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dimanche 16 février 2014

News from home, Chantal Akerman (1977)






On imagine l'histoire d'une jeune cinéaste européenne partie sur un coup de tête vivre à New York. Et ce qu'on voit, c'est New York, des plans fixes, d'autres mobiles, de jour, de nuit, de souterrains, de rues, d'immeubles, de corps : plans vides de récit. Ce qu'on entend, ce sont les lettres de la mère. Cette voix qui dit : ne reste pas. Qui dit : tu ne peux pas vivre sans ta famille. Et qui dit aussi : il faut que tu aies peur. Alors on sent l'Europe plus présente encore que New York, bien qu'on ne voie jamais l'Europe. On sent toute la difficulté qu'il y a à être loin de chez soi. Non pas par manque de désir, mais parce que personne ne désire l'exil d'un autre que soi.
La caméra scrute la surface de la ville, ne fait que peu de rencontres, saisit le passage d'un corps, parfois, mais presque pas. Puis elle se bat pour circuler, rester vivante même si elle reste exilée, empruntant les grands axes, filmant depuis taxis, métros, ferrys, cette ville qui semble impénétrable. News from home est un exercice de présence. C'est Chantal Akerman qui dit : voilà où je suis, voilà où j'essaie d'être. C’est le choix d’un cinéma : le récit est en Europe, et on l’entend encore, mais on le quitte pour New York, pure image.

mercredi 8 février 2012

La folie Almayer - Chantal Akerman

Que raconte Chantal Akerman ? Que la folie ne fait pas récit, mais plutôt comme des gouffres, comme des petites bulles d'opium dans le récit ; que la folie est un écart, un suspens. D'accord. Mais une fois cela posé, qu'en fait-elle ? Elle continue quand même son récit, dans lequel elle insère quelques tours de force – comme au cirque les numéros s’accumulent. Et ça, ça ne va pas.
C'est très troublant de voir un film si guindé réalisé par une si grande réalisatrice. Elle filmerait son orteil pendant deux heures, on irait le voir. Mais il semble que Chantal Akerman ne s'autorise rien. Qu’il lui faut Conrad, la permission Conrad, l’autorisation littéraire pour faire encore du cinéma.
La question que je me pose, en voyant La folie Almayer, c'est la part de responsabilité du mode de financement des films en France. Qu'est-ce qui était exigé par les subventionneurs, qu'est-ce qui était l'exigence de la cinéaste ? J'ai eu l'impression de ne voir que des compromis. Et qu'on en vienne à voir ça même dans un film de Chantal Akerman, c'est grave.
Je vois, parmi ces compromis, beaucoup de dialogues inutiles et d'explications vaines. Je vois un personnage qui dit "tu ne seras jamais des nôtres", mais je ne vois pas ce que sont "les nôtres", ni ce que sont les autres. Je ne vois rien, j'imagine un livre, et le film existe à peine. Existe d'autant moins qu'il cite, passe tout son temps à citer, les cinéastes contemporains qu'il faut avoir vu. Et ça témoigne d'un rapport à la culture qui est un rapport d'écrasement, encore. Je me demande quand les cinéastes pourront lire des livres sans baisser la tête, pourront voir des bons films sans avoir envie de reproduire leur beauté (merci Tsai Ming Liang, merci Apichatpong Weerasethakul, les emprunts sont nombreux, on pourrait parler de reproductions, d'un travail de copiste par moments).
Il y a des scènes que j'aime, par exemple celle où les personnages accostent sur la plage blanche - le rapport de la plage et de la mer et du ciel est très fort esthétiquement, et puis les personnages se mettent à parler et c'est catastrophique ; en vérité, ils ne parlent pas, ils font référence à quelque chose qui est dans le livre mais qui n'est pas à l'écran. Ou alors, ils poétisent : "le soleil est froid". Je ne comprends pas ce que sont ces dialogues. Je ne comprends pas pourquoi, une fois qu'on a déjà bien décroché du récit - ce que ne cesse de provoquer Akerman - pourquoi est-ce qu'on ne va pas ailleurs ?

jeudi 13 janvier 2011

Jeanne Dielman - Chantal Akerman

Chantal Akerman nous explique pourquoi parfois quand on rentrait à la maison la purée était trop salée et le gigot trop cuit. C'est bon à savoir.

Quand je dis à propos de certains films (Everyone else, Social Network, Somewhere) qu'il manque une bombe, Jeanne Dielman voit très bien ce que je veux dire. Un coup de ciseaux et le tour est joué, et le spectateur libéré - ça s'appelle la catharsis, c'est un vieux truc oublié, c'est Médée, c'est Phèdre, ça ne peut exister que si on pense encore que le monde peut changer. Or, on ne le pense plus. Alors on a des films écrasants, des films reflets d'un temps moche, et participant lâchement à cette mocheté. Mais pour Chantal Akerman, puisqu'il est très simple de ne plus manger des petits pois carottes tous les mercredis, il est aussi très simple de faire la révolution. Comme dans Tomate, le dernier livre de Nathalie Quintane, où l'on s'aperçoit qu'une révolution potagère peut devenir une révolution mondiale. C'est simple, c'est l'évidence même, mais ça ne survient pas à tous les coups. Chantal Akerman fait ce pari, plutôt que de se contenter de nous montrer ce que le monde nous montre déjà.

Car il y a, d'abord, une familiarité étouffante avec les gestes de Jeanne Dielman et les objets qui l'entourent, une répétition jusqu'à la nausée de visions ménagères bien connues. On allume la lumière en entrant dans une pièce, on l'éteint quand on sort : la ménagère est économe, et ses gestes au métronome font l'épargne, mais ne l'épargnent pas. On plie, on prend le pli, on a déjà trop pris le goût du pli. On pose un objet sur une table, on s'en sert, on le range. On défait, on refait. On circule dans des pièces rectangulaires comme pour ne pas laisser de trace, et le bruit que font les pas sur le plancher sont les seuls signes de présence, car tout est propre et plié et rangé, et les lumières éteintes. Seulement, dans la salle à manger, on reçoit les lumières de l'extérieur. La rue s'y jette, vibrante - c'est un feu duquel la ménagère se préserve. La salle à manger est la caverne de Platon. Les plans sont comme ceux de Wes Anderson : frontaux, face au mur, des boîtes - sauf qu'ici, on les parasite plus qu'on ne les invente. On circule, et quand on est passé, le lieu semble inchangé, la tapisserie toujours plus vivante que tout ce qui a bien pu la frôler.
Mais très vite, on voit la haine s'insinuer, on voit le désir de détruire. Feu doux sous la marmite, le client peut rentrer et faire sa petite affaire. La ménagère se prostitue sur son dessus de lit, et jette les billets qu'elle reçoit dans une soupière, avant de les redistribuer à son fils et aux commerçants. Fils et commerçants : même combat, mêmes suceurs de pognon, mêmes entraves à une liberté qu'on n'imagine plus. La parole, quand elle survient, déborde, d'un coup, assomme. La parole est une mainmise sur l'autre. La voisine raconte ses problèmes à Jeanne Dielman qui s'accroche à la porte d'entrée, et Jeanne Dielman pour se venger raconte son histoire familiale à la quincaillère qui opine en attendant que ça passe.

Tout est question de temps. De la maîtrise du temps des hommes par les sociétés qu'ils ont construites. Du temps que prend un geste et du peu de joie qu'il inspire en retour. De l'épuisement, de l'usure, jusqu'à ce que rien ne soit reconnaissable, bien que ce soit toujours la même chose. L'aliénation a fait son oeuvre. Le burlesque vient de l'erreur, du dérapé, de la puissance mal mesurée. Jeanne Dielman est une version des Temps modernes, du point de vue de la femme au foyer. Car au foyer aussi, c'est l'usine. Et au foyer aussi, tout peut se détraquer.

Il faut trois jours. Au premier jour, tout va bien, tout semble éternel et irrémédiable, les gestes sont bien coordonnés. Mais il y a, juste avant le coucher, un mot du fils, une pensée, bref, de l'inattendu, du suspect, de quoi mal dormir. Si bien qu'au deuxième jour, le corps dérape, les objets tombent, la femme court après les gestes qu'elle pensait maîtriser, toujours en retard sur eux, jamais à la bonne heure aux bons endroits. Et avant de se coucher, le fils remet ça : non seulement il dépense, mais en plus il pense. Une réflexion dégoûtante que Jeanne Dielman ne veut même pas entendre. Elle se couche. Et le lendemain, soudain, sans qu'elle s'en aperçoive, elle ne court plus, elle ne fait plus ce qu'elle devrait faire, la joie la gagne, la joie de ne rien faire, ou presque. Presque, ce n'est pas assez. Elle fait ce qu'il faut pour qu'au dernier plan, vraiment, il n'y ait plus rien, plus qu'elle, là, vivante, souveraine.



En 1976, sortaient Jeanne Dielman, Salo, Taxi Driver, Une femme sous influence. C'était l'année de la révolution et il n'y en a pas eu. En 2011 sort Somewhere. Souhaitons que le cinéma soit aussi peu prédictif qu'en 1976.