J'ai fait un pari.
Une amie américaine est chez moi ces jours-ci, et hier soir, elle voulait absolument voir un film de Rohmer, dont elle avait découvert Le genou de Claire quelques semaines plus tôt à New York, éblouie. Je me suis dit : Pauline à la plage, Le rayon vert, Conte d'hiver, ou Ma nuit chez Maud, cela relève de l'évidence, c'est bien trop simple, prenons plutôt L'arbre, le maire et la médiathèque, soit l'histoire d'un arbre, d'un maire et d'une médiathèque dans un petit village de Vendée. Pas (vraiment) d'histoire d'amour, pas de refuge, seulement cette question : le maire de ce petit village vendéen doit-il ou non construire une médiathèque qui risque de défigurer le paysage et d'emporter avec elle la présence centenaire d'un vieil arbre ? Aride, d'autant plus qu'il est, dans ce film, question de politique française présentée dans sa diversité (écologistes, socialistes, réactionnaires, et les étranges liens qui d'une certaine manière les font se ressembler et d'une autre les distinguent).
Mon amie s'est passionnée pour ce film, si français (pensais-je) soit-il. Elle ne parle plus que de ça, elle s'est couchée avec des questions, elle s'est levée avec d'autres. Le film lui a parlé. Car ce que le film touche n'est pas seulement une histoire vendéenne.
Je me demande alors ce qui fait de Rohmer un cinéaste universel (bien sûr, mon test ne s'est porté que sur une seule personne, mais je sais que les films de Rohmer étaient toujours montrés à l'étranger, et toujours vus). Cette universalité est inattendue, mais pas inexplicable.
Mon hypothèse est la suivante : l'universalité de Rohmer tient justement à sa façon d'inscrire ses films dans un territoire précis et limité. Il pose les barrières, et les spectateurs les franchissent, parce que, justement, les barrières sont mises en évidence par le cinéaste, n'ignorant rien de sa francéité. Les spectateurs des films de Rohmer sont troupeau qui s'attroupe, plus que troupeau déjà constitué qu'un cinéaste enverrait à l'abattoir du désir. Puisque la limite est signifiée (par une étude précise du paysage choisi pour contenir le film), elle devient franchissable. Ce petit village de Vendée est un trou de serrure par lequel le monde peut se regarder.
Faisant ce test pour mon amie américaine, je me suis aperçu que j'en faisais également un pour moi.
J'ai vu L'arbre, le maire et la médiathèque deux ans seulement après sa sortie. J'étais quasiment contemporain du film. Le revoir m'a permis de comprendre, d'une part, en quoi ce film avait contribué à former chez moi une pensée politique, et d'autre part en quoi il est encore, quinze ans plus tard, absolument d'actualité, alors qu'il n'est plus l'actualité. Qu'est-ce qui fait donc que le cinéma de Rohmer, non content de franchir quelques frontières, franchit aussi les époques ? La réponse est la même qu'en ce qui concerne l'universalité de ses films : c'est justement son inscription si précise dans l'époque qui en fait un cinéma traversant le temps.
Si la question politique est très présente dans L'arbre, le maire et la médiathèque, elle l'est d'une façon très datée, très 1993. Les questions posées sont celles de l'écologie, de l'ouverture (la cohabitation), des problèmes liés aux monocultures, de la décentralisation et du pouvoir donné aux communes, etc... Mais c'est précisément parce que ces questions sont datées, parce que Rohmer est toujours contemporain de son époque (laissant passer dans ses films tout ce qui habite l'époque, en termes de langage, de pensées, de vêtements, de corps, d'architectures, ou de morale), qu'il ne peut être réduit à cette époque. On reconnaît entre tous un film de Rohmer des années 70. On reconnaît ceux des années 80. On reconnaît aussi ceux de 90. (Pour ceux des années 00, c'est plus flou.) Il y a peu de cinéastes aussi 'datables'. On pourrait parler de cinéma au carbone 14. Ce sens de la date est ce qui rend le film indémodable. Car sa manière de parler au spectateur d'un autre temps, s'appuiera sur cette date, et lui permettra de traverser le temps jusqu'au temps du spectateur. La date et le lieu choisis ne sont que des socles à partir desquels toucher d'autres sphères, d'autres lieux, d'autres temps. Car ce que Rohmer saisit, dans L'arbre, le maire et la médiathèque, ce n'est pas seulement le problème de cette médiathèque (même si ça n'est que ça, du point de vue de la chose incarnée - et tout se passe comme si le film lui-même était le projet de médiathèque à bâtir sur un pâturage), c'est aussi quelque chose qui est de l'ordre de la pensée, de l'interprétation dialectique d'une situation précise et de sa définition par la multiplication des points de vue, tous d'une incroyable justesse, et parfois visionnaires.
C'est le paradoxe sur lequel le cinéma de Rohmer se fonde : l'exiguïté de l'angle choisi fait sa largeur.
Une amie américaine est chez moi ces jours-ci, et hier soir, elle voulait absolument voir un film de Rohmer, dont elle avait découvert Le genou de Claire quelques semaines plus tôt à New York, éblouie. Je me suis dit : Pauline à la plage, Le rayon vert, Conte d'hiver, ou Ma nuit chez Maud, cela relève de l'évidence, c'est bien trop simple, prenons plutôt L'arbre, le maire et la médiathèque, soit l'histoire d'un arbre, d'un maire et d'une médiathèque dans un petit village de Vendée. Pas (vraiment) d'histoire d'amour, pas de refuge, seulement cette question : le maire de ce petit village vendéen doit-il ou non construire une médiathèque qui risque de défigurer le paysage et d'emporter avec elle la présence centenaire d'un vieil arbre ? Aride, d'autant plus qu'il est, dans ce film, question de politique française présentée dans sa diversité (écologistes, socialistes, réactionnaires, et les étranges liens qui d'une certaine manière les font se ressembler et d'une autre les distinguent).
Mon amie s'est passionnée pour ce film, si français (pensais-je) soit-il. Elle ne parle plus que de ça, elle s'est couchée avec des questions, elle s'est levée avec d'autres. Le film lui a parlé. Car ce que le film touche n'est pas seulement une histoire vendéenne.
Je me demande alors ce qui fait de Rohmer un cinéaste universel (bien sûr, mon test ne s'est porté que sur une seule personne, mais je sais que les films de Rohmer étaient toujours montrés à l'étranger, et toujours vus). Cette universalité est inattendue, mais pas inexplicable.
Mon hypothèse est la suivante : l'universalité de Rohmer tient justement à sa façon d'inscrire ses films dans un territoire précis et limité. Il pose les barrières, et les spectateurs les franchissent, parce que, justement, les barrières sont mises en évidence par le cinéaste, n'ignorant rien de sa francéité. Les spectateurs des films de Rohmer sont troupeau qui s'attroupe, plus que troupeau déjà constitué qu'un cinéaste enverrait à l'abattoir du désir. Puisque la limite est signifiée (par une étude précise du paysage choisi pour contenir le film), elle devient franchissable. Ce petit village de Vendée est un trou de serrure par lequel le monde peut se regarder.
Faisant ce test pour mon amie américaine, je me suis aperçu que j'en faisais également un pour moi.
J'ai vu L'arbre, le maire et la médiathèque deux ans seulement après sa sortie. J'étais quasiment contemporain du film. Le revoir m'a permis de comprendre, d'une part, en quoi ce film avait contribué à former chez moi une pensée politique, et d'autre part en quoi il est encore, quinze ans plus tard, absolument d'actualité, alors qu'il n'est plus l'actualité. Qu'est-ce qui fait donc que le cinéma de Rohmer, non content de franchir quelques frontières, franchit aussi les époques ? La réponse est la même qu'en ce qui concerne l'universalité de ses films : c'est justement son inscription si précise dans l'époque qui en fait un cinéma traversant le temps.
Si la question politique est très présente dans L'arbre, le maire et la médiathèque, elle l'est d'une façon très datée, très 1993. Les questions posées sont celles de l'écologie, de l'ouverture (la cohabitation), des problèmes liés aux monocultures, de la décentralisation et du pouvoir donné aux communes, etc... Mais c'est précisément parce que ces questions sont datées, parce que Rohmer est toujours contemporain de son époque (laissant passer dans ses films tout ce qui habite l'époque, en termes de langage, de pensées, de vêtements, de corps, d'architectures, ou de morale), qu'il ne peut être réduit à cette époque. On reconnaît entre tous un film de Rohmer des années 70. On reconnaît ceux des années 80. On reconnaît aussi ceux de 90. (Pour ceux des années 00, c'est plus flou.) Il y a peu de cinéastes aussi 'datables'. On pourrait parler de cinéma au carbone 14. Ce sens de la date est ce qui rend le film indémodable. Car sa manière de parler au spectateur d'un autre temps, s'appuiera sur cette date, et lui permettra de traverser le temps jusqu'au temps du spectateur. La date et le lieu choisis ne sont que des socles à partir desquels toucher d'autres sphères, d'autres lieux, d'autres temps. Car ce que Rohmer saisit, dans L'arbre, le maire et la médiathèque, ce n'est pas seulement le problème de cette médiathèque (même si ça n'est que ça, du point de vue de la chose incarnée - et tout se passe comme si le film lui-même était le projet de médiathèque à bâtir sur un pâturage), c'est aussi quelque chose qui est de l'ordre de la pensée, de l'interprétation dialectique d'une situation précise et de sa définition par la multiplication des points de vue, tous d'une incroyable justesse, et parfois visionnaires.
C'est le paradoxe sur lequel le cinéma de Rohmer se fonde : l'exiguïté de l'angle choisi fait sa largeur.
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