mercredi 9 mars 2011

La femme de l'aviateur - Eric Rohmer (1981)

Dans La femme de l’aviateur, il y a une séquence où François et Lucie espionnent un couple assis sur l’herbe dans le Parc des Buttes Chaumont. Absorbés par leur conversation, ils n’ont pas vu le couple se lever, et sont surpris de s'apercevoir qu'il se dirige vers eux. Il s’agit alors, pour François et Lucie, de faire comme si ils ne les espionnaient pas, c’est-à-dire de reprendre leur conversation, de jouer à ceux qui ont des choses à se dire (alors qu’ils ont eu des choses à se dire qui les ont détournés des choses qu’ils avaient à faire). Après un petit temps où chacun trouve ça difficile, Lucie démarre, mais François lui reproche de ne pas être naturelle. La jeune fille se défend : c’est sa manière à elle de passer inaperçue.

On trouve dans cette séquence une réponse assez mystérieuse, difficilement interprétable, aux reproches faits aux films de Rohmer, qui sont exactement semblables à celui que François fait à Lucie. Rohmer semble répondre aux spectateurs excédés : mes acteurs ne sont pas naturels, c’est vrai, mais ils passent inaperçus. C’est une blague, et pas seulement. On peut aussi prendre ça au pied de la lettre : le jeu d’acteur, chez Rohmer, serait une forme de discrétion. Les acteurs rohmériens échappent à l’attention du spectateur, et se fondent dans le paysage, comme s’ils étaient nés de ce paysage, comme s’ils avaient toujours été là – le spectateur ainsi ne dirige pas son regard seulement sur les êtres vivants, mais sur l’ensemble du plan, sur tous les éléments qui le composent. Les rapports de force entre l’univers et les hommes, dans les films de Rohmer, sont toujours en jeu, toujours en négociation. Et c’est la grande question du cinéaste, le moteur de presque tous ses films : qui, de l’humain ou du paysage, triomphera ? Le paysage génère-t-il l’homme (et ses histoires d’amour), ou bien est-ce l’inverse ? Ainsi, cette façon ‘non-naturelle’ de parler apparaît comme l’accent pittoresque d’un lieu – en même temps qu’on découvre le lieu (et Rohmer nous met souvent dans une situation de tourisme), on découvre les autochtones, et ils sont ‘bizarres’, presque indistincts du paysage, en tout cas fondamentalement liés à celui-ci, inexportables. Ils ne sont personnages que par ce qu’ils font (c’est l’héritage existentialiste de Rohmer), et ailleurs ils feraient autrement (ils ne seraient donc pas les mêmes – d’où la variété des villes et des quartiers de Paris filmés par le cinéaste).

De la réponse de Lucie, on peut tirer une autre interprétation, qui n’annule pas la précédente mais la complète : les acteurs ne veulent pas qu’on prête attention à ce qu’ils disent, la seule chose qui compte est qu’ils parlent – et, parlant, ils font diversion. Il est d’ailleurs rare qu’ils disent ce qu’ils pensent – souvenons-nous du Genou de Claire, où une femme nous dit que dans un bon roman les personnages ont toujours les yeux bandés – on pourrait dire que dans un bon film, pour Rohmer, les personnages ont toujours la langue arrachée. Ils disent même parfois le contraire de ce qu’ils pensent, et ceci parce qu’ils s’adressent à quelqu’un, donc détournent, et tentent d’exercer, sur cette personne, un pouvoir, ou de produire un effet, à moins qu’ils ne pensent faux parce qu’ils sont les jouets d’une personne ayant exercé sur eux un pouvoir. Ce qui se joue est sous la parole, même si la parole dirige, par sa présence, par ses flux, ce qui se joue sous elle. Mais le dialogue rohmérien n’est pas une explication (même lorsqu’il élucide) : il est une musique, un son au sein du plan. La parole elle-même est part du plan, part du paysage sans répartition, où tout fusionne, où tout est issu de tout, et où donc le hasard, manifestation du néant, règne. On pourrait parler de personnages mêlés.

Les histoires des personnages des films de Rohmer sont intimes, privées, et doivent le rester. C’est donc une manière d’intimité surveillée, et se sachant surveillée. Le film sait qu’il n’est qu’un film, et le sachant ne joue pas à ressembler à la réalité. Pourtant, le film veut dire quelque chose de la réalité (d’un couple, d’un lieu, d’un temps). Et il le fait en conscience de sa facticité. C’est ce qui fait sa force. On ne nous dit jamais : voilà ce qu’est l’amour. Il n’y a pas de leçon (quoiqu’il y ait contes et proverbes). On nous dit au contraire : voilà à quoi, dans un film, cette vérité dont vous avez conscience peut ressembler. Voilà ce que nous avons pu en faire, et c’est à vous, maintenant, de démêler le vrai du faux. Autrement dit : de distinguer ce qui pour vous sonne comme une vérité de ce qui semble être une feinte ou un contournement de cette vérité. Les films de Rohmer nous invitent à douter.

Si les décors sont souvent naturels, ils ont, comme les personnages, cette qualité de la toile peinte qui ne cesse d’interroger le cadre et sa facticité. Les décors comprennent les acteurs plus qu’ils ne les soutiennent ou les mettent en valeur. Rohmer ne prétend pas, avec le cinéma, montrer le monde, ou montrer ce qu’est l’être. Il veut, au contraire, nous faire prendre conscience de la facticité du monde et de l’être, de comment ceux-ci se fabriquent, l’un étant matière de l’autre et vice-versa, matière sans cesse retravaillée.

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