En 1971, au moment de Noël, Werner Herzog doit prendre un avion pour rejoindre le tournage d’Aguirre. Le vol est complet, le cinéaste reste en Allemagne. L’avion s’écrase en pleine jungle.
De cette chute de plus de trois mille mètres, une jeune fille survit : Juliane Koepke, dix-neuf ans. Parmi les décombres elle ne retrouve pas sa mère. Alors, avec son unique sandale, sa minijupe, ses yeux pochés, et sa blessure au bras où grouillent des asticots gros comme le pouce, elle marche, sans manger, pendant douze jours, jusqu’à ce qu’un être humain la trouve et la soigne.
Trente ans plus tard, Herzog contacte la survivante. Il lui propose de retourner sur les lieux du crash et de refaire avec lui le parcours qui lui a valu la vie sauve.
Le cinéaste est fasciné – cette femme, qui aurait pu vivre dans un délire de salut et de grâce divins, ne laisse transparaître que très peu d’émotions, et explique froidement, scientifiquement, les raisons de sa survie. Comme si, trente ans après le traumatisme, elle était toujours en train de le surmonter. En train de survivre à la survie. Juliane s’accroche au monde de toutes ses forces – il suffirait d’un souffle pour qu’elle disparaisse. Ce qui s’est passé est sans doute de l’ordre du miracle, mais c’est un miracle définitivement terrien. Il faut entendre Juliane parler négligemment des piranhas et des crocodiles. L’aventure lui a permis de développer des trésors de conscience – conscience de sa présence et de son effet sur le monde alentour.
Il faut aussi la voir mimer pour nous le film de fiction tiré de son périple : un délire animalier érotisant une gourde qui s’entiche d’un bébé singe. Le réalisme précis de Juliane subjugue. Rien du monde n’est laissé au hasard. C’est le portrait d’une femme avec un surcroît de conscience. La tête froide. Mais proche de la transe aussi (elle dit s’être laissée flotter sur la rivière pendant les trois derniers jours de son parcours – et, quand elle a vu un bateau, il lui a fallu le toucher pour être sûr de sa réalité). Quelque chose du réel échappe – ce sont d’autres sens qui ont été mobilisés pour survivre – pas les plus communs. On apprendra que pour sa thèse, elle a passé toute une année dans un tronc d’arbre à observer des chauve-souris.
Sa position vis-à-vis du cinéaste est d’abord ambigüe. Elle paraît chaleureusement inquiétée par ce que lui demande Herzog, reconnaissante, mais un peu prisonnière aussi, au moment de prendre l’avion – la décision ne lui appartient plus. Mais très vite, dès qu’elle se trouve dans la jungle, elle reprend le pouvoir. C’est Herzog qui s’inquiète de ne pas déceler la moindre émotion tragique chez cette quinquagénaire blonde et myope – il se trouve face à une forme de sublimation parfaite, sans faille, toujours à l’œuvre. Le choc est sans cesse repoussé. Et ce ne sont pas les débris de la carcasse de l’avion qui vont faire trembler Juliane.
On apprend quelques moments de son histoire familiale : son père, embarqué clandestinement après la guerre sur un navire rejoignant l’Amérique du Sud, traverse la jungle à pied pour fonder un campement écologique au Pérou. Il faut croire qu’on hérite de la marche des ancêtres.
Finalement, Herzog et Juliane retrouvent l’un des trois hommes qui ont sauvé celle-ci. Il vient de marcher sur une raie venimeuse dans la rivière. Comme il n’avait pas d’argent, il a dû donner son fusil pour qu’une barque le ramène chez lui. Il montre sa blessure. Juliane rachète son fusil et le lui rend. Il y a autour d’elle une aura de protection, quelque chose de solaire et de juste (Herzog et elle, dans leur périple, n’ont jamais marché sur la moindre raie, pourtant chaussés comme l’homme, avec de simples bottes en caoutchouc, que le dard empoisonné peut lacérer sans difficulté).
Terrence Mallick a certainement vu ce documentaire (2000). La fin, sur L’or du Rhin de Wagner, avec ces plans qui vont chercher la cime des arbres, cette barque observée depuis la rive, et cette voix-off, ne sont pas sans rappeler, stylistiquement, son Nouveau Monde.
Herzog est un amoureux des rêves. Juliane n’échappe pas à la question : de quoi rêve une survivante ? De papillons classés dans des dossiers ; d’animaux empaillés, à vendre ; de mannequins défigurés dans les boutiques, que Juliane traverse sans avoir peur. Voilà comment la psyché retravaille le trauma. Il est d’ailleurs impressionnant de constater à quel point les rêves de Juliane sont plus simples à représenter que son chemin dans la jungle. Le rapport rêve/réalité semble s’être modifié.
De rêves, il en est aussi question dans La balade du petit soldat (1984). Le documentaire traite des enfants soldats de la guérilla Miskito. Herzog demande à l’un de ces enfants : « de quoi rêves-tu ? » « De ma maman » est la réponse.
C’est aussi la limite de ce documentaire : la parole y est contrôlée par les généraux adultes, et on ne sait jamais s’il faut interpréter les rictus des enfants, s’il faut les croire sur parole, si les discours que nous entendons et les images que nous voyons sont spontanées ou préparées, dirigées vers l’Europe, manipulées.
Parfois, cette limite s’effondre. A l’un des généraux, le journaliste que Herzog accompagne pose cette question : « c’est du lavage de cerveaux ? ». « Oui », répond le général, pas encore assez au fait du vocabulaire journalistique et de son impact.
On retient surtout du documentaire les séquences dans les campements, les femmes et les enfants autour du feu et de la musique, leurs conditions de vie après la destruction de leurs villages par les communistes, et ce passage où Herzog échappe aux balles des adversaires, pris dans un traquenard.
Ce qui semble structurer le cinéma de Werner Herzog, c’est le danger. Que celui-ci soit réel et physique, ou bien ‘seulement’ projeté sur le sens de ce qui nous est donné à voir – chaque film vient conquérir une limite (et s’y contraindre, ou bien la surmonter).
Dieu et les porteurs de fardeaux (1999) est assez indigeste. C’est un vrai film d’horreur sur le colonialisme religieux. Malheureusement le milieu semble muré. Herzog ne rencontre personne et se contente de saisir quelques rituels, quelques gestes terrifiants, de Mayas priant Saint-Simon le moustachu.
Des rêves encore, dans L’énigme de Kaspar Hauser (1974). Ce n’est pas parce que le film est une fiction (basée sur un fait divers), que Herzog s’empêchera de nous donner à voir l’imaginaire de son personnage. Kaspar rêve et ses rêves sont apparus avec le langage. Et avec le langage, la difficulté d’être, traduite dans ce rêve que Kaspar ne pourra raconter que sur son lit de mort, parce qu’il n’a jamais pu le finir : une caravane dans le désert conduite par un aveugle. Le langage et l’impression de l’infini.
C’est quand le sujet a été intellectuellement et géographiquement circonscrit que le cinéaste se lance dans une fiction (après trois documentaires, on s’en rend compte – il faudrait sans doute voir Le pays du silence et de l’obscurité pour comprendre la genèse de Kaspar Hauser). Ceci donne au film une densité philosophique sans commune mesure (on retrouve ça dans Aguirre, grand traité politique). On peut alors rapprocher Herzog de Sade : même façon d’avancer par vignettes, sans jamais perdre de vue le thème et son développement. Ici, dans Kaspar Hauser, il est question d’éducation et de société.
Si le film est réussi, c’est parce qu’il produit toujours de l’inattendu, des avancées de sens spectaculaires, et ne tombe jamais dans le convenu. Ce n’est pas parce que Kaspar apprend à jouer du piano qu’il en joue bien, malgré sa nature sensible : sa mélodie n’appartient qu’à lui. Au fur et à mesure de son évolution, de son insertion (de la prison au jardin bourgeois, en passant par le cirque et la soirée mondaine), l’écart entre Kaspar et le monde humain ne cesse de se creuser. L’apprentissage des codes sociaux n’aboutit pas forcément à la communication.
De même, ce n’est pas parce que les parents adoptifs de Kaspar sont aimants, que Kaspar est heureux : depuis qu’il sait parler, il ne cesse de dire regretter la caverne où son père le tenait enfermé, ignorant tout. Si la présence de Kaspar parmi les humains apporte quelque chose au monde, le monde n’apporte rien à Kaspar. Herzog filme le monde comme une suite de petites humiliations tranchantes, un peu à la manière de Fassbinder.
Ce temps mythique de la caverne, du petit cheval et des coups de bâton, le cinéaste le retrace dans des tableaux façon Friedrich : un monde immense aux couleurs mûres, déclinantes, et des ombres humaines s’y découpant.
Le choix de l’acteur est plus que judicieux. Bruno S. n’a pas l’âge du rôle – aussitôt se crée une distanciation : l’aventure sera d’abord intellectuelle. Pas sentimentale, façon Truffaut et son Enfant sauvage.
A la fin du film, Herzog a redistribué l’énigme. Ce n’est plus seulement Kaspar qui pose problème, mais toute la société humaine. Rien de plus mystérieux que ce petit huissier en haut de forme, toujours ravi de dresser des procès-verbaux exacts et éloquents, même lorsqu’il s’agit d’une autopsie :
« - Cocher, conduisez mon chapeau chez moi, je rentrerai à pied », déclare-t-il dans la dernière scène, satisfait du travail qu’il a fourni.
C’est l’humour de Herzog : une propension à laisser le sens dégénérer – partant du sérieux et du grandiose, et touchant au minuscule et au déviant.
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