguel et Ruben, enfants d'immigrés capverdiens élevés par leur grand-mère, qui se retrouvent en panne de nationalité parce que leur mère n'a pas fait ce qu'il fallait pour qu'ils deviennent Portugais. Et plutôt que de faire le grand procès d'administrations lentes et kafkaïennes, le film choisit les apartés, les lumineux dialogues entre les deux frères, où la parole virevolte, qu'il s'agisse de Dieu, d'ongles pas taillés ou de ce qu'il reste à manger. La parole est vraiment le moteur du film, son point d'ancrage. C'est à des dialogues philosophiques et drôles que nous assistons. Nous voyons, plutôt que victimes, des êtres pensants menacés.
La ballade de Genesis et Lady Jaye, de Marie Losier
Film sur un amour entre Genesis P-Orridge, membre de Throbbing Gristle et de Psychic TV, et Lady Jaye. Avant de rencontrer Lady Jaye, Genesis est un homme. Mais dès la première nuit, elle l'habille en femme, et peu à peu leur amour les conduit à des opérations de chirurgie esthétique, les faisant glisser vers un genre nouveau, qu'elles nomment la pandrogynie.
La force subversive de leur amour est telle que cette chose très bourgeoise (la chirurgie esthétique) se trouve parasitée, investie par une insurrection qui annule tous les préjugés. Genesis et Lady Jaye voulaient plus que tout au monde se ressembler. Leur amour a créé un nouveau mode d’être au monde.
La caméra de Marie Losier épouse ce travestissement vigoureux, avec d'incessants déguisements et une mise en scène sur le mode Scopitone plutôt réussie, nous laissant entendre à la fois la musique de Genesis et son amour pour Lady Jaye.
L'histoire est déchirante (c'est le cas de le dire), puisque Lady Jaye meurt et que Genesis se retrouve seule avec ce corps ressemblant à celui de la disparue.
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